Au cours de la dernière décennie, scientifiques et organisations non gouvernementales n’ont cessé d’alerter les pouvoirs publics sur l’augmentation des impacts environnementaux liée à la diffusion des technologies numériques au sein de la société (Flipo, Boutet, Draetta, Deltour, 2007 ; Flipo, Dobré, Michot, 2013 ; Ferreboeuf, 2018 ; Bordage, 2019a ; Bordage, 2019b). Désormais, la résorption des impacts environnementaux du numérique constitue un défi essentiel que le législateur entend relever aux termes de deux nouvelles lois : la loi n° 2021-1485 du 15 novembre 2021 visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France (loi REENF) et la loi n° 2021-1775 du 23 décembre 2021 visant à renforcer la régulation environnementale du numérique par l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP). En s’appropriant cette problématique, le législateur confirme l’importance de la société civile en tant que « co-créateur » de la norme environnementale (Pomade, 2010).
L’appréhension de l’empreinte environnementale du numérique requiert au préalable d’identifier les contours du numérique, ce que se garde bien de faire le législateur. Le substantif « numérique » désigne, d’une part, les technologies électroniques de l’information et de la communication (TIC) qui produisent, stockent, traitent, transmettent et fournissent des données numériques et, d’autre part, ces données elles-mêmes, à savoir un contenu informationnel représenté sous forme d’un code binaire (Hellio, Taïar, 2022, p. 369). Le numérique présente ainsi une dualité entre sa couche virtuelle et sa couche matérielle, principalement composée des équipements terminaux (ordinateurs, téléphones, tablettes…), des infrastructures de réseaux (câbles terrestres et sous-marins de fibre optique, antennes-relais…) et des centres de données. Lorsque le législateur traite de l’empreinte environnementale du « numérique », il désigne le marché des activités numériques. Par extension, il s’adresse à toutes les personnes impliquées dans cette économie, professionnels comme utilisateurs. Dans le cadre de cette contribution, le terme d’acteurs du numérique désignera tant les professionnels qui fabriquent et gèrent les biens matériels numériques que les fournisseurs de services en ligne.
Avant l’adoption de la loi REENF, le droit positif ne faisait nullement mention de la notion d’empreinte environnementale1. Malgré l’apparition récente des concepts économiques d’empreinte écologique ou d’empreinte carbone en droit français2, il n’en « existe actuellement aucune définition à caractère normatif » (Ausin, Soro, 2022, p. 230). Dans la continuité de l’empreinte carbone et de l’empreinte écologique3, l’empreinte environnementale vise à mesurer l’impact général des activités humaines sur l’environnement (ibid., 2022, p. 223). La connaissance de l’empreinte environnementale d’un secteur identifié permet d’évaluer sa durabilité et l’évolution de ses performances environnementales au cours du temps, sur la base d’indicateurs déterminés4. Outil d’aide à la décision et d’adaptation des politiques publiques, elle présente toutefois quelques faiblesses méthodologiques pour appréhender la complexité de la réalité (ibid., p. 229).
Il est dorénavant établi que le développement du numérique poursuit une trajectoire insoutenable, tant en matière de contribution au changement climatique que de surexploitation des ressources naturelles (Conseil national du numérique, 2020a, p. 29). La notion d’empreinte environnementale permet d’adopter une perspective englobant l’ensemble du cycle de vie des produits numériques, ainsi que la totalité des acteurs impliqués dans la chaîne de valeur du numérique. L’insoutenabilité des technologies numériques ne résulte pas exclusivement de leurs impacts directs liés à leur fonctionnement. En effet, en raison de leur composition, leur fabrication entraîne une raréfaction des terres et métaux rares qui ne permettrait pas de répondre aux besoins digitaux des générations futures, sans compter la pollution induite par l’extraction de ces matériaux et leur traitement comme déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) [Pitron, 2019].
Bien que la couche matérielle soit à la source des incidences du numérique sur l’environnement (ADEME, 2019, p. 4), on ne peut pas considérer que les contenus numériques ne produisent aucun impact. Déjà, les services numériques génèrent des incidences sur l’environnement du fait du fonctionnement de la couche matérielle du numérique, support de leur diffusion. Ensuite, la prolifération exponentielle des contenus numériques soutient le déploiement toujours plus soutenu des infrastructures et équipements numériques, comme l’illustre le déploiement récent des antennes-relais des communications mobiles de cinquième génération (5G). En effet, la transition numérique entraîne une hausse constante du trafic mondial de données5, tout en verrouillant toujours davantage les « architectures de choix » des individus contraints de recourir aux technologies numériques (Flipo, 2021). Si rien n’est fait, l’empreinte environnementale du numérique risque inéluctablement de s’aggraver, d’où l’intervention du législateur.
L’objectif exprès des deux lois est de réduire l’empreinte environnementale du numérique à l’échelle du territoire français, où il serait responsable d’environ 2 % des émissions totales de gaz à effet de serre, et son empreinte carbone pourrait augmenter de 60 % d’ici à 2040 au rythme de son évolution actuelle (Conseil national du numérique, 2020a, p. 10). Si l’intention est louable et constitue un premier pas encourageant, la réalisation de cet objectif se heurte rapidement au caractère global du développement insoutenable du numérique. La dimension internationale d’Internet et des activités numériques met à mal les « logiques territoriales des États », comme le démontrent les difficultés à encadrer les activités d’acteurs privés toujours plus puissants et dont les infrastructures matérielles sont localisées dans des États étrangers ou des espaces internationaux6 (Castets-Renard, Ndior, Rass-Masson, 2020). Dès lors, aucune action concrète n’est imposée aux acteurs du numérique. Les deux lois se contentent d’engager des moyens présentant un « caractère disparate et lacunaire » qui ne sont pas à la hauteur des ambitions affichées (Fonbaustier, 2022, p. 288). Au demeurant, la France fait tout de même figure de précurseure avec une appréhension juridique systémique du numérique, qu’il convient désormais d’élever à l’échelle internationale, ou du moins européenne.
L’Union européenne (UE) a également manifesté son intérêt pour cette problématique en se fixant l’objectif politique de faire converger les transitions écologique et numérique (Commission européenne, 2019, 2020a et 2020b). Cependant, aucune norme européenne n’appréhende l’empreinte environnementale du numérique dans sa globalité. On note seulement des « interférences » ponctuelles entre la politique environnementale de l’UE et sa stratégie numérique (Hervé-Fournereau, 2023), notamment en ce qui concerne les impacts environnementaux des équipements terminaux, avec l’écoconception des produits liés à l’énergie7, les produits radioélectriques8, l’interdiction d’utiliser des substances dangereuses dans la fabrication des équipements électriques et électroniques9, ou encore la gestion des DEEE10. À l’exception de la gestion des DEEE, qui relève de la compétence environnementale de l’UE prévue à l’article 192 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), toutes ces autres dispositions ont été adoptées sur le fondement de l’article 114 du TFUE relatif à l’harmonisation des législations environnementales entre États membres en vue d’établir et de garantir le fonctionnement du marché intérieur.
La rencontre entre le numérique et la protection de l’environnement sur le terrain du marché intérieur n’est guère surprenante. Ce dernier a tant contribué à faire naître la politique communautaire environnementale11 qu’à mettre en place le « marché unique du numérique » (Marti, 2023). Le marché intérieur délimite ainsi un cadre incontournable pour appréhender le développement insoutenable du numérique. Les impératifs européens du marché ont impulsé l’émergence d’un droit de la régulation européen et national, notamment avec la libéralisation du secteur des télécommunications12. L’objectif de réduction de l’empreinte environnementale du numérique implique désormais de composer avec les droits de régulation économique qui rythment les évolutions juridiques applicables au secteur. Le législateur en a pris note en conférant de nouvelles prérogatives à deux autorités de régulation : l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP) et l’Autorité de régulation des communications audiovisuelles et numériques (ARCOM).
Contrairement à la réglementation qui désigne un ensemble de règles impératives auxquelles une activité est assujettie, la régulation se présente comme un « nouveau mode d’action de l’administration, plus souple et pragmatique, se développant principalement en matière économique » (Bénabant, Gaudemet, 2022). Si l’on reprend les travaux de Marie-Anne Frison-Roche, le droit de la régulation peut se définir comme l’encadrement juridique d’un secteur économique en vue d’assurer son fonctionnement équilibré. À cette fin, il concilie l’exercice d’une concurrence libre et non faussée avec la préservation d’autres intérêts publics (Frison-Roche, 2001). Il a la particularité d’être mis en œuvre par une autorité de régulation spécialisée dans le domaine régulé : énergie, transports, communications électroniques… Cette autorité est chargée de superviser et de contrôler les comportements des acteurs du secteur régulé grâce à des moyens juridiques spéciaux, comme la délivrance d’autorisations, l’application de sanctions, voire la définition de la réglementation applicable. Le législateur doit toutefois expressément lui conférer de telles prérogatives. Malgré la diversité des domaines régulés, les différents secteurs sont tous soumis à des exigences de transparence pour permettre au régulateur de constater et de corriger les déséquilibres d’un marché (ibid.). Pour offrir des garanties d’impartialité et de souplesse dans l’orientation du marché, l’autorité de régulation doit remplir des conditions organiques d’indépendance tant à l’égard des personnes régulées que de l’État (Guinchard, Debard, 2021, p. 902).
La régulation du secteur du numérique fait l’objet d’une « fragmentation organique13 » en raison de sa dualité matérielle et virtuelle. L’ARCEP a ainsi la charge de réguler le marché des communications électroniques, qui comprend la gestion des infrastructures matérielles du numérique. Quant à la régulation des communications audiovisuelles numériques, elle ressort de la compétence de l’ARCOM. Si le législateur a choisi de scruter davantage le marché des contenus audiovisuels, c’est à cause de leur aspect particulièrement énergivore combiné à leur progression constante14.
Jusqu’alors, l’ARCEP et l’ARCOM assuraient l’équilibre du secteur du numérique en conciliant l’instauration d’une concurrence libre et non faussée avec des intérêts comme l’aménagement du territoire pour l’ARCEP15 ou le respect du pluralisme politique pour l’ARCOM16. En revanche, les considérations écologiques n’étaient pas prises en compte malgré l’inscription de l’atteinte d’un niveau élevé de protection de l’environnement parmi les objectifs poursuivis par l’ARCEP et le Conseil supérieur de l’audiovisuel, ancêtre de l’ARCOM, depuis 201017. Le juge administratif n’a jamais eu l’occasion de préciser la portée de cet objectif pourtant explicite (Silicani, 2022, p. 1).
Le secteur du numérique fait l’objet d’un « déséquilibre structurel » (Favro, 2019, p. 10) qui compromet la réalisation des objectifs environnementaux. Fort de ce constat, l’objet de la présente contribution est d’analyser, aux termes des deux nouvelles lois, la manière dont les autorités de régulation sont susceptibles de faire valoir la protection de l’environnement au sein du marché du numérique.
Il ressort des nouvelles dispositions légales que les autorités de régulation sont appelées à accroître la transparence du numérique sur son empreinte environnementale (1) sans pour autant contraindre les acteurs du numérique à agir (2).
1. La recherche de transparence sur l’empreinte environnementale du numérique
En tant qu’« objectif partagé » entre la politique environnementale et la stratégie numérique sur le plan européen, le renforcement de la transparence du numérique sur son empreinte environnementale fait figure de « balise juridique » susceptible d’organiser la convergence entre les transitions numérique et écologique (Hervé-Fournereau, 2023). À cet égard, les autorités de la régulation du numérique cherchent à améliorer les connaissances relatives aux impacts du numérique sur l’environnement (1.1). Elles entendent ainsi faciliter la réutilisation d’informations fiables relatives aux impacts du secteur afin de tenter d’orienter le marché du numérique vers une dynamique écologique plus vertueuse (1.2).
1.1. Le renforcement des connaissances relatives aux impacts du numérique
Au cours de la dernière décennie, de multiples rapports ont invité les autorités publiques à combler l’insuffisance de connaissances observée18. À rebours de l’urgence écologique, le législateur refuse d’engager des mesures ambitieuses tant que la connaissance des impacts n’aura pas été affinée (1.1.1). À cette fin, il a doté l’ARCEP du pouvoir de collecter les données environnementales détenues par les acteurs du numérique (1.1.2).
1.1.1. L’attente discutable de données supplémentaires
Dans la continuité des positions adoptées par les institutions françaises et européennes19, le législateur a choisi de ne pas obliger les acteurs du numérique à agir sans connaître précisément leurs impacts sur l’environnement. Ce parti pris contraste avec le contexte d’urgence écologique. Pour rappel, le numérique contribue au réchauffement climatique et à la raréfaction des ressources en eaux douces, deux phénomènes sur lesquels le Groupement intergouvernemental des experts sur le climat (GIEC) ne cesse d’alerter les décideurs sur la nécessité d’agir sans plus attendre pour éviter la réalisation de dommages irréversibles20. Il convient dès lors de s’intéresser aux causes de ce refus d’agir malgré le constat du développement insoutenable du numérique.
L’immobilisme des institutions publiques est symptomatique de la sacralisation du progrès technique que décrivait notamment Jacques Ellul dans son ouvrage phare La technique ou l’enjeu du siècle. La nécessité de quantifier précisément les impacts du numérique traduit l’attitude scientifique contemporaine selon laquelle « ne peut être connu que ce qui est chiffré, ou du moins chiffrable » (Ellul, 2008, p. 15). Dès lors, les incidences environnementales avérées mais non quantifiées sont considérées comme inexistantes. Aux yeux des décideurs, elles ne peuvent pas justifier l’adoption de mesures entravant la transition numérique. Dernière preuve de la difficulté à questionner le développement du numérique, les institutions publiques contrebalancent systématiquement le problème de son empreinte en mentionnant sa contribution supposée à la transition écologique21. Le progrès technique et son corollaire numérique bénéficient ainsi d’une présomption de bienfaisance. Seule une évaluation rigoureuse des impacts environnementaux peut l’atténuer, sans pour autant la renverser.
Lorsque les impacts environnementaux sont précisément quantifiés, les normes environnementales devraient se contenter de réguler le développement du numérique et ses effets indésirables. La transition numérique peut seulement faire l’objet d’une correction dans un sens plus favorable à l’environnement, mais elle ne peut nullement être remise en cause. L’échec de l’opposition au déploiement de la 5G l’a illustré de manière significative, tant d’un point de vue politique que normatif ou jurisprudentiel. Du point de vue du discours politique, le questionnement de la soutenabilité écologique du déploiement de la 5G a fait l’objet d’un discrédit méprisant (Makowiak, 2020). Ainsi, le président de la République française a qualifié les opposants écologistes de partisans du « modèle Amish » souhaitant revenir à la « lampe à huile22 ». Du point de vue normatif, la Convention citoyenne pour le climat préconisait d’instaurer un moratoire sur le déploiement de la 5G « en attendant les résultats de l’évaluation » sur ses effets climatiques (2020, p. 156). Cette proposition fut l’une des seules à être rejetée d’emblée par le pouvoir exécutif, malgré l'absence d’évaluation des incidences sur l’environnement, lors de l’élaboration de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets (loi Climat et Résilience) [Fauvel, 2020]. Enfin, du point de vue jurisprudentiel, le Conseil d’État a rejeté les recours d’associations de protection de l’environnement demandant la suspension et l’annulation du déploiement de la 5G en l’absence d’évaluation de ses incidences sur l’environnement23.
La transition numérique est d’autant plus délicate à remettre en cause que le droit de l’environnement s’est développé en l’intégrant comme moyen au service de sa finalité. En effet, le droit de l’environnement entretient une « dépendance étroite » avec les sciences et la technologie (Prieur, 2019, p. 6), et cette dépendance s’étend aux technologies numériques. Déjà, l’informatique a joué un rôle central pour appréhender la complexité des systèmes environnementaux, comme l’illustre la modélisation en matière climatique (Péguy, 1983). Ensuite, l’usage des services numériques tend à se généraliser pour dématérialiser les procédures administratives, garantir l’accessibilité des données relatives à l’environnement ou encore offrir une meilleure information aux consommateurs24. Au regard de ces multiples utilisations, le droit de l’environnement a paradoxalement davantage contribué à la diffusion des technologies numériques plutôt qu’à la correction de leur développement insoutenable.
Pourtant, la transition numérique n’a rien d’inéluctable. Elle résulte d’un projet politique exprès qui se manifeste par l’adoption de normes juridiques. Seulement, les décisions normatives organisant la transition numérique ne relèvent pas du droit de l’environnement, à l’exception des cas mentionnés au paragraphe précédent. Ainsi, le déploiement de la 5G est une exigence européenne prévue à l’article 54 de la directive du 11 décembre 2018 établissant le Code des communications électroniques européen25. Le choix de ne pas obliger les acteurs du numérique à agir sans connaissances précises témoigne du refus d’intégrer les constats scientifiques environnementaux dans les décisions relatives aux choix technologiques opérés. Tant que les institutions françaises et européennes refuseront d’engager une réelle réflexion sur l’acceptabilité des usages numériques promus au regard de leurs coûts environnementaux, le principe d’intégration sera encore loin d’avoir déployé tout son potentiel en matière de protection de l’environnement26.
En attendant, l’empreinte environnementale du secteur du numérique présente la particularité d’être difficilement quantifiable, tant à l’échelle nationale que mondiale. Concernant son empreinte carbone, les estimations lui attribuent entre 2 et 4,3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, ce qui représente une marge d’erreur non négligeable (Conseil national du numérique, 2020a, p. 29). Ces disparités s’expliquent par la complexité de l’architecture matérielle du numérique. Son fonctionnement fait intervenir une pluralité d’acteurs et d’infrastructures répartis aux quatre coins du globe. En outre, la nature et l’ampleur de leurs incidences environnementales varient en fonction de nombreux facteurs tels que la composition du mix énergétique d’un pays.
Seuls les acteurs du numérique sont en mesure de connaître les incidences de leurs activités sur l’environnement. Face à la dispersion des informations entre un grand nombre de personnes privées, il est nécessaire de recueillir les données relatives à l’empreinte environnementale du numérique de manière centralisée. C’est dans ce sens que l’article premier de la loi visant à renforcer la régulation environnementale du numérique a conféré des nouveaux pouvoirs de régulation à l’ARCEP27.
1.1.2. Une collecte des données sur les impacts du numérique en France
L’ARCEP organise dorénavant le recueil d’informations ou de documents relatifs à l’empreinte environnementale du secteur du numérique28. Le législateur propose une appréhension du secteur du numérique fondée sur ses acteurs, que l’ARCEP a la charge d’identifier. Au terme de la décision n° 2022-2149 en date du 22 novembre 2022 relative à la collecte annuelle des données environnementales29, les opérateurs de communications électroniques, de centres de données et les fabricants d’équipements terminaux sont désormais tenus de fournir des informations environnementales à l’ARCEP30, dans la mesure où leur activité dépasse un certain seuil31. L’ARCEP n’exclut pas pour la suite d’étendre ce régime à d’autres acteurs tels que les fournisseurs de systèmes d’exploitation (2020, p. 90).
Le contenu des informations demandées dépend de la catégorie des acteurs concernés car les impacts environnementaux ne sont pas de même nature en fonction de l’activité évaluée32. Malgré la variabilité des impacts, les trois catégories d’acteurs doivent informer l’ARCEP sur la quantité de gaz à effet de serre émis du fait de leurs activités. La contribution croissante du numérique au changement climatique fait figure de problématique environnementale transversale touchant l’ensemble de la chaîne de valeur du numérique.
Bien qu’elle ne soit pas expressément mentionnée comme telle, la création du régime de collecte des données implique de facto, pour les acteurs concernés, une obligation d’évaluer les incidences environnementales de leurs activités. À défaut, ils ne seront pas en mesure de transmettre les informations environnementales exigées. Ils devront donc investir des moyens financiers, techniques et humains pour quantifier leurs impacts environnementaux sans pour autant devoir effectivement les réduire.
L’ARCEP se réserve la possibilité d’imposer une sanction financière à l’encontre de toute personne refusant de fournir les informations demandées ou communiquant de fausses informations33. Si l’occasion se présente, il lui appartiendra de fixer une amende suffisamment élevée pour dissuader tout professionnel du numérique de se soustraire aux obligations de transmission des informations34.
Enfin, il faut noter que les données environnementales exigées demeurent circonscrites aux activités exercées sur le territoire français seulement35. Il n’en ressort qu’un panorama incomplet des incidences globales que produisent les usages numériques des Français sur l’environnement. En effet, en raison du caractère transnational d’Internet, la majorité des services numériques consommés en France sont fournis par des acteurs hébergeant leurs données au sein de pays tiers, notamment aux États-Unis36. Même si l’ARCEP étend le régime de collecte aux plus gros fournisseurs de services numériques ayant des centres de données situés à l’étranger, ces derniers pourront se prévaloir de l’inapplicabilité du droit français en raison de l’implantation de leurs infrastructures sur le territoire d’un autre État (Jacob, 2020).
Seule une extension de ce régime par l’intermédiaire du droit communautaire permettrait de contourner cette limite de territorialité du droit. L’échelle européenne constitue un niveau juridique plus pertinent pour exiger la fourniture d’informations de la part d’acteurs étrangers soucieux d’accéder au marché unique numérique. Au terme des Digital Market Act et Digital Services Act nouvellement adoptés, l’accès aux informations détenues par les plateformes numériques est devenu un « objectif à part entière » dans leur régulation (Blandin-Obernesser, 2023, p. 695). On peut regretter le désintérêt de ces législations pour les informations relatives à l’empreinte environnementale des plus grosses plateformes (ou gatekeepers), même si une refonte dans ce sens reste envisageable.
Pour l’heure, le régime de collecte des données environnementales va déjà substantiellement améliorer l’évaluation des impacts environnementaux du numérique sur le territoire français et leur évolution.
1.2. La réutilisation des connaissances relatives aux impacts du numérique
Le nouveau pouvoir de collecte de l’ARCEP ne lui permet pas de mesurer les impacts des usages numériques, qui échappent à sa compétence. Face à la dualité matérielle et virtuelle du numérique, un décloisonnement des expertises des différentes autorités s’est révélé nécessaire pour quantifier les impacts des services numériques (1.2.1). Le fait que les usages numériques exercent une pression croissante sur les milieux naturels peut paraître contre-intuitif. Après tout, un vocabulaire évanescent flotte autour du numérique, et ce jusqu’à son champ lexical juridique comme l’illustre l’usage du vocable « droit de l’immatériel » ou encore la mention de « dématérialisation » des procédures. Or, l’empreinte croissante du numérique sur l’environnement trouve sa cause dans l’augmentation continue des usages numériques. C’est pourquoi la sensibilisation des utilisateurs est au cœur de la régulation environnementale du numérique (1.2.2).
1.2.1. Une évaluation décloisonnée des impacts du numérique
La transversalité des enjeux environnementaux démontre la nécessité de dépasser l’approche d’une régulation du numérique « en silo » (Saint-Pulgent, 2016, p. 4). L’ARCEP ne dispose d’aucune expertise en matière de protection de l’environnement. Pour pallier ce manque de compétences, elle collabore de plus en plus avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise d’énergie (ADEME)37. Après des collaborations ponctuelles38, la loi REENF a institutionnalisé la coopération entre l’ADEME et l’ARCEP avec la création sous leur tutelle conjointe d’un organisme chargé de quantifier les impacts environnementaux du numérique : l’Observatoire des impacts environnementaux du numérique39. Ce nouvel organisme utilisera les données environnementales collectées par l’ARCEP pour quantifier, d’une part, l’empreinte environnementale globale du numérique en France et, d’autre part, les impacts liés aux seuls usages numériques.
Concernant les impacts globaux du numérique, l’ARCEP doit désormais dresser chaque année le bilan de l’empreinte environnementale des secteurs des communications électroniques, des terminaux et des centres de données40. Cette obligation a motivé la limitation du champ d’application personnel de la décision n° 2022-2149 relative à la collecte annuelle des données environnementales aux acteurs de ces secteurs. Grâce à la collecte des données, l’ARCEP constatera aisément si les efforts fournis par ces acteurs permettent d’enrayer leur emprise néfaste croissante sur les milieux naturels.
Quant à la quantification des impacts des usages numériques, tels que l’envoi d’un e-mail ou le visionnage d’une vidéo, elle requiert dans un premier temps de disposer de toutes les informations pertinentes relatives aux impacts des biens matériels numériques, puis, dans un second temps, de partager les mêmes méthodologies d’évaluation (ADEME/ARCEP, 2022, p. 4). Premièrement, les données environnementales collectées devraient vraisemblablement bénéficier du régime juridique relatif à l’accessibilité des informations environnementales détenues par une autorité publique41, dans la mesure où elles ne sont pas couvertes par le secret des affaires (ARCEP, 2020, p. 89). L’ARCEP travaille actuellement à garantir l’accessibilité de ces données en élaborant un « baromètre environnemental du numérique » (ADEME/ARCEP, 2022, p. 17). La mise à disposition des données collectées devrait faciliter leur réutilisation, notamment de la part des organisations non gouvernementales engagées dans la quantification des impacts des usages numériques42. Deuxièmement, il faut harmoniser les méthodologies de mesure des impacts pour obtenir une quantification fiable. À défaut, les disparités de calcul persisteront et les méthodologies pourraient servir d’instrument de greenwashing43.
La fragmentation organique de la régulation numérique accentue le besoin d’interrégulation pour élaborer des méthodologies fiables d’évaluation des impacts des usages en ligne (Frison-Roche, 2005). Les compétences de l’ADEME et de l’ARCEP peuvent rapidement se révéler insuffisantes sans information sur les contenus diffusés. Inversement, toute autorité régulant les contenus numériques ne peut évaluer leurs impacts sans les informations relatives aux incidences des infrastructures matérielles sur l’environnement. C’est pourquoi le législateur a engagé une coopération tripartite entre l’ARCEP, l’ADEME et l’ARCOM, en faisant appel à l’expertise de cette dernière en matière de communications audiovisuelles. Elles doivent dorénavant mettre en commun leur expertise pour élaborer une méthodologie de calcul de l’empreinte carbone des vidéos en ligne44. Pour rappel, l’article 15 de la loi Climat et Résilience avait déjà chargé l’ARCOM et l’ARCEP de publier un rapport mesurant l’impact environnemental des différents modes de diffusion des services de médias audiovisuels.
Au-delà de l’élaboration de guides, les autorités de régulation peuvent également fournir aux acteurs du numérique les méthodes de calcul des impacts. Dans ce sens, l’ADEME a dû mettre à disposition des fournisseurs d’accès à Internet une méthodologie évaluant la quantité de gaz à effet de serre émise du fait de la consommation de données en ligne45.
À l’avenir, d’autres autorités de régulation pourraient être sollicitées, voire se manifester spontanément, afin de mesurer les impacts de catégories d’usages numériques en plein essor et compris dans leurs domaines de compétences. On peut notamment penser à la possibilité pour l’Autorité des marchés financiers de se saisir de l’impact environnemental croissant des cryptomonnaies, dont le développement a attiré l’attention du législateur46.
Grâce à des méthodologies harmonisées, les utilisateurs devraient disposer de plus d’informations fiables sur les impacts environnementaux de leurs usages numériques. Ils devraient ainsi pouvoir adapter leur comportement en ligne dans un sens plus écologiquement responsable.
1.2.2. La sensibilisation des utilisateurs
Dès 2010, l’OCDE appelait les États membres à mieux sensibiliser le public et les consommateurs sur les « implications environnementales de l’utilisation des TIC » (OCDE, 2010, p. 5). La transparence sur les impacts environnementaux du numérique doit permettre de remédier à cette méconnaissance généralisée de la part du grand public en lui fournissant une information qualitative (Chevrollier, Houllegatte, 2020, p. 30).
À l’instar de bien d’autres domaines comme l’énergie ou l’alimentation (Bodiguel, 2022, p. 135), le droit de l’environnement applique progressivement le paradigme de la consommation durable au marché des biens et services numériques. Avec la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire, le législateur a introduit de nouvelles obligations d’information des consommateurs sur les caractéristiques environnementales de certains produits numériques. Concernant l’allongement de la durée de vie des biens numériques, un indice de réparabilité indique désormais aux consommateurs le caractère plus ou moins réparable des smartphones et ordinateurs portables47. Quant aux services numériques, les fournisseurs d’accès à Internet doivent informer leurs abonnés sur la quantité de gaz à effet de serre émis du fait de la consommation de données en ligne48.
Au-delà des obligations légales, les régulateurs incitent les acteurs du numérique à fournir plus d’informations sur les impacts liés à la consommation des contenus numériques. Dans cet esprit, l’ARCOM doit adresser aux fournisseurs de vidéos en ligne une recommandation les invitant à informer leurs clients sur l’empreinte carbone des vidéos49. L’accessibilité des données environnementales collectées par l’ARCEP devrait également permettre à la société civile d’alimenter des outils visant à améliorer l’information des utilisateurs, comme l’extension Carbonalyser, développée par The Shift Project50.
Le législateur a pris le parti d’engager la transition écologique du numérique en recourant à la « régulation par la donnée » (Chevrollier, Houllegatte, 2020, p. 21). La diffusion des informations relatives aux impacts environnementaux du numérique mettrait les utilisateurs en capacité d’effectuer des choix numériques plus éclairés51. Ils seraient ainsi en mesure de modifier leurs usages de manière telle que le marché des biens et services numériques trouverait un nouvel équilibre durable grâce à l’orientation écologique de la demande. Néanmoins, cette vision simplificatrice occulte les multiples facteurs psycho-sociologiques mobilisés par les entreprises pour pousser les individus à consommer toujours plus de produits (Bodiguel, 2022, p. 136). En effet, le marché des services numériques n’est pas avare en techniques visant à capter l’attention des utilisateurs à des fins mercantiles, ce qui soulève d’ailleurs un réel risque pour la santé publique (Desmurget, 2019).
Malgré l’importance de la transparence, la politique environnementale du numérique ne saurait se focaliser exclusivement sur la sensibilisation des utilisateurs, au risque de créer une déresponsabilisation totale des professionnels du numérique. Il convient dorénavant de s’intéresser à la mesure dans laquelle les autorités de régulation entendent influer sur l’offre des biens et services numériques pour diminuer l’empreinte environnementale globale du secteur.
2. Une régulation fondée sur le volontarisme des acteurs du numérique
Les acteurs du numérique devraient bénéficier d’un véritable accompagnement de la part des autorités de régulation. Ces dernières vont paver le chemin que les professionnels du numérique sont appelés à suivre de leur gré (2.1). Il est toutefois loisible de questionner la viabilité d’une promotion exclusive des démarches volontaires en l’absence de résultats concrets (2.2).
2.1. La promotion exclusive des démarches volontaires
Les autorités de régulation se contentent d’aiguiller les comportements des acteurs du numérique qui demeurent libres, en dernier ressort, d’adopter des mesures réduisant leur empreinte environnementale (2.1.1). Le législateur a refusé de confier aux autorités de régulation des prérogatives contraignant les acteurs du numérique à engager des actions plus ambitieuses (2.1.2).
2.1.1. Une promotion à mi-chemin entre l’autorégulation et la corégulation
Le renforcement de la transparence du secteur du numérique vise à aiguiller son autorégulation par le biais de démarches volontaires spontanées. Avec l’instauration du régime de collecte des données environnementales par l’ARCEP, certains acteurs du numérique savent que leurs impacts environnementaux sont dorénavant connus des autorités de régulation, et plus largement du public. Face à la hausse supposée d’une demande plus écologique, les acteurs du numérique sont indirectement incités à réduire leurs impacts environnementaux pour se démarquer de leurs concurrents et attirer les faveurs des consommateurs. Ils peuvent même, par le biais de contrats, conférer à leurs démarches volontaires une portée obligatoire (Fauvarque-Cosson, 2016). Dans cette optique, les Corporate Power Purchase Agreements conclus par des acteurs du numérique avec des fournisseurs d’énergie visent à mettre en œuvre leurs démarches volontaires52. Ils s’engagent ainsi à acheter de l’électricité produite à partir de sources d’énergie renouvelable sur le long terme.
Outre l’obligation de transmettre des données relatives à leurs activités sur l’environnement, les opérateurs de communications électroniques sont désormais tenus d’élaborer une politique de réduction de leur empreinte environnementale et de publier les indicateurs clés relatifs à sa mise en œuvre53. Cette obligation d’information constitue une déclinaison du principe de prévention car les opérateurs vont engager une réflexion pour éviter, réduire ou compenser leurs impacts sur l’environnement. Bien qu’ils ne soient pas pour autant soumis à une obligation de résultat, l’accessibilité des données relatives aux impacts de leurs activités devrait permettre de facilement savoir s’ils respectent ou non les objectifs qu’ils se sont volontairement fixés.
Les acteurs privés du numérique ne bénéficient pas forcément des connaissances techniques nécessaires pour diminuer leurs impacts environnementaux. C’est pourquoi les autorités de régulation sont chargées de les éclairer sur la marche à suivre en mettant à leur disposition des documents décrivant les bonnes pratiques à adopter. Aux termes de la loi REENF, l’ARCEP, l’ARCOM et l’ADEME doivent coopérer pour élaborer deux guides de conduites écologiques : un référentiel général de l’écoconception des services numériques à destination de tous les fournisseurs de services numériques soucieux de réduire leurs impacts environnementaux54, et la recommandation relative à l’information des consommateurs sur l’impact climatique des vidéos à destination des fournisseurs de services audiovisuels, déjà mentionnée55. Les acteurs visés par ces documents ne seront nullement contraints de suivre les comportements préconisés.
Comme l’a illustré la consultation publique organisée par l’ARCOM pour recueillir les observations des fournisseurs de services vidéo (ARCOM, 2022), l’élaboration de ces guides de conduite s’inscrit dans une démarche de corégulation avec une « coopération active » entre les autorités de régulation et les fournisseurs de services numériques (Favro, 2019, p. 17). La structure des autorités de régulation favorise la concertation avec les acteurs du numérique (Frison-Roche, 2001, p. 616), ce qui permet d’échanger sur les meilleures pratiques existantes pour faciliter leur diffusion et leur acceptabilité.
Le recours à des référentiels non contraignants à destination des acteurs du numérique s’inscrit dans la continuité de ce que l’UE a entrepris en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre des centres de données. Depuis 2008, la Commission européenne travaille à l’élaboration et à la modification d’un «Code de conduite européen pour l’efficacité énergétique des centres de données56, sur lequel ces derniers peuvent s’appuyer pour limiter leur consommation énergétique. Plus largement, tant la politique européenne du numérique (Marti, 2023, p. 242) que la politique européenne de l’environnement (Börkey, Glachant, 1998, p. 2) accordent une place de choix aux codes de conduite et aux principes éthiques pour orienter les comportements des acteurs visés. En conférant une valeur législative aux deux guides de conduites écologiques susmentionnés, la loi REENF contribue à catalyser leur essor pour inciter les acteurs du numérique à diminuer leurs impacts sur l’environnement.
Hors du cadre légal, les autorités de régulation demeurent libres d’engager une réflexion sur la problématique environnementale du numérique dans tout domaine qu’elles jugent utile, avant d’éventuellement adresser de nouvelles recommandations aux acteurs régulés. À titre d’exemple, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), qui tend à s’imposer comme autorité de régulation (Favro, 2019, p. 31), cherche désormais à lier la protection des données personnelles à la protection de l’environnement (CNIL, 2022).
En matière de réduction de l’empreinte environnementale du numérique, les autorités de régulation privilégient clairement l’adoption de démarches volontaires, à rebours de la proposition de loi REENF initiale qui aspirait à imposer des mesures techniques contraignantes aux acteurs du numérique.
2.1.2. Le rejet manifeste d’une réglementation à l’échelle nationale
Les débats parlementaires ont fait ressortir une forme de rejet à l’égard de la réglementation des acteurs du numérique sur le plan national. La préférence du législateur pour l’autorégulation et la corégulation s’est manifestée dans l’affaiblissement de la portée juridique de plusieurs dispositions.
La proposition de loi initiale contenait une série de mesures techniques contraignantes pour obliger les fournisseurs de services numériques à limiter directement ou indirectement la quantité de données consommées par les utilisateurs : obligation d’adapter la qualité des vidéos à la résolution maximale du terminal utilisé57, interdiction de la lecture automatique des vidéos par défaut58, ou encore proscription du déroulement infini (ou scrolling illimité)59. La proposition adoptée par le Sénat en première lecture a dilué l’ensemble de ces mesures au sein du référentiel d’écoconception des services numériques60, qui avait alors vocation à s’imposer impérativement aux fournisseurs de services numériques générant la plus grosse part du trafic Internet en France. Elle a également instauré une obligation d’information sur l’impact climatique des vidéos en ligne61.
La « force normative » (Thibierge et al., 2009) de ces mesures a finalement été abaissée au rang de dispositions incitatives avec le référentiel d’écoconception des services numériques et la recommandation relative à l’information des consommateurs sur l’impact climatique des vidéos62. L’amoindrissement de l’ambition de la proposition de loi s’est également manifesté par la transformation d’une obligation de faire en une simple obligation de dire. Alors que les opérateurs de communications électroniques étaient initialement appelés à prendre des engagements pluriannuels contraignants de réduction de leurs impacts environnementaux, dont la méconnaissance aurait pu être sanctionnée par l’ARCEP, le législateur a finalement préféré ne leur imposer qu’une simple obligation de publication des objectifs de réduction de l’empreinte environnementale63.
Ces affaiblissements ont eu une incidence sur le rôle dévolu aux autorités de régulation en matière de réduction de l’empreinte environnementale du numérique. En effet, l’ARCEP était initialement pressentie pour exercer une réelle police environnementale du numérique en contrôlant l’application des dispositions impératives et en sanctionnant leurs manquements64. Or, aux termes des deux lois, elle ne dispose d’aucune prérogative pour contraindre les acteurs du numérique à agir.
Il ressort des débats parlementaires que la question de la réduction de l’empreinte environnementale du numérique ne peut être pensée en dehors du cadre du marché intérieur européen, au sein duquel s’échangent biens et services numériques. Le droit européen demeure l’échelon le plus adéquat pour adopter toute mesure technique contraignante à destination des acteurs du numérique. Comme l’a illustré l’abandon de l’obligation d’écoconception des services numériques, le droit français ne peut contraindre les fournisseurs de services numériques établis hors de France sans contrevenir au principe européen du « pays d’origine » tel que prévu dans la directive e-commerce de 200065. Seuls les acteurs numériques installés en France auraient été assujettis à de telles dispositions. Le gouvernement et les députés craignaient une perte de compétitivité des entreprises françaises face à leurs concurrents étrangers, sans qu’il en résulte pour autant des effets environnementaux significatifs au regard de leur faible contribution quantitative au trafic Internet à l’échelle du territoire (Chevrollier, Houllegatte, 2020, p. 91).
L’émergence d’une réglementation environnementale du numérique présente plus d’intérêts en termes d’efficacité si elle est adaptée au niveau européen en raison de son arrimage au marché unique. Or, face à un droit communautaire qui privilégie également les engagements volontaires, le cadre juridique en vigueur ne permet pas d’engager une réduction effective de l’empreinte environnementale du numérique.
2.2. L’insoutenabilité d’une promotion exclusive des démarches volontaires
La priorité accordée aux démarches volontaires des entreprises du secteur trouve son inspiration dans une orientation idéologique prégnante en droit européen selon laquelle l’« objectif indépassable » (Desprès, 2018, p. 62) demeure la croissance verte (2.2.1). Malgré l’absence d’obligations d’agir, les acteurs du numérique ont dorénavant conscience que leurs impacts sont surveillés, et qu’ils s’exposent donc à l’adoption d’une réglementation plus contraignante en l’absence d’amélioration de leur performance environnementale (2.2.2).
2.2.1. Une régulation au service de la croissance verte
Conformément à l’article 3 du Traité sur l’Union européenne, l’établissement d’un marché intérieur a pour objectif d’assurer le développement durable de l’Europe en conciliant « une croissance économique équilibrée » avec un « niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement ». À cet égard, il ne faut pas oublier que le Pacte vert de la Commission européenne constitue principalement une « stratégie de croissance » économique (Commission européenne, 2019). Bien qu’il soit désormais établi que la hausse des activités économiques aggrave la détérioration de la nature et nous confronte aux limites de la planète, l’UE refuse toujours de remettre en cause une « croissance potentiellement illimitée » (Desprès, 2018a, p. 62).
La quête effrénée d’une croissance durable a des incidences sur les choix normatifs opérés en matière de réduction de l’empreinte environnementale du numérique. L’UE préfère éviter d’imposer aux acteurs du numérique des exigences environnementales contraignantes à deux titres. Premièrement, il convient de favoriser le développement du secteur car il est porteur de croissance économique66. Deuxièmement, en raison de son caractère innovateur, le domaine du numérique constitue un secteur clé pour mettre en œuvre la croissance verte. Les institutions s’empêtrent dans la « croyance » selon laquelle les progrès technologiques et la généralisation des TIC assureront le découplage absolu entre la croissance économique et la destruction des ressources naturelles (Desprès, 2018b, p. 277-280). Dans ce sens, la Commission européenne affirme que la « transformation numérique » devrait jouer un rôle essentiel pour faire émerger une économie « dans laquelle la croissance économique sera dissociée de l’utilisation des ressources » (2019, p. 2 et p. 8).
Or, l’objectif d’une croissance verte ne peut pas servir de cap pour organiser la transition écologique du secteur du numérique. En matière climatique (Thieffry, 2006, p. 158), la priorité accordée à l’amélioration de l’efficacité énergétique des produits liés à l’énergie a illustré cette croyance dans la capacité du progrès technique à résoudre des problèmes environnementaux67. La diminution de la consommation énergétique unitaire des équipements terminaux concernés, comme les ordinateurs portables68, aurait dû provoquer une réduction de la consommation d’énergie globale et les émissions de gaz à effet de serre afférentes. Or, le constat est des plus limpides : malgré les progrès impressionnants réalisés par le secteur en matière d’efficacité énergétique, la consommation liée au numérique n’a cessé d’augmenter à cause de la hausse continue du nombre d’équipements numériques produits et des effets rebonds (Bol, Pirson, Dekimpe, 2021). Tant que le droit européen se contentera d’atténuer les impacts des biens et services sans remettre en cause l’exploitation illimitée de la nature et la consommation de masse (Saadeler, 2010, p. 10, 20), la réduction de l’empreinte environnementale du numérique restera grandement compromise. L’absence de mention du concept de sobriété dans les documents communautaires s’intéressant à cette problématique n’augure malheureusement pas d’une remise en question des besoins numériques actuels (Commission européenne, 2019, 2020a et 2020b).
La réglementation environnementale peut apparaître comme un frein entravant les activités des entreprises du numérique, obstruant leur capacité d’innovation, et finalement nuisant à l’objectif d’une « croissance économique verte ». Les entreprises privées plébiscitent l’adoption des engagements volontaires afin d’éviter les coûts relatifs au respect de la réglementation environnementale (Börkey, Glachant, 1998, p. 2). Le droit européen privilégie expressément l’adoption de démarches volontaires de la part d’acteurs du numérique, et la réglementation ne peut intervenir qu’à des fins correctrices69. L’écoconception des équipements numériques en constitue un exemple topique. Un règlement d’exécution avec des exigences contraignantes pour les fabricants d’équipements numériques ne peut être adopté que lorsque les « forces du marché ne parviennent pas à progresser dans la bonne direction70 ».
Outre l’objectif de ne pas entraver l’innovation d’un secteur stratégique, le recours à la réglementation en dernier ressort est également motivé par le souci de limiter les dépenses publiques jugées nuisibles à la croissance économique71. L’UE regarde la réglementation environnementale comme un moyen d’action dont l’élaboration et la mise en œuvre nécessitent d’engager des moyens financiers, administratifs et humains. À cet égard, elle adopte une « analyse économique du droit de l’environnement » (Faure, 2007), en appréciant l’opportunité de recourir à la réglementation à l’aune de critères économiques. Les engagements volontaires sont présumés être plus efficients que des exigences contraignantes « onéreuses72 » et permettraient ainsi d’atteindre les objectifs recherchés à un moindre coût.
Ce n’est que lorsque les engagements volontaires se sont révélés défaillants et que les objectifs ne sont manifestement pas atteints qu’une réglementation devient envisageable.
2.2.2. Un volontarisme subordonné à l’atteinte d’objectifs environnementaux ?
Les autorités de régulation disposent de pouvoirs qui leur permettent seulement de suivre les progrès réalisés par le secteur. Elles n’en demeurent pas moins en mesure de surveiller les impacts environnementaux des acteurs du numérique, puis d’en déduire si la promotion de démarches volontaires porte ses fruits (ARCEP, 2020, p. 83). À défaut, elles pourront préconiser l’adoption d’une réglementation plus contraignante pour assurer la transition écologique du numérique.
La régulation environnementale du numérique a vocation à évoluer rapidement au fil de l’amélioration des connaissances. En effet, aux termes de l’article 4 de la loi REENF, l’Observatoire des impacts environnementaux du numérique a été institué pour être force de proposition de nouvelles mesures. Si les acteurs du numérique ne parviennent pas à réduire leurs impacts d’eux-mêmes, conférer un pouvoir réglementaire aux autorités de régulation demeure une option envisageable. Régulation et réglementation ne s’excluent pas mutuellement, cette dernière constituant un instrument à disposition des autorités de régulation pour atteindre leurs objectifs (Frison-Roche, 2001, p. 610). Pour la France, l’adoption d’une réglementation environnementale du numérique ne peut s’envisager que sur le plan européen. C’est notamment pour cette raison que les sénateurs invitent le gouvernement français à porter l’obligation d’écoconception des services numériques au sein des négociations européennes (Chevrollier, Houllegatte, 2020, p. 91).
Bien que l’Union européenne privilégie l’adoption de démarches volontaires, elle demeure tout de même susceptible de recourir à la réglementation lorsque les acteurs privés n’ont pas respecté leurs engagements environnementaux. La question de l’harmonisation des chargeurs de téléphones portables en témoigne. L’UE avait poussé les fabricants de téléphones mobiles à adopter des accords volontaires afin d’uniformiser les interfaces de charges de manière qu’il n’y ait plus qu’un seul type de chargeur mis sur le marché. L’objectif était de réduire la quantité de déchets de chargeurs. Les résultats n’ont malheureusement pas été à la hauteur des engagements73. C’est pourquoi l’UE a finalement recouru à la réglementation en obligeant les fabricants de téléphones mobiles à concevoir des modèles compatibles avec le chargeur universel (de type USB-C) à compter du 1er janvier 202474.
Si les mesures volontaires prises par les acteurs du numérique se révèlent insuffisantes, les autorités de régulation disposeront des données établissant l’échec de leur autorégulation. Elles ont un rôle à jouer pour appuyer l’adoption d’une réglementation environnementale dans les cas où cela s’avère nécessaire. Les régulateurs français ne sont pas les seuls à se lancer dans la supervision des impacts environnementaux du secteur du numérique. En effet, l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (BEREC) a entamé des réflexions relatives au rôle des autorités nationales de régulation pour réduire l’empreinte du numérique, en se fondant expressément sur les travaux pionniers de l’ARCEP (BEREC, 2022, p. 13). La Commission européenne entend également renforcer le suivi des impacts des centres de données sur l’environnement avec la proposition de refonte de la directive relative à l’efficacité énergétique en cours d’adoption (Commission européenne, 2021b, p. 10). Sauf modification substantielle, les États membres devraient dès 2024 exiger des opérateurs de centre de données qu’ils mettent chaque année à la disposition du public des informations concernant leur performance énergétique et leur empreinte hydrique (ibid., p. 26, p. 58, p. 59 et p. 113). Il appartiendrait aux États membres de communiquer les informations publiées à la Commission.
À défaut de faire l’objet d’exigences environnementales contraignantes, les acteurs du numérique ont dorénavant la certitude que les incidences de leurs activités sur l’environnement ont attiré l’attention des régulateurs français et européens. Reste maintenant à déterminer s’ils engageront des actions à la hauteur des ambitions affichées par la loi, ou s’ils se contenteront de procrastiner en renvoyant la responsabilité aux utilisateurs, ces derniers ayant également un rôle certain à jouer en la matière.