La remise en cause socio-économique permanente de l’efficacité de la régulation publique face aux problèmes environnementaux conduit à l’exploration de nouvelles approches juridiques encourageant la « self-regulation » – traduit par « autorégulation » ou « autoréglementation » – des activités régulées (Blumrosen, 1983, p. 1264). Le besoin de renouveau, exprimé par certains acteurs sociaux et économiques, influence donc la manière de (re)penser la régulation. Ce changement de paradigme, qui n’est pas récent, ne peut être exclu en matière de gestion de l’impact environnemental du numérique.
Quelques précisions sémantiques s’imposent d’entrée pour mieux appréhender la question de la régulation et de l’autorégulation de l’empreinte environnementale du numérique. La notion de régulation, polysémique (Chevallier, 1995 ; Frison-Roche, 1998) est parfois assimilée à son homonyme anglais « regulation » (Frison-Roche, 1998 ; Timsit, 2004), lequel devrait se traduire par « réglementation ». La terminologie française distingue donc régulation et réglementation (Boy, 2001 ; Marcou, 2006) ; « la régulation ne se confondant pas avec la réglementation, laquelle demeure comme un instrument disponible de la régulation » (Frison-Roche, 2001, p. 610). Un auteur souligne qu’« appliquée à un marché, la régulation vise à créer et même à imposer un équilibre entre des forces ou des règles, dont le jeu spontané ne permettrait pas un fonctionnement satisfaisant […] » (Saint Pulgent, 2016, p. 3). Elle est souvent exercée par des autorités sectorielles de régulation. S’agissant de l’autorégulation, elle repose essentiellement sur la théorie de la « réflexivité » (Fallery, Rodhain, 2010, p. 22), qui soutient que la conscience de soi, à travers des systèmes de gestion et d’autres outils, peut accomplir plus que les mécanismes traditionnels de commande externe. Elle désigne ainsi un système apte à définir son équilibre par ses seules forces ou, s’il y a un dysfonctionnement en son sein, à le rétablir (Frison-Roche, 2011, p. 21). Bien qu’utile pour relever les défis environnementaux, y compris ceux du numérique, l’autorégulation peine encore à convaincre quant à ses capacités à atteindre des objectifs d’intérêt général. Or, le législateur considère qu’il convient de donner la priorité aux solutions alternatives, comme l’autorégulation par l’industrie, lorsqu’elles permettent d’atteindre plus rapidement les objectifs stratégiques, ou de manière moins onéreuse, que des exigences contraignantes1. On entend donc généralement par autorégulation, « la possibilité pour les opérateurs économiques, les partenaires sociaux, les organisations non gouvernementales ou les associations, d’adopter entre eux et pour eux-mêmes des lignes directrices communes […] (notamment codes de conduite ou accords sectoriels) » (Parlement européen, Conseil de l’Union européenne et Commission européenne, 2003, p. 3).
Dans le cadre de cette réflexion, le numérique est considéré comme « un vaste tout » (Dubasque, 2019, p. 17‑18) qui englobe indifféremment les outils, contenus, usages des technologies de l’information et de la communication, le secteur d’activité per se, même s’il est par nature transversal, voire le marché qui y est relatif (Vitali-Rosati, 2014). À ce titre, il convient de souligner qu’il serait assez réducteur de considérer que, en l’absence de textes spéciaux, il n’y avait point de régulation de l’empreinte environnementale du numérique2. En réalité, seule l’efficience des régulations existantes pourrait être remise en cause au vu des spécificités du numérique. En France, par exemple, avant l’adoption, en novembre 2021, de la loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique3, dite loi REEN (Breteau, 2022 ; Rozenfeld, 2022), et de la loi climat et résilience d’août 2021, qui touche le secteur de la publicité, il existait, à une échelle moins importante, une régulation publique de l’empreinte du numérique. On conviendra ainsi, au minimum, que les principes fondamentaux du droit de l’environnement (Gros, 2009) – les principes de prévention, de précaution et du pollueur-payeur (Sadeleer, 1999) –, mentionné à l’article L. 110-1 Code de l’environnement4, donnent les moyens généraux de régulation des activités du numérique5. Certains acteurs sont d’ailleurs contraints de réaliser un reporting extra-financier6, comme le prévoient les articles L. 225-102-1 et R. 225-105 du Code de commerce7. Celui-ci n’a pas pu être élargi à la transparence sur l’impact environnemental du numérique8 en considération, notamment, d’une redondance avec les informations déjà contenues dans le rapport de gestion en matière environnementale. Toutefois, des auteurs relèvent que cette justification n’est pas convaincante (Teller, 2022, p. 337‑338). Il est aussi possible de se référer à l’article L. 225-102-4 du Code de commerce relatif au devoir de vigilance qui peut s’appliquer aux grandes entreprises du numérique9. Plus récemment, à travers la loi Pacte de 2019, le législateur a précisé à l’article 1833 du Code civil que « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Au niveau européen, on peut relever la directive de 1996 concernant les exigences en matière de rendement énergétique des réfrigérateurs, congélateurs et appareils combinés électrique à usage ménager10, ainsi que celle de 2005 sur la fixation d’exigences en matière d’écoconception applicables aux produits consommateurs d’énergie11.
En réalité, les crises majeures actuelles – climatiques, financières ou sanitaires – traduiraient une « faillite de la régulation ». Selon certains auteurs, « en déléguant aux acteurs les plus puissants le soin d’élaborer et d’appliquer les normes, [la régulation] aurait contribué à asservir la société tout entière aux appétits insatiables d’une caste sans foi mais surtout sans loi » (Bernard, 2009, p. 2289). L’autorégulation ne serait alors que « pure folie » (ibid., p. 2289‑2290). À titre d’illustration, l’échec de l’autorégulation des entreprises a été blâmé lors de la crise financière mondiale de 2008 déclenchée par la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers aux États-Unis. Cette faillite avait conduit l’autorité fédérale américaine de réglementation et de contrôle des marchés financiers à arrêter le Consolidated Supervised Entities Program. Ce programme prévoyait, en effet, une supervision volontaire des cinq plus grands conglomérats de banques d’investissement américains. Il invitait les banques à fixer et à ajuster elles-mêmes les exigences de fonds propres sur la base de leurs propres évaluations internes des risques (Short, 2013, p. 22‑23). En matière environnementale, l’autorégulation fut aussi mise en cause dans l’accident de la plateforme de forage offshore Deepwater Horizon, de British Petroleum, qui pollua le golfe du Mexique en 2010. De nombreuses critiques ont souligné un cadre d’autorégulation qui laissait les grandes sociétés pétrolières définir leur propre conduite (Gold, Power, 2010). Cependant, comme le remarquent certains auteurs, l’autorégulation n’était pas la seule coupable des deux catastrophes précitées, dès lors que la régulation étatique s’est révélée trop insuffisante, laxiste ou « complice » vis-à-vis des tares de la régulation privée (Short, 2013, p. 23).
Soulignons d’emblée que la présente analyse ne s’inscrit pas dans une approche néodarwinienne, qui consisterait à sonner le glas de la régulation au profit d’une autorégulation débridée de l’empreinte environnementale du numérique. Cette étude met plutôt en perspective les rapports existant entre autorégulation et régulation de l’empreinte environnementale du numérique. Elle permet, entre autres, de faire ressortir non seulement les oppositions, mais aussi l’influence que ces mécanismes ont chacun l’un sur l’autre. Il convient de relever que la présente réflexion n’a pas la prétention d’analyser exhaustivement toutes les spécificités du numérique, qui requièrent, à l’évidence, de la transdisciplinarité et de l’interdisciplinarité (Brunet, Zevounou, Bottini, 2022 ; Claverie, 2010). Cette réflexion se propose, avant tout, d’étudier les principaux mécanismes de régulation qui gouvernent, ou qui pourraient contribuer à gouverner, la réduction de l’impact environnemental du numérique. À ce propos, les auteurs identifient au moins trois grandes formes de régulation : la régulation étatique ou publique, la régulation privée ou l’autorégulation et la corégulation (Palzer, Scheuer, 2003). Néanmoins, par pure commodité de langage et d’écriture, le terme « régulation » sera ici principalement employé pour désigner la régulation étatique.
Dans la présente étude, il s’agira d’analyser les liens entre régulation publique et autorégulation sous le prisme des atouts et défis de cette dernière forme de régulation, qui suscite beaucoup de méfiance, d’interrogations et de rejet. L’étude vise ainsi à analyser les enjeux, défis et perspectives de l’exploitation des capacités d’autorégulation de l’industrie du numérique – sujette à un renforcement de la régulation du fait de son empreinte écologique – pour accélérer sa transition environnementale. En effet, des interrogations émergent quant aux potentialités et limites de l’autorégulation du secteur du numérique, à la prise en compte de ces dernières dans l’objectif de réduction et de régulation de l’empreinte environnementale du numérique, ou encore à l’articulation de l’autorégulation et de la régulation étatique, qui sont potentiellement concurrentes. Ces interrogations conduisent à poser la question suivante : quelle est la place des mécanismes d’autorégulation face à la régulation publique dans l’objectif de réduction de l’empreinte environnementale du numérique ?
A priori (Bergé, 2021a, 2022), en raison de l’asymétrie informationnelle (Akerlof, 1970) importante qui existe en matière d’impact du numérique sur l’environnement, les acteurs privés seraient mieux placés que les pouvoirs publics pour se réguler. Cependant, l’autorégulation des acteurs privés peut être très critiquable et inefficace si elle implique une « perte de contrôle » (Bergé, 2021b, p. 65) pour l’État. Or, la régulation étatique n’est pas toujours efficace, surtout sur un marché fortement concurrentiel comme celui du numérique. À première vue, l’autorégulation pourrait suffire à une régulation efficace de l’impact environnemental du numérique. La régulation publique ne serait donc que surabondante, voire superflue. Toutefois, dans une quête d’efficacité, les limites consubstantielles à ces différents mécanismes conduisent à envisager leur « jumelage ». Sur un plan théorique, cette réflexion permet notamment de questionner la portée des concepts (Farjat, 1986 ; Racine, Siiriainen, 2007 ; Riem, 2020) de régulation et d’autorégulation, déjà éprouvée dans bien des domaines (Miller, 1985 ; Senden, 2005 ; Hirsch, 2010), dans la gestion des externalités environnementales négatives (Pigou, 1920) du numérique. En pratique, leur applicabilité pourrait positivement influencer le comportement des acteurs, publics comme privés, dans le sens d’une meilleure régulation (Silicani, 2018). Pour bien mener la présente analyse, il convient d’étudier le développement autonome de l’autorégulation par rapport à la régulation de l’empreinte environnementale du numérique (1), puis son assujettissement à cette dernière (2).
1. Le développement autonome de l’autorégulation par rapport à la régulation de l’empreinte environnementale du numérique
L’autorégulation de l’empreinte environnementale du numérique se serait développée de manière totalement autonome, si l’on considère que les premières formes d’autorégulation ont pris corps bien avant les interventions régulatrices étatiques. Du fait de son caractère volontaire, et presque autosuffisant, l’autorégulation impliquerait une certaine relégation de la régulation étatique à un second rang (1.1). Néanmoins, on constatera que, le plus souvent, l’autorégulation peut aussi émerger de manière supplétive par rapport à la régulation publique existante ou naissante (1.2).
1.1. L’autorégulation volontaire reléguant la régulation
Il convient de rappeler que l’autorégulation repose sur la théorie de la réflexivité, qui soutient que la conscience de soi peut accomplir plus que les mécanismes traditionnels de commande externe, à l’instar de la régulation étatique (Teubner, 1994 ; Ogus, 1995, p. 97‑98). Elle décrit ainsi l’autodiscipline de sa propre conduite par une régulation individuelle, prise à l’échelle d’une entreprise, ou comme membre d’un groupe d’entreprises qui s’autodisciplinent (Black, 1996, p. 26). C’est l’essence privée des systèmes d’autorégulation qui caractérise fondamentalement l’autorégulation des acteurs régulés (Priest, 1997) et leur évolution par rapport à la régulation publique. L’autorégulation se fonde sur la responsabilisation des acteurs et leur capacité à ériger leurs propres règles (Farjat, 1982, 1998 ; Larouer, 2018). On pourrait alors opposer – en raison de leur source – l’autorégulation volontaire, individuelle ou collective, à la régulation publique.
L’autorégulation implique donc qu’il y a, a minima, « une entreprise ou une organisation privée assumant la responsabilité de ses propres règles ou pratiques et supervisant les sanctions en cas de non-conformité […] » (Rubinstein, 2018, p. 504). Dans une autorégulation « pure », considérée comme étant « spontanée », excluant toute intervention étatique, les acteurs pèsent les avantages et les inconvénients afin de décider s’ils veulent s’autoréguler (Csink, Mayer, 2014, p. 406). L’autorégulation pure suit ici « une approche plutôt ascendante, car il s’agit d’un mécanisme de réglementation […] initié par les parties prenantes elles-mêmes, auxquelles elles ont recours indépendamment de l’adoption préalable d’un acte législatif » (Senden, 2005, p. 12). Comme l’écrit un auteur, « on invoque souvent l’idée que les professionnels préfèrent mettre de l’ordre dans leur maison plutôt que de voir l’État le faire plus lourdement. Ils agiraient ainsi par crainte du gendarme, pour éviter l’intervention de l’État » (Farjat, 1982, p. 51). La forme d’autorégulation qui nous intéresse repose principalement sur l’adoption volontaire de codes de conduite (Larouer, 2018, p. 21‑23, n° 18 ; Desbarats, 2003 ; Racine, 1996 ; Osman, 1995). Elle correspond à l’autorégulation pure puisqu’elle englobe plus largement des normes non contraignantes, généralement sans supervision directe ou d’incitation étatique (Black, 1996, p. 27 ; Priest, 1997, p. 245).
À l’analyse, « le gouvernement par les règles de droit, contraignantes et assorties de sanctions […] fait de plus en plus place à la gouvernance par des normes telles que […] des chartes d’usagers, des codes de conduite, des codes d’éthiques, des normes12 ISO, etc. » (Bernatchez, Bouchard, Bélanger, 2021, § 10). Le droit « souple » est donc convoqué (Virally, 1978 ; Sanders, 1982). Ainsi, on peut voir se développer des codes de conduite relatifs à l’impact environnemental des activités du numérique. Cela se traduit par l’application, individuelle ou collective, de politiques, de codes de bonnes pratiques, de normes (Boy, 1998, p. 184), d’écolabels13, de déclarations environnementales, ainsi que par la contractualisation (Chevallier, 2008). À titre d’illustration, la norme ISO 14006 : 2020 aide les organismes à mettre en œuvre et à améliorer leur management de l’écoconception dans le cadre d’un système de management environnemental. La norme NF X30-264, produite par l’AFNOR, fournit également des lignes directrices pour tout type d’entreprise souhaitant initier une démarche d’écoconception.
Concernant les technologies émergentes, à fort impact énergétique et environnemental, telles que l’intelligence artificielle (IA) et la blockchain, des normes sont aussi en cours d’élaboration. Des stratégies de développement durable se développent également au sein, et avec le concours, des entreprises et des secteurs concernés. La norme ISO/IEC 23894 : 2023, relative au management du risque lié au développement de biens et services utilisant de l’IA, prend ainsi en compte l’impact environnemental de cette technologie. Sur le plan européen, les organisations de normalisation – le Comité européen de normalisation (CEN) et le Comité européen de normalisation en électronique et en électrotechnique (CENELEC) – développent, depuis janvier 2023, une norme volontaire relative à une IA verte et durable14. Cette norme établira un cadre pour la quantification de l’impact environnemental de l’IA et de sa durabilité, et encouragera les développeurs et utilisateurs à améliorer l’efficacité de l’exploitation de l’IA. Elle fournira un état de l’art de la technologie de l’IA pour le contrôle direct et l’optimisation de la consommation d’énergie. Enfin, elle donnera aussi un moyen d’évaluation du cycle de vie du développement, du déploiement et de l’utilisation de l’IA.
Les engagements d’autorégulation des géants du numérique, en matière de durabilité, sont aussi assez édifiants. Google s’est ainsi engagé à décarboner sa consommation d’énergie pour que, d’ici à 2030, l’entreprise fonctionne uniquement avec de l’énergie décarbonée15. Amazon déclare aussi qu’en 2021, l’ensemble de ses activités reposait à 85 % sur les énergies renouvelables et que la société pouvait atteindre 100 % d’ici à 2025, soit cinq ans plutôt que son objectif initial de 203016. Dans la « crypto-économie », les principaux acteurs du protocole Bitcoin que sont les sociétés de minage17 (Legeais, 2019, p. 24, n° 41) prennent aussi à bras-le-corps la question de l’impact énergétique18 et environnemental du réseau (Vranken, 2017). Selon le Bitcoin Mining Council (BMC) – un regroupement de sociétés de minage représentant 48,4 % du réseau mondial –, le mix énergétique durable de l’industrie globale était de 58,9 % au quatrième trimestre 2022 (63,8 % pour les membres du BMC)19. L’efficacité technologique mondiale du minage a aussi augmenté de 16 % entre 2021 et 2022, ce qui traduirait plus de rendements pour la même quantité d’énergie consommée. Alors qu’il y a un débat sur la nécessité d’interdire, ou pas, le mécanisme de consensus de la preuve de travail – Proof of Work (PoW)20 –, utilisé par le protocole Bitcoin, le deuxième cryptoactif en termes de capitalisation, l’Ether, a volontairement changé de mécanisme. Ethereum a adopté la preuve d’enjeu – Proof of Stake (PoS)21 – qui réduirait de 99,9 % la consommation du réseau22. Même si des raisons stratégiques, en dehors des questions énergétiques, ont justifié ce changement, on peut affirmer que ce choix volontaire n’a pas été imposé par le régulateur ou en anticipation de son intervention. On serait véritablement en présence d’une autorégulation pure ou spontanée.
Le secteur des centres de données (Ouffoue, Mesplede, 2023), nécessaire au développement de l’IA, et l’industrie satellitaire ne sont pas en reste. En matière d’efficacité énergétique, il existe un Code de conduite européen concernant l’efficacité énergétique des data centers. Ce référentiel, existant depuis 2008, est piloté par la Commission européenne. L’adhésion à ce code de conduite répond au critère de l’adoption de bonnes pratiques de gestion énergétique requis pour bénéficier de la réduction de la Taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE)23. Dans le secteur spatial, la problématique des débris spatiaux24 occupe une place importante (Renault, Archambault, 2022) en raison de l’inefficacité des réponses en droit international25. C’est d’ailleurs l’un des risques évoqués lors de la consultation publique menée par l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP) pour la demande d’autorisation d’exploitation de fréquences introduite par Starlink26, fournisseur d’accès à Internet par satellite. Dans les réponses aux critiques soulevées à l’encontre du projet Starlink Constellation de SpaceX, l’entreprise a décrit sa stratégie de durabilité spatiale visant à réduire la génération de débris spatiaux, dont l’efficacité serait supérieure aux standards américains et internationaux27.
Il appert que les codes de conduites volontaires seraient plus efficaces lorsque les entreprises sont relativement grandes et matures. Ce sont ces dernières qui peuvent se permettre d’avoir une vision à long terme sans être contraintes par des objectifs à court terme (Priest, 1997, p. 298). Toutefois, une régulation étatique serait préférable aux codes volontaires lorsque les organisations d’autorégulation ne sont pas assez représentatives28 ou si les membres de l’industrie ne parviennent pas à s’entendre. En outre, un code peut également être difficile à élaborer et à appliquer quand il existe un déséquilibre de pouvoir entre les participants du mécanisme d’autorégulation (Priest, 1997, p. 298‑299). Quoi qu’il en soit, l’entrain pour le développement volontaire de mécanismes d’autorégulation répond à différents enjeux. Ces derniers sont d’abord réglementaires, dès lors qu’il s’agit, entre autres, pour les entreprises d’anticiper des évolutions légales prévisibles dans leur secteur d’activité. L’autorégulation répond aussi à des enjeux économiques, en permettant aux entreprises novatrices de mieux se positionner sur un marché concurrentiel, surtout lorsque les enjeux environnementaux constituent un levier de croissance. Si l’autorégulation peut anticiper l’instauration d’une régulation plus contraignante, elle peut aussi suppléer celle existante, voire être considérée comme étant précurseure, dès lors que la régulation étatique ne répond pas aux spécificités et à la recherche d’efficience économique du marché du numérique.
1.2. La supplétivité de l’autorégulation par rapport à la régulation
L’autorégulation de l’empreinte environnementale du numérique peut suppléer29 la régulation publique dans deux situations. La première est celle dans laquelle l’autorégulation est suscitée par les insuffisances de la régulation publique. La seconde situation est relative à la supplétivité « créée », directement ou indirectement, par la régulation elle-même. Dans le premier cas, l’autorégulation des entreprises remédie aux défaillances de la régulation étatique que certains qualifient de « vides réglementaires » ou « regulatory voids » (Short, 2013, p. 23). Cette notion intègre et s’étend au-delà du concept de « défaillance réglementaire ». Les vides réglementaires peuvent naître lorsque la régulation étatique échoue économiquement à atteindre ses objectifs ou crée des inefficacités du marché en atteignant ces objectifs à un coût élevé. La régulation peut aussi être perçue comme déficiente pour des raisons politiques et socio-culturelles (ibid., p. 27). Il est possible d’établir une typologie de trois vides réglementaires – les « vides de connaissances », les « vides politiques » et les « vides institutionnels » – que l’autorégulation pourrait résoudre (ibid., 2013, p. 27).
En réalité, l’autorégulation est avant tout considérée comme étant une solution aux vides de connaissances. Elle peut contribuer à combler les lacunes de connaissances en générant et en mettant en commun des informations, en permettant une synergie créatrice entre les différents acteurs de la régulation (Cohen, 2010, p. 362). Dans la présente analyse, ce vide de connaissances peut être l’existence d’une asymétrie informationnelle en défaveur des régulateurs30 sur l’impact environnemental du numérique (ADEME/ARCEP, 2022, p. 208‑209). S’agissant des vides institutionnels, il est admis que les pratiques organisationnelles d’autorégulation peuvent modifier le comportement interne des entreprises, conduisant ainsi à une meilleure conformité réglementaire (Short, 2013, p. 29). En revanche, en présence de vides d’origine politique, l’autorégulation peut produire l’effet inverse. En effet, un régulateur qui promeut l’autorégulation parce qu’il a été privé de ressources pour assurer la régulation ne peut pas maintenir l’autorité nécessaire pour une autorégulation efficace (Parker, 2006).
À l’analyse, l’autorégulation se justifierait par l’inefficience de la régulation dans un marché concurrentiel. Le législateur européen prévoit ainsi que les règles d’écoconception des produits liés à l’énergie peuvent être fixées par des mesures d’autoréglementation pertinentes apparaissant « comme un moyen d’atteindre les objectifs stratégiques plus rapidement ou à moindre coût que des exigences contraignantes31 ». Il admet que l’autorégulation peut permettre des progrès rapides, en raison d’une mise en œuvre immédiate et efficace en termes de coûts, et qu’elle permet une évolution souple et adaptée aux options technologiques et aux sensibilités du marché concerné32. Par une telle mesure, le régulateur public reconnaît la possibilité que l’autorégulation soit plus performante, et donc plus efficace que la régulation publique. Les institutions européennes soulignent également qu’en général, ces initiatives volontaires n’impliquent pas de prise de position de leur part, surtout lorsqu’elles interviennent dans des domaines non couverts par les traités ou dans lesquels l’Union n’a pas encore légiféré (Parlement européen, Conseil de l’Union européenne et Commission européenne, 2003, p. 3). On entrevoit, dans l’exemple précédent, en matière d’écoconception la possibilité que le régulateur public crée, par lui-même, un terreau fertile au développement de l’autorégulation de l’empreinte environnementale du numérique.
S’agissant particulièrement de la supplétivité engendrée, directement ou indirectement, le régulateur peut aussi y trouver son compte. En réalité, les pouvoirs publics ont également intérêt au développement de l’autorégulation. Elle leur permet d’influencer les comportements des acteurs sans être véritablement impliqués dans l’industrie concernée. Le régulateur exploite donc les ressources de l’industrie régulée. L’autorégulation permet aussi de « politiquement rassurer » sur la question de l’absence de régulation sans avoir à engager de responsabilité politique. De surcroît, l’autorégulation coûterait moins qu’une régulation publique similaire (Priest, 1997, p. 268‑271). Par exemple, en matière de régulation environnementale des communications électroniques, l’AFRCEP et l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) doivent définir un référentiel général d’écoconception des services numériques33. Ledit référentiel laisse la place aux mécanismes d’autorégulation, avant et après son adoption, dans la mesure où son application n’est pas obligatoire.
Sur le plan européen, en matière de régulation de l’IA (Benbouzid, Meneceur Smuha, 2022 ; Touzain, 2023), la proposition de règlement d’avril 202134 envisage la possibilité d’adoption de codes de conduite relatifs à la durabilité environnementale pour les systèmes d’IA qui ne sont pas à haut risque35. Sur le plan national, s’agissant de la publicité, le législateur incite aussi à l’adoption de codes de conduite environnementale sectoriels et transversaux, ci-après « contrats-climat ». L’article L. 229-67 du Code de l’environnement prévoit la publication de la liste des entreprises soumises à obligation de déclaration qui souscrivent, ou non, à des contrats-climat. Pour les activités non soumises à obligation de déclaration, il y a valorisation de leur engagement (name and shine). L’article 14, al. 1 de la loi de 1986 relative à la liberté de communication (loi Léotard) prévoit aussi que l’ARCOM peut prendre en compte les recommandations des autorités d’autorégulation, notamment l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), dans son rapport annuel évaluant les actions en matière de santé publique et de lutte contre les comportements à risque et formulant des recommandations pour améliorer l’autorégulation sectorielle. L’alinéa 5 du même article dispose que l’ARCOM promeut la conclusion des contrats-climat ayant pour objet la réduction significative des communications commerciales sur les biens et services ayant un impact négatif sur l’environnement. Ces codes de conduite sont rendus publics et comportent des objectifs et indicateurs permettant un suivi. L’article 18, 12° de la loi Léotard dispose que le rapport annuel de l’ARCOM comprend un bilan de l’efficacité des contrats-climat36.
En matière de communication électronique, l’article L. 33-16 du Code des postes et des communications électroniques (CPCE) oblige certains opérateurs à publier des indicateurs clés de leurs politiques de réduction de leur empreinte environnementale, notamment en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) et d’écoconception des produits et services numériques. Ces indicateurs doivent s’inscrire en cohérence avec les objectifs fixés par la Stratégie nationale de développement à faible intensité de carbone, soit la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) 2050. Par ailleurs, l’article L. 38-6 du même Code dispose que l’ARCOM publiera une recommandation visant à informer les consommateurs de services audiovisuels de la consommation d’énergie et d’émissions de GES liée à la consommation de données sur ces services. Cette recommandation non contraignante laisse aussi une flexibilité aux acteurs régulés.
Il convient de rappeler que l’autorégulation porte sur un éventail de pratiques, de règles communes, de codes de conduite, et concerne aussi les accords volontaires que les acteurs privés concluent pour réguler et organiser leurs activités. Sur le plan européen, la Commission considère qu’il peut être jugé préférable de ne pas présenter de proposition législative lorsque de tels accords existent et peuvent servir à atteindre les objectifs recherchés. Néanmoins, dans une optique de contrôle de l’autorégulation, étudiée plus loin, la Commission peut proposer l’instauration d’une procédure permettant de surveiller les progrès réalisés. C’est le cas des exigences en matière d’écoconception applicables aux produits liés à l’énergie (Commission européenne, 2002, p. 7). La Commission peut aussi encourager ou reconnaître les accords d’autorégulation, voire proposer au législateur d’y recourir (CESE, 2013). Enfin, dans le cas de décisions purement spontanées dans des domaines où la Commission n’a pas proposé de mesure législative ni manifesté l’intention de légiférer, il est envisagé qu’aucune action ne soit nécessaire (Commission européenne, 2002, p. 7‑8). Analyser l’intervention régulatrice faisant suite à l’émergence des mécanismes d’autorégulation conduit aussi à étudier la soumission progressive des autorégulées à la régulation étatique.
2. L’assujettissement de l’autorégulation à la régulation de l’empreinte environnementale du numérique
Les points d’intersection, présents et futurs, entre l’autorégulation et la régulation de l’empreinte environnementale du numérique sont nombreux. Puisque l’État doit toujours assumer son pouvoir régalien, le contrôle de l’essor de l’autorégulation s’impose comme une nécessité (2.1). Cependant, les limites manifestes des capacités de contrôle et de régulation étatique, ainsi que les faiblesses des mécanismes d’autorégulation conduisent à envisager une association de leurs atouts à travers une corégulation (2.2).
2.1. L’encadrement de l’autorégulation par la régulation
L’encadrement de l’autorégulation peut prendre différentes formes en fonction du régulateur concerné ou de son niveau d’engagement. Il peut s’agir du législateur – en considérant la réglementation comme instrument de régulation (Frison-Roche, 2001, p. 610) –, des autorités de régulation, mais aussi, et surtout, du juge-régulateur (Lepetit, 2004 ; Quéméner, 2016 ; Frison-Roche, 2018). Les présents développements se concentreront sur l’office des autorités de régulation (Marimbert, 2002). Néanmoins, il convient de relever que le juge-régulateur peut intervenir pour sanctionner et/ou « légitimer » des mécanismes d’autorégulations. Il sera sollicité pour sanctionner, outre le non-respect des engagements des opérateurs, les pratiques commerciales trompeuses (Chaiehloudj, 2022b ; Rochfeld, 2008), à l’instar du greenwashing (Peyen, 2021 ; Valette, Cann, 2022), en raison du manque de « véracité » et de sincérité des engagements d’autorégulation (Desbarats, 2006 ; Daoud, Ferrari, 2012 ; Lobe Lobas, 2014 ; Leost, 2015). Le juge pourra aussi donner une certaine légitimité à une norme volontaire ou reconnaître la légitimité acquise (Cousy, 1985) en réprimant la non-application. Par ailleurs, une des récentes interventions marquantes du législateur européen a été l’imposition, au marché d’équipements radioélectriques, de la norme volontaire USB-C37, considérée comme étant plus efficiente sur le plan énergétique.
S’agissant particulièrement des autorités de régulation, le contrôle se justifie, entre autres, par la nécessité de pallier les carences de l’autorégulation, de prévenir les pratiques anticoncurrentielles (London, 2003 ; Chaiehloudj, 2022a) et de garantir l’atteinte des objectifs d’intérêt général38, ou « les buts monumentaux » (Maistre, 2022), fixés par le politique. L’intervention palliative du régulateur (Richevilain, 2022) permet ainsi de limiter les risques de capture du régulateur (Stigler, 1971 ; Bó, 2006). En réalité, certaines entreprises peuvent mettre en place des mécanismes d’autorégulation « cosmétiques » afin de « détourner les critiques sur leurs pratiques ou pour s’attirer les faveurs de diverses parties prenantes. Une telle adoption […] peut être utilisée plus cyniquement comme un moyen de saper les normes juridiques ou de masquer des malversations […] » (Short, 2013, p. 24). Cette assertion traduit une partie significative du risque lié au développement d’une autorégulation, de la réduction de l’empreinte environnementale du numérique, sans supervision étatique. En effet, on peut identifier plusieurs limites de l’autorégulation. La plus importante est la recherche de l’intérêt personnel. Les entreprises rechercheraient uniquement à éviter des formes plus contraignantes de régulation. L’autorégulation peut aussi être utilisée comme un outil anticoncurrentiel en limitant l’entrée sur un marché – par le durcissement des standards – ou encore en restreignant la concurrence (Priest, 1997, p. 271).
Par ailleurs, le risque de favoritisme est également présent. Les entreprises puissantes, contrairement aux plus petites, bénéficieraient alors d’une certaine immunité face à l’application des règles communes établies. En l’espèce, le « déséquilibre » du marché du numérique en faveur d’entreprises hyperpuissantes (Marty, 2021b), qui induit une certaine monopolisation (Benghozi, 2019), peut tout autant justifier de telles craintes en matière d’autorégulation sectorielle. L’autorégulation pourrait pareillement aboutir à une sous-réglementation ou à une surréglementation. Dans ce cas, il s’agirait de justifier l’existence d’un organisme d’autorégulation, son influence, ou encore de repousser l’intervention d’une autorité de régulation. La réduction de la reddition des comptes (accountability) des entreprises est aussi évoquée en raison du risque de disparition de mécanismes de contrôle, lorsque ces derniers relèveraient de la compétence exclusive des acteurs privés. Enfin, les coûts élevés de l’autorégulation sont aussi identifiés comme un désavantage, dès lors qu’ils sont souvent supportés par les clients (Priest, 1997, p. 271‑273). Quoi qu’il en soit, étant donné que les conséquences d’une faillibilité de l’autorégulation sont trop importantes, les pouvoirs publics ne peuvent pas « abandonner » leurs responsabilités (ibid., p. 233). Les auteurs identifient ainsi différents modèles d’autorégulation en fonction de l’implication étatique. La taxinomie qui semble la plus aboutie, retenue dans cette réflexion, est celle de Margot Priest. Elle comprend cinq modèles : l’autorégulation volontaire ou « voluntary self-regulation », l’autorégulation « statutaire » ou « statutory self-regulation », l’autorégulation définie par une entreprise ou « firm-defined regulation », l’autorégulation supervisée ou « supervised self-regulation » et l’autogestion réglementaire ou « regulatory self-management » (Priest, 1997, p. 239 ; Black, 1996, p. 28 ; Cafaggi, 2004, p. 31‑32).
En pratique, les manifestations de l’intervention régulatrice du régulateur public peuvent prendre trois formes : la médiation entre les mécanismes d’autorégulation, l’encadrement et le « cautionnement » des systèmes d’autorégulation. En tant que « médiatrice », la régulation viendrait opérer un arbitrage entre différents mécanismes d’autorégulation, sans pour autant décrédibiliser celles considérées comme étant moins efficaces (Cafaggi, 2004, p. 29). L’intervention du régulateur oriente ici le marché vers le mécanisme le plus efficace (Autorité de la concurrence et al., 2019). Dans la situation d’une régulation qui encadre ou cautionne l’autorégulation, l’une des illustrations, au niveau européen, est l’organisation de l’écoconception des produits liés à l’énergie. Pour faciliter l’élaboration et l’application des mesures d’autorégulation, la Commission européenne a publié des lignes directrices. Ces dernières prévoient que lesdites mesures doivent respecter, a minima, les critères relatifs à l’ouverture de la participation, la valeur ajoutée, la représentativité, les objectifs quantifiés et échelonnés, la participation de la société civile, le suivi et les rapports, la durabilité et la compatibilité des incitations. Ces règles permettent de considérer que les mesures d’autorégulation sont de valables alternatives aux mesures d’exécution39. Concernant le cautionnement par le régulateur, il est admis que la Commission puisse « reconnaître » l’accord environnemental des entreprises au moyen d’un échange de lettres avec les représentants du secteur industriel concerné ou d’une recommandation. Cependant, cette reconnaissance n’implique pas un renoncement au droit d’initiative de la Commission et ne constitue pas un engagement (Commission européenne, 2002, p. 8).
Pour l’heure, au moins trois accords volontaires en matière d’écoconception de produits liés à l’énergie ont déjà été reconnus comme valables. Le premier concerne les exigences d’écoconception des décodeurs numériques complexes40. Le deuxième se rapporte aux équipements de traitement de l’image41. Le dernier est relatif aux consoles de jeux42. Parmi ces trois accords, seul le dernier est encore valide (Commission européenne, 2022, p. 3‑5). Le premier n’a plus été reconduit par manque de représentativité des acteurs, et le suivant n’a pas été renouvelé en raison de l’insuffisance de ses capacités à atteindre les objectifs de l’Union43. L’accord volontaire dans le secteur consoles de jeux réuni les principaux acteurs du marché que sont Sony, Microsoft et Nintendo44. Il vise à réduire l’impact environnemental tout au long du cycle de vie, tout en réalisant des économies d’énergie, grâce à une meilleure conception des consoles. Cet accord fixe également des exigences en matière d’efficacité énergétique, d’efficacité matérielle et d’information des consommateurs.
Il existe, à l’évidence, une complémentarité entre autorégulation et régulation publique exploitable pour la réduction de l’empreinte environnementale du numérique. En effet, il est primordial que les pouvoirs publics arrivent à déterminer quand l’autorégulation doit être encouragée et le moment où il faudrait transférer des fonctions « quasi gouvernementales » aux acteurs privés. Sans pouvoir répondre exhaustivement à cette question, il est néanmoins possible de déterminer les principes directeurs à partir des modèles d’autorégulation identifiés. Selon des auteurs, la question essentielle à se poser est de se demander si la régulation est requise et non si l’autorégulation est requise. En réalité, il faut tout d’abord qu’un problème existant puisse être résolu ou amélioré par la régulation. Si cette première condition n’est pas remplie, l’autorégulation ne devrait pas être envisagée. Toutefois, cela n’implique pas que l’autorégulation ne pourrait pas être l’instrument choisi lorsque la régulation publique serait irréalisable ou inefficace. L’autorégulation ne devrait pas non plus être justifiée parce qu’elle apparaîtrait comme une forme de régulation « plus douce » (Priest, 1997, p. 297‑298). Partant, le besoin de régulation étant avéré en matière de réduction de l’empreinte environnementale du numérique, et que la régulation étatique peut être inefficace, du moins économiquement, le choix de l’autorégulation peut se justifier.
Somme toute, les suspicions que peut susciter l’autorégulation de l’impact environnemental du numérique sont légitimées par les risques que la société n’est plus prête à accepter. De surcroît, toute absence de contrôle serait contreproductive pour les objectifs d’intérêt général fixés par les politiques en la matière. Pour tirer avantage des points forts des deux systèmes de régulation que sont l’autorégulation et la régulation, il faudrait également penser à une corégulation de certaines questions pour accroître l’efficacité des politiques, publiques comme privées, de réduction de l’empreinte environnementale du numérique.
2.2. L’association de l’autorégulation à la régulation : une corégulation
Un auteur fait observer, à juste titre, que « l’idée d’une séparation rigoureuse entre autorégulation et régulation […] est une simplification excessive […]. Les interventions de la régulation “publique” sont de plus en plus motivées par l’intérêt des régulés. De façon symétrique, l’autorégulation considère de plus en plus l’intérêt général […] » (Cafaggi, 2004, p. 26). Fort de ces convergences, utiles à l’atteinte du « but monumental » que représente la protection de l’environnement, le régulateur étatique peut opter pour une « intégration » de l’autorégulation à la régulation publique, dans le cadre d’une corégulation (Degrave, 2007). En effet, la corégulation associe des mesures législatives ou réglementaires contraignantes à celles émanant des acteurs privés, en mettant à profit leur expérience. Il en résulte une plus large appropriation des politiques en question, car ceux qui sont les premiers concernés participent à leur élaboration et au contrôle de leur exécution. Cet instrument de régulation allie donc régulation étatique et autorégulation du secteur privé (Rubinstein, 2018) afin de tirer profit des forces de ces deux mécanismes au sein d’un régime « hybride » (McAllister, 2012). D’aucuns considèrent d’ailleurs l’autorégulation « supervisée45 » comme étant une forme de corégulation (Grabosky, Braithwaite, 1986, p. 83‑84 ; Ayres, Braithwaite, 1992, p. 102‑104 ; Priest, 1997, p. 240).
Selon le Comité économique et social européen (CESE), la corégulation a déjà été employée dans des domaines tels que le marché intérieur – pour adopter des normes de produits au titre des directives dites « nouvelle approche » – et l’environnement en matière de réduction des émissions polluantes des véhicules automobiles46. La Commission souligne qu’elle envisagera le recours à la corégulation lorsqu’il s’avérera être un moyen efficace d’atteindre les objectifs de l’Union (Commission européenne, 2001, p. 17). Elle reconnaît aussi que les formes de corégulation varieront selon les secteurs. Sur le plan national, la loi sur le devoir de vigilance a également été considérée comme reposant sur un mécanisme de corégulation (Sachs, 2017). Elle créerait un « mariage d’un plan de vigilance conçu par les entreprises (autorégulation) et d’inscription de ce plan dans un réseau de règles, dont certaines prévoient des sanctions étatiques […] » (Harnay, Sachs, 2018, p. 51). La réglementation étatique, instrument de régulation, remplit ici une double fonction. D’un côté, elle donne aux acteurs les moyens de réaliser « une régulation autonome ». D’un autre côté, la régulation permet à l’État, par l’entremise du juge, d’évaluer et de sanctionner la réalisation du devoir de vigilance (ibid., 2018, p. 51).
En matière de réduction de l’empreinte environnementale du numérique, la corégulation offrirait aux entreprises « une marge considérable pour façonner les résultats réglementaires, le gouvernement conservant toujours la supervision générale de la conception » (Sinclair, 1997, p. 544). Certains auteurs identifient deux formes de corégulation. D’une part, l’État transpose un mécanisme existant dans la réglementation étatique et, d’autre part, l’État définit le cadre du processus d’autorégulation. La première forme signifie une corégulation « de bas en haut », où l’État « rejoint » le schéma d’autorégulation existant. La seconde implique une corégulation « du haut vers le bas », où l’État est la source de la régulation, en définissant les objectifs et le cadre, mais elle laisse un espace à l’autorégulation pour développer ses propres règles (Csink, Mayer, 2014, p. 408). L’approche de corégulation, dans laquelle peut s’inscrire l’autorégulation, est adaptée pour « compléter » la régulation étatique. Lorsque la corégulation vise un objectif au-delà de la conformité, la régulation étatique peut constituer un standard de performance minimale (Ogus, 1995, p. 106), et le programme de corégulation, plus volontaire, peut encourager les entreprises à aller au-delà (Gunningham, Sinclair, 1999, p. 57). En revanche, lorsqu’elle vise uniquement la conformité, la corégulation peut être « séquencée » avec une régulation étatique, de sorte que, quand les acteurs privés n’ont pas atteint les objectifs attendus, le régulateur peut instaurer des exigences obligatoires (Gunningham, Sinclair, 1999, p. 66).
En tout état de cause, les auteurs s’accordent à considérer que l’autorégulation ne devrait pas être un moyen de réduction du « fardeau réglementaire du gouvernement moderne » (Chneiweiss, Schnunt, 2015). En réalité, l’autorégulation semble mieux fonctionner « dans “l’ombre” de l’action gouvernementale et il existe suffisamment de preuves d’échecs réglementaires pour indiquer que le gouvernement ne peut pas abdiquer […] ses responsabilités envers les autorégulateurs lorsqu’un problème réglementaire indique qu’une réponse […] gouvernementale est nécessaire » (Priest, 1997, p. 239). Par ailleurs, d’aucuns soulignent qu’il faut réunir des conditions minimales pour que l’autorégulation atteigne tous les objectifs d’intérêt public, plutôt que les objectifs propres aux personnes qui s’autorégulent (Short, 2013, p. 24). Cela n’est susceptible de se produire que dans trois conditions : les régulateurs doivent disposer des ressources nécessaires pour surveiller et sanctionner les autorégulées ; l’adhésion ne devrait pas se faire sous la contrainte ; enfin, un « consensus raisonnable » doit exister entre les régulateurs et les régulés sur les normes régissant le comportement (ibid.). Certains auteurs font aussi observer que les facteurs du succès de la corégulation dépendent d’un souci élevé de réputation, de la marge de flexibilité dans le détail des dispositions réglementaires, des capacités administratives et de l’autonomie du régulateur non gouvernemental, de la transparence du processus de réglementation et du sérieux de l’application des principes de responsabilité (Balleisen, Eisner, 2009, p. 131‑134).
L’autorégulation des acteurs du numérique doit donc aller de pair avec un programme, interne et externe, de vigilance accrue. Il est important de souligner que la supervision étatique n’est pas seulement un moyen de sanctionner un manque de « compliance ». Au demeurant, la capacité des acteurs privés à se mettre en conformité avec les règles régissant leurs activités tout en respectant celles qu’ils se fixent n’est pas nouvelle. Pour garantir que les biens et services numériques seront conformes aussi bien à la régulation étatique qu’aux mécanismes d’autorégulation, il convient de s’assurer de leur compliance dès la conception (Granier, 2021). D’ailleurs, la compliance est appréhendée comme une forme d’autorégulation (Auby, 2008). Elle en serait même « une forme extrême, puisque son mécanisme loge au sein des entités régulées » tout en étant « la parfaite démonstration de ce que les autorégulations ne se détachent jamais pleinement des régulations étatiques […] » (Auby, 2017, p. 104). La supervision et l’obligation de reddition des comptes permettent aussi aux pouvoirs publics de considérer l’autorégulation, voire la corégulation, comme « une phase d’expérimentation, une phase de recherche de règles de juste conduite, une sorte de bac à sable réglementaire en attendant qu’une régulation extérieure puisse être mise en place » (Marty, 2021a, p. 79). En tout état de cause, il faut que les pouvoirs publics puissent « regarder et contrôler en permanence la façon dont les entreprises se structurent et se comportent pour […] satisfaire les buts monumentaux que le politique leur a imposés » (Frison-Roche, 2020, p. 106). Dans le cadre de cette réflexion, le but monumental est celui de contribuer significativement à la réduction de l’impact environnemental du numérique. Le rôle du juge sera tout aussi important car « le droit de la compliance est un droit si sévère et sous les foudres des sanctions, c’est auprès du juge que les entreprises veulent chercher refuge contre l’emprise des régulateurs » (Frison-Roche, 2018, p. 5). Il peut également retenir la responsabilité des acteurs privés qui auraient pu ou auraient dû agir (Frison-Roche, 2023).
Il faut néanmoins admettre que la corégulation est loin d’être une solution parfaite pour garantir la réduction de l’empreinte environnementale du numérique. En réalité, le succès de la corégulation dépend de plusieurs facteurs difficiles à maîtriser. Il s’agit, entre autres, de la transparence du système, de la représentativité et la capacité des acteurs, de l’efficacité des mécanismes d’évaluation et de supervision, ainsi que des sanctions (Pegado Liz, 2015, p. 33). En outre, la supervision nécessitera la participation de plusieurs régulateurs à travers une interrégulation qui rendra plus efficace leurs interventions régulatrices. Par exemple, certains comportements peuvent à la fois intéresser la Commission nationale informatique et libertés (CNIL), eu égard au principe de minimisation de la collecte des données, et l’ARCEP, qui superviserait les engagements de réduction de l’empreinte environnementale de l’opérateur concerné. L’interrégulation permet donc de trouver des solutions qui prennent en considération « plusieurs régulations autarciques, égalitaires et divergentes, ayant chacune une légitimité à régir la situation en cause » (Frison-Roche, 2005, p. 70). Au-delà du dialogue des régulateurs, le procédé d’interrégulation, identifié par les auteurs, est celui de l’application du « principe de l’avis déterminant ». Il implique que, lorsqu’une spécificité d’un secteur régulé doit être prise en considération, alors l’autorité de régulation saisie aurait l’obligation de consulter préalablement l’autorité de régulation sectorielle. Cette dernière donnerait un avis déterminant puisque « l’autorité en prise avec la difficulté serait contrainte de reprendre l’avis sollicité » (Frison-Roche, 2001, p. 616).
Pour finir, il faut souligner que c’est l’évaluation continue de l’efficacité de l’autorégulation, dans un processus itératif continu, qui permettra de réajuster les mécanismes de corégulation de l’empreinte environnementale du numérique, ou de décider d’y mettre fin en cas de résultats insatisfaisants. C’est le cas, au niveau européen, du mode de fonctionnement du mécanisme d’autorégulation en matière de réglementation de l’écoconception des produits liés à l’énergie47. Puisqu’il est question d’atteindre un objectif d’intérêt général prédéterminé, c’est par rapport à ce dernier que devra continuellement être évaluée la nécessité de maintenir ou non, de manière totale ou partielle, l’autorégulation. Lorsque l’évaluation constate l’échec de l’autorégulation, et que la régulation étatique peut atteindre de meilleurs résultats en matière de réduction de l’empreinte du numérique, alors l’« hétérorégulation48 » (Pegado Liz, 2015, p. 31) doit inévitablement reprendre le contrôle.
Conclusion
D’un côté, l’autorégulation des acteurs du numérique peut permettre des progrès rapides, en raison notamment d’une mise en œuvre immédiate, flexible et efficace, mais ne résoudra pas, à elle seule, la problématique de l’impact environnemental du numérique. D’un autre côté, l’hétérorégulation peut obliger les acteurs privés à atteindre des niveaux élevés d’ambition, avec une acceptabilité sociale plus grande, mais elle n’en serait pas pour autant efficiente face à une concurrence régulatrice grandissante (Mahmoud Mohamed Salah, 2001 ; Barbou des Places, 2004). Étant donné que l’autorégulation ne peut évoluer en toute autonomie de la régulation publique et que cette dernière ne peut, en étant esseulée, produire des résultats probants, la solution d’une régulation efficace de l’empreinte environnementale du numérique se trouverait à l’intersection de ces deux mécanismes de régulation. Cette jonction, qu’est la corégulation, garantie le meilleur des deux « mondes » en permettant de tirer profit de l’expérience éprouvée des acteurs privés du numérique sous l’œil vigilant et la poigne du régulateur.
La conciliation de la régulation publique et de l’autorégulation est cruciale et inévitable pour au moins deux raisons. La première est que les entreprises « gouvernent » le monde (Frison-Roche, 2015), surtout celui du numérique, et cette position les oblige à prendre leur responsabilité vis-à-vis de l’intérêt général (Robé, 2014). La seconde est que les pouvoirs publics doivent reconnaître l’existence d’une asymétrie, d’informations et de connaissances, qui les empêche de réguler de manière efficace sans porter atteinte à des intérêts dignes de protection. Il s’agit, entre autres, de la liberté d’entreprendre et d’innover. Malgré cela, il convient aussi d’admettre que la corégulation est loin d’être une solution parfaite (Balleisen, Eisner, 2009) pour atteindre l’objectif de réduction de l’empreinte environnementale du numérique. D’ailleurs, la solution parfaite n’existe pas (CESE, 2013, p. 36‑37). Il faut donc garder à l’esprit que « la norme de la corégulation n’est pas l’efficacité, l’efficience ou la légitimité d’une seule partie, mais une interaction continue, nourrie par la confiance de chaque partie que les coûts à long terme en valent la peine » (Voort, 2022, p. 8). Gageons qu’à l’avenir la corégulation de l’empreinte environnementale du numérique permettra de matérialiser ce qu’il y a de mieux dans les mécanismes d’autorégulation et de régulation étatique.