« Êtes-vous Orange à l’intérieur ? 1 »
1. Singularités
L’affaire dite France Télécom n’est pas un fait divers mais un fait social. Elle a même quelque chose d’un fait social total en ce qu’elle ouvre une fenêtre cruelle sur les transformations du monde du travail donc de la société en général au début du xxie siècle. Les faits dont il est question prennent une mesure rare par le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Il y a donc là un objet de recherche essentiel pour comprendre les mutations contemporaines, en particulier au prisme des divers modes de régulation sociale. La procédure pénale à laquelle ces faits donnent lieu (en ce moment même : les voies de recours ne sont pas épuisées) est pleine de ce jeu d’échelles à articuler pour comprendre ce qu’il s’est passé dans cette entreprise phare où de nombreux travailleurs se sont donné la mort.
2. Les faits
La direction de la société France Télécom (devenue depuis lors Orange) accélère en 2006 une vaste entreprise de reformatage de ses effectifs alors composés largement de fonctionnaires. Par des plans complémentaires nommés Next (Nouvelle expérience des télécommunications) et ACT (Anticipation et compétences pour la transformation), il s’agit, en trois ans et sans licenciements, de provoquer la mobilité interne de 10 000 travailleurs et le départ de 22 000 autres, en en minorant le coût pour l’employeur. Des dispositifs utilisés les années précédentes à cette fin, relevant notamment du droit de la fonction publique, ne sont plus ou guère disponibles – ainsi des départs en retraite ou préretraite. Différentes manœuvres sont déployées pour inciter, voire pousser, au retrait. Ces moyens sont brutaux. Ils sont durement ressentis par les travailleurs directement ciblés. Ils sont durement ressentis également par nombre de leurs collègues de travail. Ces plans ont produit le double objectif assigné : des mutations et des départs massifs, sans grever les finances de l’entreprise (sur la « disparition » du droit du travail, voir entretien avec Me Teissonnière, avocat de parties civiles). Après quelques mois émergent des données troublantes : dépressions, tentatives de suicide et suicides sont recensés parmi les travailleurs, avec l’hypothèse d’un lien direct avec l’exécution du double plan de la direction. Des alertes, notamment syndicales, sont même lancées. Pourtant, la mise en œuvre des programmes Next et ACT se poursuit.
3. Le contexte et le surcroît de sens qu’il donne aux faits
Tout à la fois acteur et théâtre des faits, France Télécom est une entreprise emblématique. Et, derrière elle, l’État n’est pas loin. Fleuron de l’industrie française des télécommunications, France Télécom a connu une métamorphose juridique et organisationnelle rapide dans un contexte de libéralisation et d’ouverture à la concurrence d’un secteur des télécommunications en pleine révolution technologique. Au commencement, la loi du 2 juillet 1990 relative à l’organisation du service public de la poste et des télécommunications suit de quelques jours la directive dite ONP (Open Network Provision)2 relative à l’établissement du marché intérieur des services de télécommunications par la mise en œuvre de la fourniture d’un réseau ouvert de télécommunications. À la suite d’une loi du 26 juillet 1996, France Télécom cesse d’être un service public industriel et commercial pour se muer en une entreprise nationale avant de devenir une société anonyme dont les capitaux sont majoritairement privés. Comme le relatait le sénateur G. Larcher dans un rapport d’information sénatorial de 2002, « pour l’ensemble des personnels, depuis 1996, ce sont plusieurs dizaines de milliers de personnes, représentant un tiers du total des effectifs de la maison mère, qui ont changé de fonction à France Télécom […] ». Déjà, l’auteur soulignait : « L’organisation des métiers a été profondément revue. Les objectifs de rentabilité ont été redéfinis. L’univers du travail a été complètement bouleversé » (Larcher, 2002). Au début des années 2000, l’entreprise est cependant confrontée à une dette abyssale emportant un effondrement du cours de l’action. Comme cela a été rendu possible par la loi du 31 mars 2003, l’État décide alors de se désengager du capital de France Télécom au point de ne plus être qu’actionnaire minoritaire. Corrélativement débute une phase encore plus radicale de restructuration de l’entreprise, impliquant notamment une compression massive d’effectifs. Toutefois, comme le rappellent les juges, en 2006 s’éteint le dispositif de congé de fin de carrière qui avait déjà permis le départ de 42 000 fonctionnaires de France Télécom. La poursuite et l’amplification de ce mouvement supposent alors une nouvelle stratégie : les plans Next et ACT.
4. La procédure
À la suite de la plainte de M. Ackermann, représentant de la Fédération syndicale SUD des activités postales et télécommunications, des chefs notamment de harcèlement moral et de mise en danger d’autrui, en décembre 2009, une procédure pénale se met en place. Elle prend rapidement la forme d’une longue instruction judiciaire. Celle-ci donne lieu à la mise en examen pour harcèlement moral de la société France Télécom SA (devenue Orange SA) et de trois hauts dirigeants de France Télécom entre 2006 et 2010 (dont M. Lombard, P-DG), quatre autres étant poursuivis pour complicité de ce délit. Outre un non-lieu partiel, notamment du chef d’homicide par imprudence, l’instruction se conclut par le renvoi devant la juridiction de jugement desdits mis en examen pour harcèlement moral3 ou de complicité de harcèlement moral. Le tribunal correctionnel de Paris, en sa 31e chambre, consacre deux mois d’audience à l’affaire, entre mai et juillet 2019. Cette durée exceptionnelle tient à différents facteurs, notamment : le grand nombre de parties civiles, individuelles ou collectives (syndicales, associatives), la contestation de leur responsabilité pénale par les prévenus, l’audition de nombreux témoins, notamment d’universitaires de différentes disciplines, spécialistes du travail en général, du harcèlement en particulier4 (voir contribution de V. Beaudouin). Ce procès est également exceptionnel par son retentissement médiatique. La personnalité des prévenus, la portée sociale et politique des faits suscitent l’intérêt de la grande presse et, au-delà, des milieux intellectuels, notamment littéraires – certains écrivains suivent d’ailleurs assidûment les audiences (Message, 2019 ; Lucbert, 2020). Mise en délibéré, la décision du tribunal correctionnel est prononcée le 20 décembre 20195. Les prévenus sont condamnés, comme auteurs ou complices, pour harcèlement moral institutionnel au titre de faits courant sur les années 2007-2008 (soit une période plus courte que celle retenue à la fin de l’instruction). La juridiction considère que le délit tient essentiellement dans la mise en œuvre du double plan Next / ACT en lui-même, conçu et piloté par la haute direction de France Télécom, non dans les actes d’exécution réalisés par la hiérarchie intermédiaire dans la myriade de services déconcentrés. Le tribunal opère donc un choix clair parmi les thèses en cause quant à l’interprétation de l’incrimination et celle, corrélative, des règles d’imputation de la responsabilité pénale. Contrairement à la pratique judiciaire antérieure, contrairement à ce que semble suggérer la lettre de la formule législative, le tribunal fait de l’incrimination un moyen de répression ciblant non les auteurs des comportements de harcèlement au contact direct de la victime (ainsi du chef de service qui organise les conditions de travail de son subordonné immédiat de manière à le pousser à la démission), mais les décideurs ayant mis en place la politique de l’entreprise dont les opérations de terrain, au plus près des travailleurs, ne sont que la traduction servile.
Saisissant pleinement la singularité des faits tels qu’elle les envisage (les hauts dirigeants de France Télécom ont pensé et imposé une politique dont l’application fidèle a ruiné santé et/ou vie de nombreux travailleurs), la juridiction de première instance parvient à les traduire en droit par la coloration qu’elle donne au harcèlement moral : ici, il est « institutionnel ». Le même texte d’incrimination permet donc, selon le tribunal, de saisir non seulement les comportements déviants isolés (ainsi du « petit chef » abusant de son pouvoir au détriment du subordonné immédiat qui lui déplaît), mais encore les organisations déviantes, stratégies d’ensemble qui rayonnent sur toute une communauté de travail (pour une mise en perspective avec les discriminations systémiques, voir entretien avec V.-A. Chappe).
Les enjeux multiples, notamment la controverse sur l’interprétation de l’incrimination de harcèlement moral et la possibilité de saisir ainsi le « harcèlement moral institutionnel » (voir contribution de F. Rousseau), ont sans surprise conduit à ce que de nombreuses parties interjettent appel, à titre principal ou incident, de la décision, tant sur les aspects pénaux que civils. Sans exhaustivité, une exception est notoire : la société Orange renonce à contester sa condamnation – à ce non-appel s’ajoute le désistement de son appel par l’un des dirigeants. Après plusieurs semaines d’audiences entre mai et juillet 2022, la 13e chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris a statué par un arrêt du 30 septembre 2022. Sous réserve de la relaxe de deux des prévenus poursuivis pour complicité et d’une modération des peines prononcées contre les quatre autres (dont M. Lombard), il est de confirmation pour l’essentiel. Les juges du second degré rejoignent largement la lecture des faits opérée par le tribunal correctionnel, qu’il s’agisse de la réalité des plans, de leurs objectifs, de leurs moyens de mise en œuvre, des conditions de la prise de décision au plus haut niveau de la société. De même, ils font leur l’analyse d’un « harcèlement moral institutionnel », variante du harcèlement moral couverte par le texte d’incrimination.
La Cour de cassation est saisie de plusieurs pourvois en cassation. Elle devrait trouver là l’occasion de se prononcer sur cette lecture controversée de l’article 222-33-2 du Code pénal.
5. Le travail de recherche
Sans attendre l’issue de cette procédure exceptionnelle à bien des titres, lourde d’enjeux politiques, sociaux, économiques, juridiques, le laboratoire IODE a décidé d’en faire un objet d’étude, nécessairement pluridisciplinaire, en y consacrant un colloque le 17 octobre 2022 à Rennes. Il a permis la confrontation de récits et d’analyses de chercheurs et de praticiens, parfois partie prenante de l’affaire France Télécom, de juristes et de sociologues. Le dossier qu’ouvre ce bref avant-propos en est le prolongement.
Enjeu essentiel, en termes politiques, sanitaires, économiques et sociaux, la santé au travail est un objet ancien mais croissant de préoccupation pour le droit. Celui-ci s’en saisit par plusieurs de ses branches : le droit social (droit du travail et droit de la protection sociale) et le droit pénal en particulier. Cette pluralité pose le problème de leur articulation : finalités, domaines et méthodes diffèrent, au moins partiellement, d’une branche du droit à l’autre. Pour ne prendre qu’un exemple concret, le mode de réalisation des normes varie, ce qui s’incarne dans la dualité des juridictions donc des procédures contentieuses, entre juge prud’homal, juridictions en charge du contentieux de la Sécurité sociale (spécialement contentieux en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur) et juge pénal. Dans ces conditions, pourquoi et comment cette conjonction social/pénal opère-t-elle ? Entre complémentarité et concurrence, alliance et perturbations croisées entre l’un et l’autre, quelle(s) figure(s) dessine(nt) cette combinaison d’enjeux, d’acteurs, de techniques lorsque le droit pénal est investi de la défense de la santé au travail ? (voir contribution de J. Dirringer et L. Rousvoal).
Ces questions s’envisagent dans des termes renouvelés dès lors que l’on cherche aussi à saisir la dimension politique des décisions affectant l’organisation du travail dans un contexte de transformation de la société capitaliste. Imprégnant l’organisation des entreprises, la logique managériale qui caractérise le « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello, 2011) modifie certainement les valeurs, les mentalités et le rapport que les individus ont au travail (sur les transformations du droit sous l’effet des logiques managériales, voir entretien avec J. Pélisse). Cela induit de nouveaux risques pour la santé des travailleurs, dont le risque managérial (voir contribution de M. Del Sol), et plus largement pour l’effectivité des droits et des libertés dans l’entreprise. In fine, c’est la question de l’encadrement du pouvoir des entreprises et en leur sein qui se trouve posée.