Cet entretien avec Vincent-Arnaud Chappe a été réalisé par Marion Del Sol, Josépha Dirringer et Laurent Rousvoal, membres de l’Institut de l’Ouest : Droit et Europe (IODE – UMR CNRS 6262) en avril 2023 puis relu en mai 2023.
Amplitude du droit : Pouvez-vous présenter l’objet et le terrain de vos recherches
Vincent-Arnaud Chappe : Mes premiers travaux – à commencer par ma thèse – s’inscrivent dans une perspective de sociologie politique du droit. Je me suis intéressé aux conditions de mobilisation de la justice par les victimes de discrimination dans le monde du travail. J’ai enquêté sur les parcours judiciaires des victimes de discrimination au travail et dans l’emploi – que ce soit en raison de leur origine, de leur genre, de leur activité syndicale, etc. – qui saisissent les tribunaux (principalement les prud’hommes) et entament un « itinéraire de réparation » (Dodier, Barbot, 2009). J’ai ainsi documenté les embûches de ces parcours visant à obtenir justice et la façon dont les procès, s’ils permettent d’obtenir une reconnaissance symbolique et une réparation monétaire parfois non négligeable, sont également vecteurs d’un ensemble de souffrances qui redoublent celle de la discrimination initiale.
Mon enquête a également porté sur les différentes organisations et collectifs qui leur venaient en aide. J’ai suivi les efforts de structures aussi diverses que la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, absorbée ensuite dans le Défenseur des droits), SOS Racisme et un collectif regroupant des militants syndicaux de la CGT et des avocats du Syndicat des avocats de France pour construire l’effectivité du droit de la non-discrimination. J’ai montré l’importance de ces organisations comme appuis pour les victimes au niveau individuel, et au-delà comme acteurs participant à construire des stratégies et outils participant du déploiement de ce droit, notamment quant à la constitution et la mise en forme de preuves recevables par les tribunaux. J’ai voulu ainsi montrer que, si le droit porte un risque individualisant et fragmentant dans la lutte contre les discriminations, celui-ci n’est jamais certain : des acteurs mobilisés cherchent au contraire, non sans difficulté, à exploiter toute la force politique de ce droit malgré les contraintes procédurales et substantielles qui limitent son efficacité. J’ai analysé les tensions que j’ai identifiées entre les trois horizons de cette lutte – rendre justice aux victimes ; faire passer le droit pour qualifier les situations ; agir à un niveau collectif –, de même que les solutions plus ou moins précaires pour y répondre simultanément (Chappe, 2019). Ces questionnements ont trouvé une prolongation dans une recherche menée en collaboration avec Narguesse Keyhani et grâce à un financement du Défenseur des droits concernant le procès qui a opposé 850 cheminots d’origine marocaine à la SNCF (Chappe, Keyhani, 2018). Je continue aujourd’hui à m’intéresser au développement en droit de la notion de discrimination systémique ainsi qu’à l’utilisation de l’action de groupe comme nouvelle arme procédurale (Chappe, 2022).
À partir de 2013, j’ai voulu déplacer mes terrains d’investigation des parcours contentieux à l’amont des entreprises. Je me suis notamment intéressé à ce qui passait dans les entreprises et à leurs tentatives internes de régulation des discriminations, au croisement d’obligations légales, de mobilisations militantes et de dynamiques propres au champ économique. J’ai principalement travaillé, dans des recherches sous contrat et au sein d’équipes collectives, sur la négociation d’accords de droit syndical visant entre autres à empêcher les discriminations syndicales, voire à garantir un « droit à la carrière » pour les représentants du personnel via des dispositifs de validation des acquis de l’expérience syndicale (Chappe, Denis, Guillaume, Pochic, 2019) ; puis sur la négociation des accords d’égalité professionnelle au sein des entreprises de plus de 50 salariés, théoriquement obligatoire depuis 2001 (Pochic et al., 2019).
À partir de ces différentes recherches, j’ai cherché notamment à développer une réflexion spécifique sur l’usage des nombres pour lutter contre les discriminations. La centralité des modes d’objectivation quantifiée dans les contentieux pour discrimination m’avait déjà beaucoup intéressée, et j’ai retrouvé cette même importance des questions de chiffres et d’indicateurs dans le cadre des modes d’action contre les discriminations au sein des entreprises. En m’appuyant sur ces cas, je tente de développer une réflexion sur le « travail probatoire » nécessaire au passage du droit (Chappe, Juston Morival, Leclerc, 2022), ainsi que sur l’articulation entre droit et nombres au-delà des thèses critiques sur leur prétendue opposition.
J’ai récemment ouvert un nouveau terrain portant sur les experts qui interviennent auprès des représentants du personnel, que ce soit pour les aider à négocier sur l’égalité professionnelle ou sur les questions relatives à la santé et aux conditions de travail. Au-delà des discriminations, je développe une réflexion de long terme sur les différentes modalités d’enquête sur le travail et l’emploi telles qu’elles sont déployées au sein des entreprises par les salariés et leurs représentants, et la façon dont ces enquêtes leur offrent des prises pour intervenir sur le contenu du travail et sa régulation. Ces réflexions s’inscrivent dans le foisonnement des travaux sur la démocratie au travail, tout en étant influencées par les traditions pragmatistes et la place qu’elles accordent au principe de l’enquête. Je me définis donc aujourd’hui davantage en tant que sociologue du travail qu’en tant que sociologue du droit, tout en gardant une attention importante à la façon dont le droit et ses usages conditionnent les capacités des travailleurs à peser sur le travail.
A. D. : Selon vous, en quoi la construction du ou des procès contribue-t-elle à la mise en visibilité et la reconnaissance des atteintes faites aux droits des travailleurs ?
V.-A. C. : La question du procès comme espace de « mise en visibilité » est en effet de la première importance. Je pense que, au-delà de l’éventuelle résolution des atteintes faites aux travailleurs par la condamnation ou la réparation, on peut distinguer trois grands intérêts « politiques » des procès.
Le premier renvoie à ce que Michael McCann a nommé l’effet de « catalyse » (McCann, 1994) : un procès, une action judiciaire plus largement, est un processus qui permet d’agréger des situations individuelles au sein d’une action collective qui, par sa taille, sera plus visible et plus facilement mobilisable comme emblématique d’une situation injuste.
Le deuxième renvoie à un effet de médiatisation : un procès, c’est un événement circonscrit dans l’espace et dans le temps, qui agit comme un point de gravité de l’attention publique. Il peut faire l’objet d’articles de journaux, de reportages, d’interviews, et va être ainsi un prétexte pour tenir un discours public sur une cause, quelle qu’elle soit.
Le troisième intérêt me semble être un peu moins abordé par la littérature : plus qu’un prétexte, le procès est aussi un espace où il se dit quelque chose, au sein duquel émergent des descriptions et des discours qui rendent visibles ce qui est souvent invisible, ou tout du moins implicite. Je pense que c’est particulièrement vrai pour le travail. La sociologie du travail est un domaine historiquement particulièrement important de la sociologie générale, mais elle peut à l’occasion buter sur des difficultés d’accès au terrain, les organisations n’accordant que difficilement un droit de regard sur leur fonctionnement interne. À ce titre, les procès offrent pour les sociologues – et au-delà pour tous les analystes du travail – des points d’observation où se donnent à voir ou à entendre certaines descriptions, mais où également s’explicitent certaines logiques et justifications. Bien sûr, les tribunaux sont toujours l’occasion d’une description dramatisée du travail, à travers la polarisation conflictuelle qui accompagne le procès. Mais cette dramatisation est de toute façon une réalité du travail – ou au moins son devenir potentiel – et mérite à ce titre d’être observée avec attention pour saisir certaines des dynamiques qui se logent dans la relation de travail.
Si, à ce titre, le procès peut être un dispositif de visibilisation des atteintes au droit des travailleurs, il faut bien sûr également prendre en compte comment il joue, a contrario, un rôle d’invisibilisation. C’est vrai d’abord dans la mesure où les probabilités d’accéder au procès sont inégalement distribuées selon les propriétés sociales des travailleurs bafoués dans leurs droits, et particulièrement faibles pour certaines injustices. Le faible contentieux en matière de discrimination raciale au travail pourrait faire croire que ces discriminations sont rares ; or toutes les enquêtes statistiques montrent le contraire. Il ne faudrait donc pas déduire de la faible visibilité judiciaire du phénomène sa faible occurrence.
Par ailleurs, le procès semble souvent très mal armé pour saisir les dimensions collectives ou organisationnelles des injustices au travail. La situation des cheminots marocains était à ce titre exemplaire : on a pu voir à quel point l’institution judiciaire était mal préparée pour recevoir ces 850 actions jointes, pour des raisons très matérielles mais qui renvoient plus largement à une grammaire individualiste du droit. Si le groupe mobilisé a pu aller contre ces tendances individualisantes, c’est au prix de nombreux efforts pour continuer à tenir un discours « collectif » sur la discrimination qu’ils dénonçaient.
A. D. : Quels sont la place et le rôle des sciences sociales dans cette mise en visibilité, y compris dans l’arène judiciaire ?
V.-A. C. : La place et le rôle des sciences sociales renvoient directement à cette question : comment préserver une lecture « collective » de la situation, c’est-à-dire sociale, alors que le procès est un dispositif dont l’objectif est moins le déploiement d’une explicitation causale – au sens scientifique du terme – qu’une imputation de responsabilité ? En disant cela, et contrairement à ce qui serait une vulgate sociologique critique, il ne s’agit pas de mettre en cause la nature même de ce qu’est un procès judiciaire : je ne crois pas qu’il serait raisonnable d’attendre d’un juge qu’il rende un rapport recherchant les causes « sociales » derrière toute situation qu’il est amené à juger. Dans nos démocraties libérales, son rôle est bien d’imputer des responsabilités, qu’elles concernent d’ailleurs des personnes individuelles ou morales, et d’assortir ces responsabilités de réparations ou de sanctions.
Mais on peut par contre penser que l’explication des sciences sociales a un rôle à jouer dans ce processus d’imputation morale : non pas donc pour le nier ni pour s’y substituer, mais pour l’enrichir et le compléter. Prenons un exemple : un cas de discrimination dans la carrière en raison du sexe. Le risque le plus évident est que le ou la juge, non formé sur ces questions, applique une grille de lecture extrêmement étroite pour juger, sans prendre en compte la somme des savoirs accumulés sur la complexité des processus par lesquels les inégalités de traitement se produisent.
Un deuxième risque symétrique serait celui, selon moi, d’une illégitimation du regard juridique, au prétexte que finalement les inégalités sexuées seraient une chose trop grave pour être confiée au droit, que le processus d’imputation des responsabilités manquerait de toute façon sa cible, et que seule l’analyse sociologique – confiée à des sociologues – serait à même de dévoiler les causalités sociales engendrant la discrimination. Outre le scientisme de cette position, elle laisserait pendante la fonction centrale de la justice qui est bien celle d’attribuer des responsabilités, au sens moral du terme.
Le rôle des sciences sociales me semble devoir se situer dans une troisième voie : celle d’enrichir la compréhension des situations par le juge, et au-delà de participer à la complexification des catégories de qualification juridique. Par exemple, concernant la discrimination liée au sexe, il s’agit moins pour le juge de produire une analyse mettant en cause toutes les institutions produisant ces inégalités que d’appréhender les différentes logiques qui les président (valorisation différentielle des emplois, anticipation des effets de la maternité, probabilités d’évolution différentes selon la féminisation/masculinisation des métiers, rôle des sociabilités masculines, etc.) en réfléchissant à la façon dont les responsabilités individuelles ou collectives s’articulent à ces logiques. Dans cette optique, si l’on suit Fabrice Dhume (2016), l’utilisation contrôlée du concept de discrimination systémique construit par les sciences sociales pourrait accompagner un glissement de conception du droit : en prenant en compte la façon dont l’inégalité de traitement se produit à l’intersection de pratiques, d’acteurs et d’institutions multiples, la notion de discrimination systémique peut participer à déplacer le regard d’une lecture de la responsabilité en tant que culpabilité active (pointer la responsabilité de celui qui a produit la discrimination) à un principe de responsabilité préventive. À l’instar des principes de santé et sécurité au travail, il s’agirait pour l’employeur mis en cause d’apporter les preuves des actions mises en place pour empêcher ou diminuer le risque discriminatoire (Mercat-Bruns, 2015). La sociologie du droit étasunienne avait montré comment, dans les années 1970 et 1980, les différentes analyses des sciences sociales avaient permis une extension de la catégorie de discrimination vers les notions de disparate impact ou de discrimination indirecte (Dobbin, 2016 ; Stryker, 2011) : on peut se demander si aujourd’hui un processus analogue ne se produit pas autour de la notion de discrimination systémique.
A. D. : Quelle est l’incidence sur le rôle du chercheur ?
V.-A. C. : À partir de cette conception des sciences sociales dans l’analyse judiciaire, je pense qu’on peut distinguer différents rôles du chercheur, qui correspondent à différents « niveaux » d’implication.
Le premier niveau est indirect : le chercheur a un rôle à jouer dans la production de concepts de sciences sociales, concepts qui vont ensuite circuler dans l’espace social par différentes voies, et en premier lieu par la formation professionnelle. Dans le monde idéal des sociologues, les concepts sociologiques feraient partie intégrante de la culture professionnelle des différents métiers, dans la mesure où toute activité de travail est une activité sociale. Les chercheurs sont en général heureux de pouvoir intervenir dans les formations pour apporter aux professionnels des clés de lecture issues de leurs disciplines. Le juge particulièrement (mais aussi l’avocat), en tant qu’il est amené à se prononcer sur des situations hétérogènes en fonction de ses spécialités, pourrait être ainsi muni d’une culture sociologique, ou tout du moins d’un regard sociologique, lui permettant de composer sa lecture juridique des faits par la prise en compte de leur inscription sociale. Encore faut-il d’ailleurs que les textes normatifs qui encadrent le travail judiciaire – de façon substantielle ou procédurale – permettent cette fécondation de l’imputation juridique par l’analyse sociologique.
Le deuxième niveau est plus direct : c’est un niveau d’intervention du chercheur, que ce soit à l’audience ou auprès des parties, pour permettre justement un partage des concepts des sciences sociales ajusté à la situation qu’il s’agit de traiter. C’est le cas quand des sociologues ou des ergonomes sont amenés à témoigner sur les processus discriminatoires, ou sur les risques psycho-sociaux en entreprise. Il s’agit alors pour le chercheur de mener à bien un travail de traduction, lui permettant de rendre son savoir appropriable et utilisable dans le cadre du contentieux. On ne s’exprime pas de la même façon dans une revue scientifique ou dans les prétoires, une évidence d’ailleurs pour les chercheurs qui ont l’habitude de dialoguer dans des arènes non académiques.
Le troisième niveau requiert une implication encore plus forte, mais coûteuse et donc rare : il ne s’agit pas cette fois-ci seulement d’éclairer avec les concepts sociologiques une enquête réalisée par des acteurs judiciaires (en la mettant parfois en résonance avec des enquêtes de sciences sociales déjà existantes), mais de participer directement à la construction de l’enquête. On pourrait imaginer des « collectifs d’enquêteurs » associant victimes, syndicats, experts, avocats, chercheurs, collectifs au sein desquels s’élaborerait un récit complexe et détaillé de la situation tout en garantissant sa compatibilité avec les formes de l’argumentaire juridique. Mais ces collectifs sont peut-être un peu utopiques, dans la mesure où ils impliquent des coûts forts de coordination entre des rôles ou des professions dont les temporalités et les modes d’activité diffèrent. Pour un chercheur en sciences sociales se pose par exemple la question de la disponibilité temporelle et de son adéquation avec la durée et la rythmicité du dispositif judiciaire.
A. D. : En quoi le procès France Télécom questionne-t-il votre objet d’étude ?
V.-A. C. : Le procès France Télécom est un cas particulièrement intéressant pour moi d’abord à titre comparatif. Le développement de la notion de harcèlement institutionnel fait écho à celle de discrimination systémique. Dans les deux cas, on peut le lire comme la volonté de ne pas se laisser happer par une explicitation trop individualiste de l’atteinte visée, de ne pas faire de la discrimination comme du harcèlement une simple logique de « brebis galeuse » (le méchant harceleur, le méchant discriminateur), mais de comprendre comment elle s’inscrit dans une logique organisationnelle ou collective.
On voit néanmoins que les deux termes diffèrent : institutionnel d’un côté, systémique de l’autre. Est-ce que ces différences en sont vraiment ? On pourrait parfois en douter, tant il est vrai que, du côté de la discrimination, le qualificatif de « systémique » est parfois utilisé de façon peu contrôlée ou réflexive. Mais on peut faire aussi l’hypothèse contraire : si les deux notions renvoient à un niveau collectif, elles problématisent différemment la responsabilité. Le harcèlement institutionnel implique bien une intentionnalité, portée au plus haut niveau de la hiérarchie et qui aurait été relayée par le fonctionnement institutionnel de l’organisation ; là où la notion de discrimination systémique fonctionne plus sur un modèle d’agrégation ou la conjonction de pratiques et fonctionnements se déployant à différents niveaux de l’organisation, mais dont la rencontre crée de la discrimination. Cette différence ferait écho aux arènes judiciaires qui accueillent chacune ces notions : celle de harcèlement institutionnel se déploie dans les tribunaux pénaux où la question de l’intentionnalité reste centrale ; la notion de discrimination systémique s’inscrit au contraire dans un mouvement de long terme de « dépénalisation » de la discrimination (Chappe, 2018), appréhendée désormais moins en termes d’intention que d’effets et de conséquences.
Au-delà de ces hypothèses qui restent à préciser et à vérifier, le cas de France Télécom est au demeurant exemplaire concernant la place de l’enquête et du regard des sciences sociales au sein des organisations (on pense aux expertises et contre-expertises internes) ou dans les arènes publiques et judiciaires. On a pu voir de nombreux regards et lectures se confronter (analyses ergonomiques, sociologiques, gestionnaires ; outillées par des méthodologies observationnelles ou statistiques), ce qui me semble assez fascinant d’un point de vue sociologique. Je suis ainsi convaincu qu’il faut continuer à enquêter sur l’appropriation et les usages confrontationnels des savoirs des sciences sociales, sur les prises qu’ils offrent aux acteurs sociaux, et sur la façon dont ils s’articulent avec les différents modes de régulation sociale, et notamment de régulation juridique.