Dans la tête du juge. Autour des travaux de Marion Vorms sur le raisonnement probatoire au tribunal

Résumé

Marion Vorms est maîtresse de conférences en philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (UMR CNRS 8590) et membre de l’Institut universitaire de France. Docteure en philosophie des sciences, elle a d’abord étudié des questions de philosophie générale des sciences relatives à la représentation scientifique. Elle a par ailleurs étudié les problèmes épistémologiques posés par la dimension collective de la recherche scientifique (qui font l’objet de l’épistémologie sociale), avec une attention particulière au rôle du témoignage et de la confiance dans l’établissement des connaissances. Cette démarche l’a conduite à s’intéresser aux sciences cognitives, et plus précisément à la psychologie du raisonnement et à la cognition sociale. De 2015 à 2018, elle a bénéficié d’une bourse individuelle Marie Skłodowska-Curie, pour un projet de recherche interdisciplinaire au département de psychologie du Birkbeck College (Londres) sur le raisonnement et la prise de décision judiciaires, dans le cadre duquel elle s’interroge notamment sur la signification (juridique, et plus généralement épistémologique et psychologique) de la notion de doute raisonnable. Elle a ensuite approfondi son approche du droit français dans le Master 2 Justice et droit du procès (Université Paris 2). Le mémoire qu’elle a soutenu dans ce cadre, intitulé Le raisonnement probatoire des juges en France. Une approche épistémologique, est en accès libre à l’adresse suivante : https://docassas.u-paris2.fr/nuxeo/site/esupversions/988e7b01-d26b-4f0b-ab7e-92985b90c6e8

Index

Mots-clés

Marion Vorms, raisonnement probatoire, juge, preuve, vérité judiciaire, décision, doute raisonnable, intime conviction, norme juridique

Plan

Texte

Cet entretien avec Marion Vorms a été réalisé par Marion Lemoine-Schonne et Laurent Rousvoal, membres de l’Institut de l’Ouest : Droit et Europe (IODE – UMR CNRS 6262) le mardi 3 janvier 2023 puis relu en mai 2023.

1. À l’assaut du raisonnement probatoire des juges

Amplitude du droit : Pour ouvrir cet entretien, pourriez-vous nous préciser votre objet de recherche, en première approche. Qu’est-ce que le raisonnement probatoire ?

Marion Vorms : La notion de raisonnement probatoire désigne une activité mentale, ou intellectuelle, extrêmement commune aussi bien dans la vie de tous les jours qu’au tribunal ou dans le cadre de l’enquête scientifique. On peut le définir comme un raisonnement à partir des faits et à propos des faits. Pour le dire simplement, il correspond à toutes les situations où un sujet dispose d’un ensemble d’informations factuelles à propos de quelque chose qui vient de se passer, à propos du monde, et où il va, à partir de ces informations factuelles et aussi à partir de tout ce qu’il sait par ailleurs à propos du monde, en inférer que se sont produits certains faits.

Dit ainsi, cela a l’air très compliqué : prenons un exemple. Je vois qu’il fait beau mais, tout à coup, le ciel s’assombrit. Je vais émettre un certain nombre d’hypothèses à partir de ce constat. Ainsi : c’est peut-être un nuage qui passe. Si c’est un nuage, je peux prédire que, si je regarde dans le ciel, je verrai effectivement un nuage. Je regarde alors le ciel mais je ne vois pas de nuage. Je vais donc chercher une autre hypothèse de laquelle je vais tirer une autre prédiction ; je verrai si elle se réalise ou non. L’idée est d’essayer d’arriver à une conclusion sur ce qui s’est passé, sur ce qui se passera ou sur ce qui se passe en général à partir d’éléments factuels. C’est donc aussi une des activités principales de l’enquête scientifique. La science formule des hypothèses générales à propos du cours normal des choses, de la manière dont les phénomènes se réalisent dans le monde. Mais c’est aussi quelque chose de très commun encore une fois : le ciel s’est assombri ou, d’un coup, je vois de l’eau par terre et je me dis : « il a plu » mais, vérification faite, ce n’est pas le cas ; « ce doit être la voisine qui a fait couler de l’eau pour arroser ses fleurs », etc.

Dans l’enquête, aussi bien l’enquête policière qu’au tribunal, il y a toute une partie du raisonnement des juges, notamment, qui porte sur les faits. C’est cette partie que j’appelle le « raisonnement probatoire ». Dans « probatoire », il y a « preuve » ; les preuves – plutôt « éléments de preuve » – à partir desquels on apporte LA preuve, ce sont d’abord des éléments factuels. Ainsi, raisonnement sur les faits et raisonnement sur les preuves, bizarrement, cela veut dire la même chose, cela veut dire raisonnement à partir de ce que l’on sait du monde et sur ce que l’on cherche à savoir à propos du monde.

Il y a un mot en anglais, sans équivalent français, qui incarne vraiment ce lien entre faits et preuves : « evidence ». Ce terme désigne des éléments d’information à propos du monde : on peut aussi parler d’indices. L’équivalent anglais de ce raisonnement probatoire est « evidential reasoning ». C’est beaucoup plus clair formulé comme cela mais nous évitons les anglicismes, sans quoi nous pourrions parler de « raisonnement évidentiel ».

A. D. : Il est donc une dimension de droit comparé et d’influence de la common law dans la compréhension de votre objet de recherche. Plus généralement, comment une spécialiste française de philosophie analytique en vient-elle à travailler sur le raisonnement probatoire des juges ?

M. V. : Ma spécialité initiale est la philosophie des sciences. Quand on s’interroge en philosophe sur le raisonnement, sur l’enquête à propos du monde, sur ce qu’est une méthode rationnelle pour accéder à une représentation exacte du monde, on prend en général comme modèle le scientifique. La méthode scientifique est considérée comme le meilleur exemple de méthode. Elle est perçue comme ce que nous avons fait de mieux en tant qu’humains comme méthode d’enquête à propos du monde. La première raison qui m’a conduite à m’intéresser au raisonnement des juges est qu’il m’a semblé que, pour tout un ensemble d’aspects, le juge ou le juré, avant même d’entrer dans un monde juridique particulier, le juge ou le juré comme figure(s) un peu abstraite(s) de sujets ayant à rendre un jugement, m’apparaissait comme représentant un autre modèle très intéressant pour une enquête à propos du raisonnement, disons du raisonnement et de la prise de décision en situation d’incertitude. Le juge ou le juré doit rendre une décision, à prendre dans un temps contraint, alors qu’elle produira des conséquences qui touchent à des enjeux considérables. En tant que figure abstraite, dont la définition ne suppose guère encore de considérations juridiques, le juge/juré m’est donc apparu comme une figure méritant l’attention.

J’y suis arrivée aussi par des rencontres. Réalisant un post-doctorat en Angleterre, je m’intéressais beaucoup à la psychologie du raisonnement et j’ai travaillé avec des psychologues du raisonnement (en particulier David Lagnado) qui, eux-mêmes, enquêtaient sur le raisonnement des jurés, pris encore une fois comme des figures abstraites – non pas abstraites au sens où cela ne correspond pas au raisonnement de vrais humains mais abstraites au sens où il ne s’agit pas de reproduire une situation de procès réel, soumis à un certain nombre de procédures propres à telle ou telle juridiction (autrement dit, ces expériences sont censées nous renseigner sur le raisonnement probatoire en général, que l’on se situe en Angleterre ou ailleurs). L’idée est de regarder comment des gens en situation de jurés raisonnent mais sans que cela consiste à les observer au tribunal, dans un débat judiciaire réellement advenu.

Un autre aspect qui m’a conduite à ces questions tient à ce que j’étais très intriguée par la notion de « doute raisonnable ». Cela me semblait résumer de manière assez remarquable toute la difficulté qu’il y a à rendre compte du raisonnement à propos de choses pour lesquelles on n’aura jamais de certitude et à propos desquelles on n’a pas une et une seule bonne méthode à appliquer pour trouver la vérité. La notion de doute raisonnable me semblait d’autant plus intéressante qu’elle ne me semblait pas claire. La question ne me paraissait pas réglée de savoir pourquoi, dans certaines situations, on considère qu’il est raisonnable de douter quand ce n’est pas le cas dans d’autres – je pense aux théories du complot, nourries par un scepticisme que l’on pourrait qualifier de déraisonnable. Le doute raisonnable a donc retenu mon attention d’un point de vue vraiment épistémologique mais aussi pour ses implications sociétales importantes. À partir de cette notion, je suis ensuite remontée aux questions de standard de preuve et, plus largement, au droit de la preuve.

Je m’y suis donc d’abord intéressée dans le cadre de la common law. Ensuite, j’ai été intriguée par le fait que cette notion de « doute raisonnable » n’existe pas en droit français, plus généralement par le fait qu’il n’existe pas de standard de preuve chez nous (j’en reparlerai un petit peu plus tard si on parle du droit comparé). Ainsi, la différence entre le « standard du doute raisonnable » et la règle de « l’intime conviction », par exemple, a commencé à m’intéresser. Cela m’a conduite à regarder le droit et non plus seulement à regarder la figure du juge prise comme une image d’Épinal. Cette figure, en tant que telle, est certes intéressante mais j’ai eu envie de voir ce qui se passait vraiment, ce que le droit dit réellement de ces questions.

Pour finir sur mon cheminement vers la question du raisonnement des juges, un des facteurs tient à une hypothèse fondamentale : celle de l’unicité du raisonnement. Je veux dire par là que je considère que le raisonnement probatoire des juges n’est pas une espèce à part ; je le prends comme un exemple de raisonnement probatoire, et un exemple particulièrement intéressant en raison même du fait qu’il se déploie dans un contexte bien particulier, avec des contraintes spécifiques.

A. D. : Comment travailler sur le raisonnement probatoire des juges sans être juriste initialement ? Au-delà de votre post-doctorat en Angleterre, quel est le contexte, l’équipe, au sein desquels poser cette question-là d’une figure modélisée (« le juge »), finalement différente de la figure du scientifique qui est plus couramment étudiée dans votre discipline ? Comment ce déplacement d’objet (travailler sur le raisonnement probatoire à propos du juge plutôt que du scientifique) est-il accueilli en France ? Est-ce fructueux en termes de collaborations ? En vous écoutant, on entend des échanges entre objets, entre disciplines, entre cultures nationales : cela a-t-il posé problème en France ?

M. V. : La réception de ces questions par les philosophes des sciences s’est faite assez naturellement et assez facilement, sans doute parce que, ayant moi-même une formation de philosophe des sciences, il est assez simple pour moi d’exposer l’intérêt de ces questions à des collègues philosophes travaillant sur des questions proches et suivant les mêmes méthodes – ayant la même culture professionnelle, pour ainsi dire.

Si je prends les philosophes dans un sens un peu plus large, c’est un peu différent : j’ai pu parfois être identifiée comme philosophe du droit. Or, je ne le suis pas du tout. C’est important de le préciser. Disons que ce que je fais en m’intéressant au droit, c’est pour moi de l’épistémologie : je travaille sur le raisonnement, la connaissance, l’enquête empirique, l’établissement des faits, la recherche de la vérité. Cela étant, cela ne veut certes pas dire que je n’ai aucune connaissance du droit. Au contraire, je ne pense pas que l’on puisse enquêter sérieusement sur ces questions sans se renseigner effectivement sur le droit. Ce que je connais en droit, c’est une petite partie du droit et, qui plus est, une partie du droit qui ne concentre guère l’attention des juristes français.

Bref, pour les philosophes qui s’intéressent aux mêmes questions que moi, la réception de mon travail a été assez naturelle parce que je travaillais déjà beaucoup avec des gens qui avaient une approche assez originale de la philosophie des sciences, consistant à s’intéresser aux pratiques et non au scientifique in abstracto dans une image du raisonnement scientifique purement abstraite. Ma co-directrice de thèse Anouk Barberousse, avec laquelle je travaille encore, ou d’autres collègues, comme Isabelle Drouet, s’intéressent à la pratique scientifique, au raisonnement du scientifique en pratique, tel que cela se passe concrètement, le scientifique étant souvent confronté à des prises de décisions, à tout un tas de choses que l’on ignore en général lorsque l’on s’intéresse de façon abstraite au raisonnement scientifique.

Parmi les juristes, on peut distinguer les spécialistes du droit de la preuve des autres. J’ai eu des échanges extrêmement productifs avec quelques spécialistes du droit de la preuve en France, qui étaient convaincus de la nécessité d’une approche interdisciplinaire du sujet (Géraldine Vial, Étienne Vergès et Olivier Leclerc). Cela peut surprendre mais le droit de la preuve, en France, ne s’intéresse pas ou très peu au raisonnement probatoire : nous y reviendrons (une exception notable – et ancienne – mérite néanmoins d’être mentionnée, celle de François Gorphe). Les juristes que je viens de mentionner, conscients de cette lacune, cherchent à développer des échanges interdisciplinaires pour la combler. Reste que nos échanges ont parfois pu donner lieu à certains malentendus, eux-mêmes riches de sens. En revanche, les discussions avec des juristes non spécialistes étaient libérées de ce risque. Par exemple, j’ai eu des échanges très riches avec les personnes avec lesquelles j’ai fait mon Master 2 de droit qui sont des processualistes, plutôt de droit civil, mais des processualistes que mon travail a beaucoup intéressés (notamment Lucie Mayer et Cécile Chainais).

A. D. : Y a-t-il alors une proximité entre votre approche et celle de Bruno Latour ?

M. V. : Cette question est d’autant plus pertinente que j’ai réalisé, avant ma thèse de philosophie des sciences, un mémoire de DEA sur l’approche « latourienne » des sciences, qui m’a permis de préciser toutes les différences entre la philosophie des sciences « en pratique » et l’étude des pratiques d’un point de vue socio-anthropologique. Une approche de type « latourienne » et, plus généralement de science studies, a comme immense intérêt, parmi d’autres, de jeter la lumière sur la pratique et d’insister sur les pratiques. Cependant, selon moi, Latour est plus un anthropologue qu’un philosophe. En tout cas, la philosophie des sciences que je pratique se sépare de l’approche de Latour sur le positionnement par rapport au contenu. Il y a eu énormément d’époques chez Latour mais le Latour que je connais un petit peu est celui qui dit que (je caricature un peu), méthodologiquement, pour bien comprendre ce qui se passe dans un laboratoire, il ne faut surtout rien comprendre à ce que cherchent les scientifiques, voire ne rien comprendre à la science. Ce n’est pas du tout la démarche du philosophe des sciences qui va essayer de comprendre les contenus et de faire jouer à ces contenus un rôle explicatif dans la démarche du scientifique. C’est même l’un des points de départ que d’essayer de comprendre le contenu. De ce point de vue, il y a vraiment une très grande différence méthodologique entre le travail de Latour et l’approche qui est la mienne.

A. D. : De la méthode (re)venons au fond. Vous avez déjà commencé à évoquer votre hypothèse de départ, selon laquelle le raisonnement probatoire des juges constitue une application de la notion générale de raisonnement probatoire à un terrain particulier, un parmi plusieurs – ainsi du raisonnement du scientifique. Cette approche peut surprendre des juristes : ils sont probablement nombreux à pressentir, au contraire, que le raisonnement du juge est irréductible à tout autre, parce qu’il est juriste, parce que le procès engage des enjeux qui lui sont propres… Pouvez-vous préciser cette question, centrale pour comprendre votre travail ?

M. V. : Il est évident que la tâche du juge ne se réduit pas à une tâche probatoire, et que le but d’un procès n’est pas de parvenir à la « vérité ». Toutefois, mon idée est que, dans sa part probatoire, le raisonnement des juges n’est pas une espèce de raisonnement à part. Contre cette idée, on peut trouver différents types d’arguments, qui selon moi ne valent pas.

Une première objection à mon hypothèse est qu’il y aurait une singularité du raisonnement du juge en ce que l’enquête et le raisonnement sur les faits, dans un contexte judiciaire, sont toujours enserrés dans une qualification préexistante. Ainsi, le juge ne part pas de rien, posant un regard neutre et vierge sur les faits, que ce soit en matière civile ou pénale. Je l’admets bien volontiers : loin de moi l’idée que l’on établirait les faits d’abord pour, ensuite, chercher ce que le droit peut en dire. Il me semble incontestable que le droit, que les catégories juridiques sont déjà là lorsque l’enquête sur les faits commence. Pour le dire autrement, le juge n’enquête pas sur les faits de manière a-juridique. C’est entendu. Pour autant, cela ne signifie pas que le raisonnement du juge soit irréductible à tout autre. Cette particularité tenant à la présence du droit ne suffit pas à faire du raisonnement probatoire dans ce contexte une espèce à part : dans toutes les situations de raisonnement probatoire, il y a un cadre préexistant dans lequel doit se dérouler notre raisonnement probatoire. En somme, il y a certes là quelque chose de spécifique mais dont il ne faut pas exagérer l’importance.

Une autre objection à l’idée que le raisonnement probatoire des juges n’est qu’un cas particulier du raisonnement probatoire en général tient à ce que le but du juge n’est pas d’établir la vérité. Formulé ainsi, c’est une évidence. Le but d’un tribunal est de rendre un jugement et de dire le droit à propos d’une situation de fait. Le tribunal n’a assurément pas pour but principal de dire la vérité au sens matériel. Cependant, il me semble qu’il y a un malentendu autour de la / des notions de vérité et de ces différences entre « vérité judiciaire » et « vérité matérielle ». En la matière, je pense qu’il y a tout un ensemble d’arguments qui se confondent et qui ne me semblent pas très bien fondés ni très bien articulés. Tous tendent à défendre l’idée selon laquelle la vérité du tribunal est distincte de la vérité matérielle. Envisageons rapidement ces arguments en distinguant deux groupes : ceux qui mettent en avant les contraintes pesant sur le juge, lui interdisant de découvrir la vérité matérielle, ceux qui soulignent la fonction sociale du jugement, fondant la singularité d’une vérité judiciaire.

Les premiers arguments tiennent à l’idée que le juge, pris dans un système de contraintes, notamment juridiques (comme l’obligation de statuer dans un « délai raisonnable »), ne peut pas éternellement chercher la vérité. Ce constat d’une temporalité réduite nourrit l’argument que j’appelle modeste : « nous, juges, ne prétendons pas dire la vérité parce que, notamment, nous n’en avons pas le temps, contrairement aux scientifiques ou aux philosophes ». Cet argument que j’appelle « modeste » repose, à mon avis, sur une idée abstraite et fausse de l’enquête scientifique et plus généralement de ce que l’on appelle couramment « vérité ». En réalité, le raisonnement probatoire est toujours contraint, toujours destiné à une prise de décisions, doit toujours se satisfaire de l’incertitude. Cela relève de sa nature même, qu’il soit celui du juge ou du scientifique ou de l’individu pris dans une situation de la vie quotidienne. Les contraintes, réelles, qui pèsent sur le juge ne sont pas si singulières si on les compare à celles qui s’imposent au scientifique ou à l’individu ordinaire : pour eux non plus, pour poursuivre sur cet exemple, le temps n’est pas infini. Aucun n’a le loisir de différer sans limite la décision à laquelle le raisonnement doit aboutir au motif qu’il demeure une incertitude et que l’enquête, la réflexion, doit être encore prolongée. Aucun n’a des moyens illimités pour récolter tous les éléments de preuve imaginables. Les limites temporelles, économiques et éthiques à la collecte des preuves s’imposent aussi au scientifique. L’incertitude est inhérente à la situation de fait sur laquelle porte le raisonnement probatoire et personne n’a l’éternité devant soi, surtout pas le scientifique travaillant sur un projet au financement limité, avec la nécessité de publier pour obtenir d’autres financements (sans parler des scientifiques auxquels on confie une mission d’expertise, dont les conclusions doivent être rendues dans un délai précis et auront des conséquences non négligeables). Bref, le juge est certes soumis à des contraintes juridiques qui lui sont propres mais qui, à l’examen, rejoignent celles qui pèsent sur les personnes inscrites dans les autres situations où s’exerce le raisonnement probatoire.

Les seconds arguments consistent à invoquer le caractère intangible de la vérité judiciaire comme nécessaire pour que la justice soit effective, pour que la décision de justice ait une autorité, lui permettant de mettre un terme à la contestation. Ainsi, le jugement tendrait certes à la vérité mais une vérité d’un autre type : la vérité judiciaire, celle que le juge dit. Cela me laisse un peu perplexe : en quoi le fait que l’on dise que, à un moment donné, une décision de justice doit être irrévocable permet-il de dégager une autre notion de vérité, cette « vérité judiciaire » ? En quoi faut-il appeler cela « vérité » pour que la décision soit assortie d’autorité ? Je ne vois pas très bien en quoi cela est nécessaire. Surtout, cela encourage certains juristes, praticiens ou universitaires, à soutenir que vérité judiciaire et vérité matérielle doivent être distinguées. Or, soit la vérité judiciaire dont il s’agit est une vérité juridique au sens où elle porte des qualifications juridiques (« un tel est coupable d’escroquerie ») et alors il est clair qu’elle ne se réduit pas à la vérité matérielle – affirmer cela est un pur truisme –, soit on entend par « vérité judiciaire » un régime à part de vérité matérielle (si tant est que cela puisse vouloir dire quelque chose) et alors, pour le dire de manière un peu brutale, ces arguments conduisent parfois à un fort relativisme et un fort subjectivisme que je trouve indéfendables. En effet, une telle vision des choses se retourne contre l’objectif initial de légitimation de l’autorité de la décision. De plus, sur un mode un peu naïf mais, je crois, assez pertinent, je ne vois pas très bien comment une décision judiciaire qui serait fondée sur une erreur factuelle pourrait être considérée comme juste. Qui nie que la décision judiciaire doit reposer sur des conclusions factuelles aussi conformes que possible à la réalité ?

Pour résumer, je ne conteste évidemment pas que la décision judiciaire soit soumise à des contraintes juridiques. Je ne conteste pas davantage qu’elle soit (aussi) conçue selon des considérations de justice sociale, d’ordre, de paix sociale. Cela me semble aller de soi et ce n’est pas tellement mon objet car, pour la part des faits qu’il s’agit d’établir pour statuer, je ne vois pas pourquoi ni comment le juge pourrait s’affranchir de la réalité. Je conçois mal qu’on puisse admettre que la décision de justice pourrait être rendue indifféremment de la réalité factuelle. Les objections qui sont soulevées à l’idée que le raisonnement probatoire du juge n’est qu’un exemple parmi d’autres de la notion générale de raisonnement probatoire ne me convainquent guère.

A. D. : Ces questions sur la compréhension de ce qu’est, ou non, le raisonnement probatoire des juges sont-elles, d’après ce que vous avez pu constater au fil de vos rencontres, différentes selon qu’elles sont envisagées par le juge (confronté très directement à ces problèmes) ou par l’universitaire (qui n’est pas placé dans cette situation) ?

M. V. : J’ai du mal à répondre. De fait, les considérations que cela inspire le plus aux praticiens sont relativement éloignées de ce qui m’intéresse – ce qui pourrait laisser penser que ce qui m’intéresse n’a pas d’objet. Elles tiennent à des cas limites : ainsi de situations difficiles où le départ entre droit et fait est difficile à opérer, ainsi encore de situations où le débat tient à l’opposition de deux paroles contradictoires sans qu’aucun élément extérieur ne permette de les départager. Or, le raisonnement probatoire est particulièrement intéressant à étudier lorsque, au contraire, les éléments de fait pullulent, lorsque le travail va devoir être fait de les sélectionner, de les articuler… Par conséquent, c’est à ce dernier type de situations que je m’intéresse.

Un autre décalage apparaît d’ailleurs dans les discussions que j’ai avec des praticiens, avocats ou juges. J’en ai interrogé quelques-uns sur la fréquence des situations où il y avait des vraies questions de fait qui sont débattues. Le problème est que j’ai reçu des réponses diamétralement opposées. Certains m’ont dit que cela n’arrive quasiment jamais, du moins à l’audience devant la juridiction de jugement, la phase antérieure de la procédure ayant évincé ces dossiers. Si je prends l’exemple de la justice pénale, le suspect aura été renvoyé devant le tribunal correctionnel ou la Cour d’assises parce qu’il est des éléments qui conduisent très sérieusement à penser qu’il est coupable – surtout s’il y a eu instruction préparatoire. À l’inverse, d’autres praticiens m’ont affirmé que la focalisation du débat sur des questions de fait est très fréquente. Que conclure ? Est-ce qu’ils n’entendent pas la même chose par « questions de fait(s) » ? Est-ce qu’ils n’ont pas eu les mêmes expériences, en fonction peut-être de leurs champs d’interventions respectifs ? Cela m’a beaucoup intriguée et je n’ai pas de conclusion sur ce que cela veut dire.

2. Autour de quelques résultats issus de la recherche sur le raisonnement probatoire des juges

A. D. : L’une de vos propositions les plus stimulantes tient dans la distinction opérée entre deux étapes du raisonnement probatoire du juge. La première est celle de l’appréciation des éléments de preuve. Il s’agit de l’évaluation de ce qui est ou n’est pas pertinent, de ce qui est ou n’est pas probant. La seconde étape est celle de la décision. Vous la désignez par le mot « acceptation » qui en quelque sorte évoque une sorte de renoncement : c’est l’idée qu’à partir d’un certain moment, il faut décider de mettre un terme au raisonnement pour pouvoir statuer. Vous évoquiez tout à l’heure les contraintes matérielles qui peuvent être également des contraintes de procédure. Le scientifique qui doit conclure parce qu’il a un délai de publication, le juge qui doit trancher dans un délai raisonnable vont prendre la décision de mettre un terme à la phase d’enquête qui est donc la phase d’appréciation, de réflexion. C’est là une distinction-clé pour la construction du droit de la preuve. Pouvez-vous la préciser ?

M. V. : Si l’on envisage le raisonnement du juge, il y a deux choses. La première tient à l’évaluation, l’appréciation des différents éléments : c’est la question de savoir à quel point ils sont probants, à quel point ils sont cohérents entre eux… Cela conduit à une évaluation, disons, de la plausibilité de telle ou telle hypothèse de fait, ainsi de l’hypothèse que les faits constitutifs de telle infraction pénale sont bien advenus. Dans cette première phase, il s’agit d’apprécier quel est le niveau d’incertitude sur le fait qui nous intéresse : si je raisonne, pour la clarté de l’exemple (c’est une approximation), en termes de probabilité, il s’agit de déterminer si l’hypothèse « M. X a poignardé Mme Y » peut se voir assigner un degré de probabilité de 80 %. L’incertitude est irréductible encore une fois. La question est donc de savoir à quel niveau elle se situe pour chaque hypothèse débattue. À cette phase d’évaluation, succède une phase de décision. Dans cette seconde étape, le juge va devoir trancher. Il va décider, au vu de l’évaluation précitée, si l’hypothèse discutée peut ou non être acceptée. D’après l’évaluation des éléments disponibles, l’hypothèse « M. X a poignardé Mme Y » peut-elle être tenue pour validée ou faut-il y renoncer ?

Ce modèle en deux temps (appréciation/décision) est très classique en épistémologie dans ce que l’on appelle la théorie de la décision. C’est le modèle classique pour penser la décision en situation d’incertitude. Elle repose, en gros, sur une évaluation de plausibilité que l’on peut représenter sous la forme de probabilités de manière abstraite pour la modéliser. L’idée est que, sur la base d’une évaluation incertaine et au regard de l’enjeu de la décision, on peut faire un calcul coût-bénéfice de manière à avoir une « bonne » réponse.

Ce calcul repose sur le constat qu’il existe deux types d’erreurs possibles : retenir à tort l’hypothèse fausse, rejeter à tort l’hypothèse vraie. Quelle est l’erreur la plus grave ? Et à quel point ? Répondre à cette question permet de fixer un niveau de preuve nécessaire pour accepter l’hypothèse. C’est là qu’intervient la question des standards de preuves. En matière pénale, il est assez largement admis par nos principes moraux communs qu’il est plus grave d’emprisonner un innocent que de libérer un coupable, d’où l’idée d’une asymétrie des standards de preuves criminelles en common law. En common law, cette distinction est explicite, ne serait-ce qu’en raison de l’existence des standards de preuves. Les standards de preuves concernent la décision et ne concernent pas l’appréciation des preuves – ils présupposent l’appréciation des preuves, faite en amont. Il y a ici l’idée d’une objectivité de l’évaluation et d’un seuil qui traite quelque chose d’objectif qui, en tout cas, prend les atours de quelque chose d’objectif qui marque que, selon le contexte, les exigences de preuve changent.

En France, la notion d’intime conviction rabat complètement les deux opérations, les deux phases du raisonnement du juge, l’une sur l’autre. Telle que je la comprends, l’intime conviction est un peu le pendant de la libre appréciation des preuves par le juge et de la liberté de la preuve : ce qui est preuve, c’est ce qui convainc le juge intimement. Ce faisant, cela ne permet pas vraiment la distinction entre ces deux étapes du raisonnement probatoire. L’intime conviction semble plus concerner la décision finale mais, à bien y réfléchir, elle concerne aussi l’appréciation de chaque élément de preuve. On glisse alors vers la libre appréciation des preuves et, chose intéressante, on parle de « liberté de la preuve ». En common law, la preuve est libre au sens où l’appréciation des éléments de preuve est libre alors que les standards de preuve (qui peuvent spontanément apparaître comme une infraction à la liberté de la preuve) concernent, ensuite, la décision. La notion française d’intime conviction a, je crois, comme inconvénient de mêler ces deux opérations intellectuelles, de ne pas permettre de distinguer les deux étapes qui scandent le raisonnement du juge. De plus, cela donne l’impression (je ne pense pas que cela soit à l’origine le sens de la notion) d’encourager une interprétation très subjectiviste de ce que c’est une preuve. En quelque sorte, cela peut conduire à une inversion fâcheuse : si le juge est convaincu, c’est qu’il y a(vait) des preuves. Dans les standards de common law, il y a quelque chose comme une reconnaissance des bienfaits possibles d’une tentative de formuler, d’expliciter et d’objectiver ce qui est convaincant et ce qu’il ne l’est pas, ce en fonction de l’enjeu du procès. Cela étant, la plupart des travaux qui portent sur le standard du doute raisonnable et sa définition échouent à en donner une définition claire et c’est normal. Ils concluent in fine à une évaluation éminemment subjective de ce qu’est un doute raisonnable.

D’ailleurs, j’ai le sentiment que l’intime conviction fait plus qu’écraser la distinction entre les deux phases du raisonnement probatoire. Elle favorise une confusion plus large : c’est tout l’office du juge qui peut être mal compris par cette référence à l’intime. L’incidence de cette référence à l’intime conviction peut, je crois, se retrouver aussi dans d’autres éléments des missions du juge : le choix des catégories juridiques, la détermination de la peine… Je crains que, trop peu définie qui plus est, l’intime conviction puisse aisément dériver du terrain de la preuve à la totalité du jugement.

Quoi qu’il en soit, il demeure une certitude, venant nuancer tout ce qui précède : il y a tellement de différences procédurales entre les systèmes juridiques anglais et français qu’il est bien difficile de savoir ce qui serait dû à l’existence des standards de preuve précités ou non.

A. D. : Vous êtes-vous intéressée à la confrontation de ces cultures juridiques, s’agissant de la structuration du raisonnement probatoire, dans les juridictions supranationales où elles cohabitent de par les origines diverses des juges qui les composent ?

M. V. : J’ai eu quelques échanges avec un ancien juge de la Cour pénale internationale. Il me disait qu’il y avait, au sein de la Cour, des débats infinis sur la question de la preuve. Mes travaux, selon lui, trouvaient une résonance dans les débats auxquels il avait participé à la Cour. Cependant, je n’ai pas d’autre élément sur ce sujet : je n’ai pas connaissance de beaucoup de travaux qui portent sur la matière. Je le devine : la confrontation pratique dans les instances internationales entre le droit de la preuve selon la common law et le droit de la preuve continental doit relever du bricolage et de la négociation. Cela étant, la question ne se pose pas seulement sur le plan supranational. L’Italie a, par exemple, introduit dans son droit le standard du doute raisonnable.

De manière générale, il y a des systèmes de droit de la preuve radicalement différents entre common law et droit continental, notamment avec la séparation entre juges et jurés en common law. Cependant, au-delà des différences fondamentales entre common law et droit continental, il y a des éléments qui circulent, détachés du système dont ils sont issus. Ainsi de la notion de doute raisonnable. Qu’est-ce qui interdit, en France, de remplacer « intime conviction » par « doute raisonnable » ? Je ne crois pas que cela impliquerait un changement fondamental du système français. S’agissant de l’Italie, sans que j’y aie travaillé en détail, je sais qu’est maintenant inscrit le standard du doute raisonnable dans le Code de procédure pénale. La question est ensuite de savoir si cela produit/s’accompagne de changements plus profonds. À l’inverse, en Angleterre, il n’y a plus le « doute raisonnable ». Il est maintenant demandé aux jurés d’être « sûrs » : « to be sure ». La formule du doute raisonnable a été abandonnée. Cela relève-t-il d’un changement du système ou d’un simple ajustement ?

Au demeurant, les deux « systèmes » sur lesquels je travaille, de common law et continental, ne sont pas non plus monolithiques. Si je raisonne sur le second, des variations apparaissent entre droits nationaux. C’est d’ailleurs visible dans les objets de la doctrine : la littérature sur la preuve est un peu développée en Espagne et en Italie, au contraire de la France. C’est là un indice, je crois, de la singularité française au sein de l’espace continental. Peut-être cet angle mort procède-t-il de l’idée qu’il y aurait un risque à travailler sur ce sujet : celui de contrarier la liberté de la preuve et l’intime conviction, piliers d’un système hérité de la Révolution française. Un autre facteur peut tenir à la faiblesse traditionnelle de l’interdisciplinarité dans la recherche française. Les collaborations avec des juristes qui m’ont été le plus bénéfiques ont précisément eu lieu avec des chercheurs travaillant dans une perspective plus ouverte, attentifs aux limites et à leur dépassement. Je songe au Centre de recherche sur la justice de l’Université Paris 2, où j’ai réalisé mon Master 2 de droit. Je pense aussi aux travaux d’Olivier Leclerc. À l’inverse, j’ai pu être confrontée à des malentendus avec des sociologues du droit (ou, symétriquement, des interlocuteurs qui croyaient que mon travail relevait de la sociologie du droit) : nous ne nous intéressons pas aux mêmes « pratiques ». Je n’observe pas les pratiques en elles-mêmes, suivant une logique ethnographique – un peu comme le ferait Latour que nous évoquions tout à l’heure. Mon objet est le raisonnement probatoire que conduit le juge. Ma perspective est, pour ainsi dire, « véritiste », c’est-à-dire qu’elle repose sur l’idée selon laquelle le but du juge est – ou doit être – de parvenir à une représentation exacte de la réalité, et surtout que l’idée même de représentation exacte a un sens et que ce but impose des normes. Ce qui m’intéresse, c’est certes comment cela se passe en pratique, mais avec comme hypothèse de départ que les acteurs de cette pratique sont des individus, des agents cognitifs, des personnes qui ont des pensées, des états mentaux, et qui cherchent à comprendre les faits, qui cherchent à avoir une représentation de la réalité en situation d’incertitude. Mon objet est d’analyser ces processus qui leur permettent d’aboutir à une solution en situation d’incertitude.

A. D. : L’ouverture à une pluralité de systèmes juridiques prend donc une place importante dans votre recherche. Pouvez-vous le préciser, l’illustrer davantage ?

M. V. : Aborder le raisonnement probatoire des juges dans une perspective comparatiste, avec pour point de départ le droit anglais plutôt que le droit français, a facilité ma recherche. Étant donné la configuration du droit de la preuve en France et, plus encore peut-être, l’état de la doctrine juridique sur ces questions, j’aurais certainement été intimidée. Le décalage entre, d’une part, les éléments que j’apporte de la philosophie des sciences sur le raisonnement probatoire en général et, d’autre part, le droit français lato sensu m’aurait certainement conduite à penser que je faisais un contresens sur le second. À l’inverse, avoir constaté en étudiant le système de common law que mes questions y trouvaient bien une pertinence m’a décomplexée : pourquoi n’en auraient-elles pas pour un autre système juridique ? Or, les catégories philosophiques sur lesquelles je travaille sont issues de la philosophie anglo-saxonne, plus précisément de la philosophie empiriste anglaise. Par suite, les interrogations sur la preuve en common law me semblent assez naturelles et assez peu étrangères. De même, constater qu’en Espagne et en Italie ces questions se retrouvent m’a confortée dans l’idée qu’il y avait matière à les poser aussi pour le droit français. Je songe notamment aux réflexions qui se développent en Espagne en faveur d’une motivation des décisions de justice en ce qu’elles portent sur le fait et sur sa preuve (travaux de Jordi Ferrer Beltrán, eux-mêmes inspirés par ceux du processualiste italien Michele Taruffo). Dans le contexte français, la question peine à émerger : à quoi bon cette motivation alors que le contrôle de la Cour de cassation porte essentiellement sur le droit seul ? En quelque sorte, cela disqualifie d’emblée toute interrogation sur la question du fait. Constater que la question est posée ailleurs permet de dépasser les rigidités inhérentes à un système juridique envisagé isolément. Cela autorise à poser des questions qui auraient pu paraître absurdes. Au demeurant, l’ouverture comparatiste est inhérente à mon objet : je travaille sur des universaux du raisonnement.

A. D. : L’un des apports de votre travail est de montrer, pour l’objet qui est le vôtre, combien il est périlleux de rabattre la chose judiciaire sur la chose juridique. Le travail du juge n’est pas réductible à la règle de droit qui formerait un tout exclusif, auto-suffisant. En ce qu’il porte sur le fait, le raisonnement probatoire du juge échappe par nature, pour partie, à la norme juridique pour relever davantage des lois de la logique en quelque sorte. Vous soutenez même qu’il est ici un nécessaire retrait du droit : il doit s’abstenir de vouloir gouverner tout le raisonnement probatoire. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

M. V. : Le raisonnement probatoire est, par nature, une activité mentale, avec les ressorts propres que cela suppose. L’application d’une règle de droit relève d’une autre logique : mettre en œuvre une présomption légale, par exemple, ne relève pas du même type d’opération que le raisonnement probatoire. Par conséquent, il faut se garder d’étouffer ce dernier par un envahissement du droit. Si la loi fixe « quand tu as A, tu dois conclure que B », le raisonnement probatoire est évincé ou dénaturé. Je ne vais plus mettre en œuvre mon raisonnement probatoire : je vais appliquer une règle. Le raisonnement probatoire est libre ou n’est pas.

Il faut cependant éviter un malentendu : que le raisonnement probatoire soit un exercice libre ne veut pas dire qu’il est admissible de faire n’importe quoi. Au contraire, il faut un cadre, des garanties. La question est alors de savoir si elles doivent procéder du droit ou non – par exemple, relever davantage de la formation intellectuelle du juge de manière plus large. Il y a ici un certain balancement. D’une part, il y a une difficulté à décider que le droit va nous dire comment il faut que l’on raisonne. D’autre part cependant, je ne vois pas pourquoi le droit ne devrait pas d’une manière ou d’une autre obliger le juge à se conformer à des standards de rationalité et à une forme d’exigence de motivation et d’explicitation du raisonnement (y compris quand il porte sur les faits). Ainsi, je pense que le droit doit intervenir mais avec réserve : il ne peut s’agir de soumettre le raisonnement probatoire à une forme de mode d’emploi juridique mais, cela posé, il reste une part pour le droit.

La seule disposition législative, me semble-t-il, qui d’une manière ou d’une autre a à voir avec le raisonnement probatoire (à part celles relatives à l’intime conviction) tient à l’article 1382 du Code civil sur les présomptions judiciaires. Il dispose : « Les présomptions qui ne sont pas établies par la loi, sont laissées à l’appréciation du juge, qui ne doit les admettre que si elles sont graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet la preuve par tout moyen. » Il y a quelque chose d’un peu troublant parce que l’article prévoit que, partout où la loi n’en dispose pas autrement, l’appréciation des preuves et les présomptions judiciaires sont laissées à la libre appréciation du juge, mais le texte précise également que le juge ne doit les mettre en œuvre que si elles sont précises, graves et concordantes. Or, il n’y a pas de contrôle, de fait, du respect d’une telle exigence, qui de plus n’est pas définie. Une forme de développement de ce que l’on entend par là et qui obligerait, d’une certaine manière, le juge à motiver et à expliciter son raisonnement ne me semblerait pas du tout une mauvaise chose. De ce point de vue, je ne dirais pas que le droit ne doit pas se mêler du raisonnement probatoire. Le droit ne peut pas dire : « Si tu as A, tu dois conclure B. » En revanche, il appartient au droit de demander au juge d’expliciter les étapes de son raisonnement et de le motiver.

Au-delà, la valeur du raisonnement probatoire tient à des considérations non juridiques. Par exemple, il est un certain nombre de connaissances empiriques sur la fiabilité des témoignages. Certes, elles sont encore une fois de l’ordre de l’incertain mais pas au point que l’appel à un certain sens commun signifie que l’on abandonne le raisonnement au sentiment subjectif, ou à l’arbitraire du juge. Pour inférer A de B ou B de A, on doit faire (sauf si c’est déductif) des hypothèses qui sont incertaines mais qui peuvent être plus ou moins bien fondées. Si on oblige le juge à expliciter son raisonnement, il dira peut-être (je caricature évidemment) : « J’ai conclu B de A parce que le témoin était blond ; or, les blonds mentent. » Ce n’est pas au droit de poser que « les blonds mentent » : c’est une proposition empirique, à passer au crible du sens commun, ce qui suppose qu’elle soit rendue visible au juge plutôt qu’inconsciente. L’exercice de motivation faisant émerger à la conscience du juge cet élément de son raisonnement, il va se rendre compte qu’il y avait dans celui-ci une hypothèse implicite (« les blonds mentent ») qu’il ne peut assumer publiquement. Une fois cette motivation exclue, il devra en changer et, à cette fin, faire l’effort d’un autre chemin de raisonnement.

Cela étant, la motivation n’est pas tout. Je reviens un instant à la question de la fiabilité du témoignage. Il est assez largement connu que le témoignage oculaire est très peu fiable. Pourtant, il est possible que je me trompe mais je retire de ma fréquentation du monde judiciaire qu’il arrive encore que dans des décisions, dûment motivées, soit invoqué par le juge le fait qu’il a été convaincu par un tel témoignage, sans autre élément. Dans certains cas au moins, j’ai le sentiment que c’est quelque chose qui procède de l’impression d’audience : dans le fil des débats, il y a eu une sorte d’instant magique où, caractère sacré de l’oralité, le juge s’est trouvé convaincu à l’audition dudit témoignage. Or, il est établi que ce qui est ainsi ressenti par la personne a quelque chose d’anecdotique, sans valeur épistémique aucune pour fonder une décision saine. Le fait que, malgré cela, un jugement puisse être motivé en ces termes suggère quelque chose comme un défaut de culture scientifique, ou en tout cas un refus de prendre au sérieux les faits dans ce qu’ils ont de parfois contre-intuitifs par les différents acteurs du procès – le juge qui tient ce raisonnement, les parties qui ne le contestent pas. Que la méthode scientifique entre dans le prétoire pourrait ici avoir quelque intérêt. Je pense qu’on bute cependant, encore, sur l’intime conviction – mal comprise.

A. D. : Ainsi, le droit ne doit pas évincer le sens commun, essentiel au raisonnement probatoire.

M. V. : L’idée que le raisonnement probatoire repose sur le sens commun veut simplement dire qu’il s’agit d’un raisonnement factuel comme on en fait tout le temps. Mais cela n’empêche pas de l’encadrer afin de le rendre meilleur. Je pense que la manière la plus simple de le faire serait simplement de prévoir des contraintes, des obligations plus fortes. Comment ? Faudrait-il une check-list ? L’idée est que, juge, je dois expliciter chacune de mes hypothèses. De même, être obligé d’identifier deux ou trois éléments de fait qui ont été déterminants et dire comment on en est convaincu me paraît, tout à la fois, assez simple et utile. Cela paraît être un moyen d’éviter les biais inacceptables, de type raciste ou sexiste, ou plus généralement des hypothèses que, une fois explicitées, on n’est pas prêt à endosser. C’est toutefois bien plus que cela : cela permet aussi d’évincer les généralisations empiriques trop hâtives, les propositions qui semblent de « bon sens » mais qui procèdent en réalité d’idées fausses après vérification. J’insiste : le fait que je dise que les inférences probatoires s’appuient toujours sur des généralisations de sens commun ne veut pas dire que je pense que le sens commun non réglé, non policé, doit régner.

D’ailleurs, il est déjà des moyens, y compris juridiques, de favoriser un raisonnement rigoureux. Ils peuvent être indirects, portant non sur le raisonnement lui-même mais sur les conditions concrètes de sa production : la nature contradictoire des débats, la publicité de ceux-ci, la délibération collective (pour une juridiction collégiale)… Il y a là autant de règles d’organisation générale du procès qui favorisent un meilleur raisonnement probatoire des juges en rendant plus difficiles certaines erreurs. On peut être un peu optimiste et penser que, lorsqu’on est plusieurs à débattre, on progresse et on s’améliore, notamment par la mise à l’écart des présupposés intenables (« les blonds mentent », pour prendre un exemple tenant dans un préjugé inacceptable mais, encore une fois, les fausses hypothèses peuvent relever d’erreurs communes, non pas seulement de préjugés inavouables). Ces conditions du débat et de la délibération peuvent faire ressortir ces failles, ainsi d’un échange critique entre protagonistes du procès : « Vous admettez la proposition X mais rejetez la proposition Y, alors que les deux sont portées par le même témoin auquel vous avez dénié toute fiabilité pour rejeter la proposition Y » (le film Douze hommes en colère, de Sidney Lumet, tiré d’une pièce de Reginald Rose, montre typiquement ce genre de dynamique). Il est tout un tas de choses qui peuvent passer complètement inaperçues dans un raisonnement probatoire. Si on l’explicite, si les inférences deviennent visibles, si les propositions relevant du sens commun qui permettent ces inférences sont explicitées, alors les erreurs apparaissent et il devient possible de les corriger.

Au-delà du soutien offert par le droit strict au raisonnement probatoire, il faut aussi soulever la question de la formation des juristes : en quoi intègre-t-elle des éléments non juridiques mais essentiels au jeu du droit, en quoi prépare-t-elle à l’exercice du raisonnement probatoire ? Il ne faut d’ailleurs pas seulement poser la question en termes de contenu de la formation. L’idée de prévoir dans la formation professionnelle des magistrats un module sur le raisonnement probatoire est excellente. Cependant, cela aura-t-il un effet si les magistrats suivant ce module n’ont aucun intérêt pour ces questions ? À mon avis, le problème ne concerne donc pas que la formation stricto sensu : il concerne aussi, d’abord même, le recrutement. Peut-être faut-il intégrer dans les conditions de recrutement des compétences de ce type pour pouvoir les développer avec profit au fil de la formation.

De plus, la question ne concerne pas uniquement les juges. Il faut aussi prendre en compte le rôle des avocats. Si l’avocat fait bien son travail d’analyse, d’arguments et de preuves, le juge a principalement besoin d’être de bonne foi. En un sens, il n’a pas à faire lui-même ce travail. Dans mes recherches, j’ai un peu présupposé que le juge était tout seul ; il fait tout depuis l’enquête. Il faut reconnaître qu’il y a là une limite à la première analyse que je propose : elle devrait être ajustée par référence à un modèle dans lequel les avocats feraient une large part du travail sur la preuve.

A. D. : En somme, l’analyse du raisonnement probatoire devrait se faire davantage écosystémique.

M. V. : Ce que j’ai en tête en évoquant la part des avocats, c’est l’image, sans doute plus idéale que réaliste, d’un système accusatoire. Dans une telle configuration, si les meilleurs arguments en faveur des deux parties se confrontent, devrait émerger ce qui résiste le mieux à la critique, ce qui a le plus de chances d’être exact. C’est vrai que l’idée qu’un seul homme, une seule femme doive dans sa tête faire tout ce que suppose le raisonnement probatoire est un peu difficile à concevoir. Précisément, la dynamique du procès, permise par les règles juridiques qui l’organisent, peut contribuer à partager l’effort.

3. Face à la pluralité des méthodes de recherche disponibles

A. D. : Vous travaillez à un nouveau développement de votre recherche, portant moins sur l’évaluation de la norme juridique (au sens de norme légiférée ou assimilée) que sur son (in)application concrète par le(s) juge(s). Pouvez-vous nous en dire plus, notamment en termes de méthode envisagée et suivie ?

M. V. : En réalité, pour moi, c’était cela l’objet initial : le passage par le droit légiféré, c’était pour pouvoir mieux étudier les pratiques d’application. Ce qui m’intéresse vraiment en un sens, c’est comment, effectivement, cela se passe au tribunal ou, pour le dire autrement, dans la tête du juge. Comment les décisions sont-elles prises sur les questions de fait ? À partir de là, la question qui se pose à moi est de déterminer la ou les méthodes pour élucider ce point. Nous avions entrepris, avec Olivier Leclerc et deux autres spécialistes du droit de la preuve, Étienne Vergès et Géraldine Vial, un travail de lecture de décisions de première instance. De ce corpus, il surgit énormément d’exemples extrêmement intéressants. La démarche est d’autant plus suggestive que, au-delà des exemples, ce sont aussi des questions qui émergent. C’était vraiment très utile pour la construction théorique de ce qu’est le raisonnement probatoire. Un certain nombre d’éléments soutenus dans mon mémoire n’auraient pas pu l’être si je n’avais pas effectué ce travail. Mais, pour pousser plus avant cette démarche, il faudrait avoir un angle d’attaque un peu précis, et sans doute se concentrer sur une juridiction en particulier, pour un type de litige particulier. Ce n’était certes pas complètement au hasard que nous avions entamé cette recherche au plus près des décisions de première instance ; ainsi, les collègues demandaient aux juridictions des exemples intéressants. Le problème est que je ne vois pas comment on pourrait faire cela de façon systématique, à quinze personnes, pendant cinq ans. C’est un énorme travail d’autant plus qu’il n’est pas aisé de collecter les décisions de première instance. Bref, il y a là une méthode intéressante à laquelle je n’ai pas renoncé – j’ai d’ailleurs aussi contacté des avocats pour leur demander de me faire suivre des cas intéressants – mais la méthode et l’angle d’attaque méritent d’être affinés.

En ce moment, je suis en complète réflexion. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une difficulté de sélection. Par ailleurs, il est évident que ce qui est écrit dans la motivation n’est pas forcément le reflet de ce qui s’est passé dans la tête du juge. Cela étant, on ne peut pas faire mieux que de travailler sur la motivation. Il y a cependant un moyen d’aller un peu plus loin. Plutôt que de s’en tenir à la décision, il est possible de travailler aussi sur le dossier de procédure. Pour certaines décisions que nous avions analysées, nous avions eu accès au dossier, dans des affaires simples. Une autre option est l’étude approfondie d’un cas présentant davantage de complexité et de richesse. Il s’agit alors de vraiment décortiquer les ressorts du traitement de l’affaire pour analyser très précisément la manière dont les juges semblent avoir organisé les éléments, la manière dont ils sont parvenus à une décision. Ici, il est possible notamment de mettre en évidence un décalage entre dossier et décision, par exemple en identifiant des éléments de l’affaire présents au dossier mais absents de la motivation finale. Je suis précisément en train de travailler à une telle étude de cas complexe. L’objet en est le procès dit du Mediator qui met en jeu des questions scientifiques puisqu’il s’agit d’une affaire de santé publique, concernant les effets délétères d’un médicament. Au cœur de cette recherche en cours, il y a d’ailleurs une autre question : celle de la preuve scientifique et de la façon dont le juge peut comprendre ou non la façon dont sont établies les hypothèses scientifiques. En tout état de cause, ni l’analyse de décisions ni même l’étude de cas, simples ou complexes, n’a vocation à dégager une théorie, un modèle du raisonnement des juges. Ce n’est pas cela que je cherche. L’idée est autre : clarifier ce qui se fait.

Il est possible d’y tendre par une démarche assez différente que j’ai à peine explorée : l’entretien avec des juges. Cela pose cependant, aussi, des problèmes méthodologiques. De manière générale, demeure l’opacité de ce qui se passe dans la tête d’une personne, y compris pour elle-même. On retrouve ici la difficulté rencontrée pour la motivation : elle est une représentation du raisonnement, non le raisonnement lui-même. De manière particulière, si l’on souhaite procéder sur une large échelle par questionnaire, se pose la question de la composition de l’échantillon sondé. Il y aurait un biais de sélection : seuls probablement les magistrats qui seraient intéressés par un questionnaire sur la preuve y répondraient, ceux qui ne le sont pas ne donnant pas suite.

Enfin, si de la question des méthodes, je reviens à celle des objets de recherche, il y a une question de recherche qui pourrait être intéressante : savoir si des juges professionnels raisonnent sur les questions de fait différemment de l’homme de la rue. Mon hypothèse est qu’il n’y a pas de différences significatives : le raisonnement probatoire est un, non spécifique au juge en général, au juge professionnel en particulier. Cependant, si l’enquête faisait apparaître des différences, il faudrait se demander comment les caractériser et à quelles causes les imputer. Il faudrait aussi en tirer les conséquences, ainsi d’un éclairage sur la question du jury populaire.

A. D. : Une dernière question sur les possibilités méthodologiques : quid d’une expérimentation ?

M. V. : C’est la première chose que j’ai faite mais, en l’occurrence, pas sur des juges. Il s’agissait d’expérience de psychologie mettant les participants (soit des étudiants en psychologie, soit des individus de différents horizons socio-professionnels recrutés et rémunérés via des plateformes spécialisées) en situation de jurés pour étudier le raisonnement probatoire en général. Prenons un exemple, relevant du cadre de la common law. L’une des questions que nous cherchions à tester était celle de savoir si un jury ou des jurés allaient davantage être convaincus de la culpabilité de l’accusé par 1) un ensemble d’éléments de preuve très faibles s’ils sont envisagés isolément mais cohérents : de nombreux petits témoignages racontant une histoire cohérente ; ou 2) un élément unique ou quasiment, d’une puissance réelle à lui seul, des données ADN pertinentes par exemple, sans que cela s’inscrive cependant dans un récit global. Le test permettant de répondre est assez difficile à construire. En l’occurrence, je vous épargne les détails, mais nous avons conçu un protocole qui consistait à mettre des gens en situation soit « en vrai » soit sur des plateformes Internet. Un certain nombre de questions leur sont ensuite posées. Les réponses sont l’objet d’un traitement statistique, d’où la nécessité que j’évoquais d’avoir deux ou trois cents participants au moins. Vouloir conduire une telle expérience sur des magistrats soulève de nombreux problèmes pratiques et méthodologiques. S’agissant des expériences de psychologie que je réalise, elles ne s’envisagent qu’à grande échelle : il faut un panel d’au moins deux ou trois cents personnes à chaque fois. Une expérience menée sur une poignée de magistrats n’aurait aucune significativité scientifique (on pourrait en tirer des idées qualitatives, mais aucune conclusion quantitative).

Pourrais-je le faire avec des juges professionnels en France, à supposer que le nombre de participants ne semble pas a priori insurmontable ? Comme je le disais tout à l’heure à propos de la technique du questionnaire, je vais me heurter ici à un biais de sélection, étant tributaire notamment de l’intérêt des magistrats pour le sujet, intérêt inégalement réparti dans la profession. Peut-on compenser ce biais par d’autres facteurs de motivation plus puissants ? Les expériences que j’évoquais ont donné lieu à une rémunération des participants, de l’ordre du Smic horaire. Il est bien certain que cela ne peut mobiliser les magistrats. C’est donc un mélange d’intérêt pour le sujet, d’intérêt pour la recherche, en lien avec une (faible) disponibilité, que s’opérerait la sélection, aboutissant à un échantillon peu représentatif de la profession. Toutefois, de nombreuses enquêtes de sociologie, par exemple sur les médecins, posent le même type de problèmes, et conduisent néanmoins à des résultats intéressants, au moins qualitativement. Peut-être faut-il se lancer en dépit de ces problèmes, en les gardant bien à l’esprit.

En tout cas, si l’on acceptait de passer outre le problème des biais de sélection, il est bien certain que les conclusions obtenues n’auraient pas le même statut qu’en l’absence de tels biais. Autrement dit, on resterait dans quelque chose de qualitatif, loin de l’idée de conclusions générales sur « les juges ».

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Citer cet article

Référence électronique

Marion Vorms, « Dans la tête du juge. Autour des travaux de Marion Vorms sur le raisonnement probatoire au tribunal », Amplitude du droit [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 09 octobre 2023, consulté le 13 octobre 2024. URL : https://amplitude-droit.pergola-publications.fr/index.php?id=448 ; DOI : https://dx.doi.org/10.56078/amplitude-droit.448

Auteur

Marion Vorms

Maîtresse de conférences en philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques – UMR CNRS 8590 ; marion.vorms@univ-paris1.fr

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