Le 14 juillet 2009, Michel Deparis, architecte réseau, se suicide en laissant une lettre réquisitoire dénonçant ses conditions de travail : « Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause1 ». Avant de se défenestrer le 11 septembre 2009, Stéphanie Moison, employée au service de recouvrement, écrit à son père : « Je serai la 23e salariée à me suicider. » L’été 2009 est dramatique au sein de l’entreprise avec une dizaine de cas de suicides ou tentatives qui se déroulent sur le lieu de travail ou qui dénoncent par écrit la responsabilité de l’entreprise. La crise à France Télécom atteint alors son paroxysme avec mobilisation des salariés et médiatisation des suicides.
En réaction et sous la pression de l’État (actionnaire principal), l’entreprise accepte en septembre 2009 la mise en place d’un audit interne sur la situation des salariés. En accord avec les organisations syndicales, le cabinet Technologia est chargé d’une enquête qui comprend deux volets : une enquête auprès des salariés, qui obtiendra un taux de réponses de 78 %, et une analyse documentaire à partir de l’examen des rapports CHSCT, des rapports d’expertises demandées, des jugements des TGI dans les années antérieures. Les premiers résultats, présentés en décembre 2009, montrent une forte dégradation des conditions de travail et une situation de travail très tendue par rapport à d’autres enquêtes en population générale (charge de travail de 40 % plus élevée, 10 % d’autonomie en moins). Le sentiment de fierté d’appartenance à l’entreprise s’est effondré passant de 96 % (autrefois) à 39 % (aujourd’hui). L’analyse documentaire révèle l’importance des alertes remontées par différentes instances représentatives du personnel sur la dégradation des conditions de travail et l’augmentation des risques psycho-sociaux (RPS) mais aussi leur non-prise en compte, voire les tentatives d’obstruction par l’entreprise (30 % des demandes d’expertises sont contestées au tribunal par l’entreprise). La crise de l’été 2009 est la conséquence d’une dégradation progressive des conditions de travail et d’une mobilisation interne pour rendre public le problème.
Au dernier trimestre 2009, fait très rare pour les organisations syndicales, le syndicat SUD-PTT décide de porter plainte contre l’entreprise pour trois motifs : « mise en danger de la vie d’autrui », « entrave aux IRP2 » et « harcèlement moral » (Beynel, 2020, p. 19). Il est rapidement rejoint par d’autres syndicats qui se porteront, comme SUD-PTT, parties civiles.
L’inspectrice du travail Sylvie Catala s’appuie sur le rapport à deux volets de Technologia pour faire le 4 février 2010 un signalement au procureur de la République dénonçant deux types d’infractions : « mise en danger d’autrui du fait de la mise en œuvre d’organisations du travail de nature à porter des atteintes graves à la santé des travailleurs » et « méthodes de gestion caractérisant le harcèlement moral3 ».
Bref, l’étau se resserre sur l’entreprise et ses dirigeants, qui seront mis en examen en 2012. La procédure d’instruction est menée par deux juges qui publient le 12 juin 2018 une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel pour harcèlement moral et complicité. À la surprise des plaignants, l’infraction d’homicide involontaire n’a pas été retenue par les juges, car « il aurait fallu démontrer l’existence d’un lien de causalité certain entre la mise en place d’une politique de management ayant pour objet ou effet de dégrader les conditions de travail des salariés et le décès des victimes. Ce lien de causalité, qui n’a pas à être établi pour le harcèlement moral, est difficile à démontrer dans les décès par autolyse, le suicide étant analysé comme un fait multi-factoriel4 ».
L’entreprise et sept de ses membres qui occupaient à l’époque des positions de direction au sein de France Télécom ont comparu devant le tribunal correctionnel de Paris pour leurs agissements sur la période 2007-2010 : trois dirigeants (qui étaient à l’époque P-DG, numéro 2 et DRH) sont accusés de « harcèlement moral » et quatre, de complicité de harcèlement. Le procès s’est tenu entre le 5 mai et le 11 juillet 2019 et le jugement a été prononcé par la présidente du tribunal, Cécile Louis-Loyant, le 20 décembre 2019.
« Les trois prévenus ont été condamnés à un an de prison, dont huit mois avec sursis, et 15 000 euros d’amende. France Télécom, devenu Orange en 2013, a été condamné à 75 000 euros d’amende, soit la peine maximale prévue. Les autres prévenus ont été reconnus coupables de complicité de harcèlement moral. » (Pascale Robert-Diard, Le Monde, 20 décembre 2019)
Ce procès devant le tribunal correctionnel est considéré comme historique car il conduit à la reconnaissance de la notion de harcèlement moral lié à une politique d’entreprise, à savoir le harcèlement moral institutionnel5.
Le procès de France Télécom ne porte donc pas sur la « vague des suicides » qu’a connue l’entreprise à la fin des années 2000, mais plus largement sur la « souffrance subie par les salariés d’Orange durant cette période » (live-tweet, J36, Cécile Rousseau, Me Cadot, avocat des parties civiles, UNSA et CFDT). Son ambition est de questionner l’existence d’une entreprise de déstabilisation du personnel décidée à la tête de l’entreprise qui aurait dégradé les conditions de travail. Le procès cherche à faire reconnaître la notion de harcèlement moral institutionnel, à savoir une forme de harcèlement qui ne nécessite pas de lien direct entre harceleur et harcelé. Il vise à montrer que les effets de la stratégie de l’entreprise se sont fait sentir bien au-delà des cas dramatiques de suicides. Le procès porte donc sur une stratégie managériale, incarnée par les plans Next et ACT, décidée en haut lieu et qui aurait eu des répercussions sur l’ensemble des salariés.
Si l’homicide involontaire a été écarté, l’examen des situations des 39 personnes retenues en qualité de victimes (19 suicides, 12 tentatives de suicide, 8 dépressions) a occupé cependant une place essentielle au cours du procès : 11 journées d’audience leur sont consacrées, presque un tiers des journées d’auditions (avant les plaidoiries). Ces situations sont examinées chronologiquement, en général par série de quatre cas. Des pauses ont été aménagées pour reprendre souffle avant de replonger dans d’autres drames.
À côté de ces récits et témoignages bouleversants, un autre discours sur le suicide occupe une place importante dans ce procès : le discours scientifique. Plusieurs sociologues et spécialistes du suicide ont été invités par les parties civiles à témoigner à la barre. Des concepts tirés de théories concurrentes sur le suicide ont circulé (« suicide vindicatif », « effet Werther ») pendant le procès. Des livres de sciences sociales ont été cités, voire montrés. Bref, les sciences sociales prennent place au prétoire. Quel rôle ont joué les sciences humaines et sociales, et en particulier la sociologie, dans le déroulement du procès ? Telle est la question qui guide cette enquête.
Depuis le début du xxie siècle, les chercheurs en sciences humaines se trouvent de plus en plus souvent engagés dans des procédures judiciaires, soit sur les bancs des accusés, soit comme témoins experts, soit convoqués par la justice (Atlan-Duaux, Dufoix, 2014). Des réflexions, fondées sur des expériences individuelles de chercheurs témoins, ont été engagées ; elles s’interrogent sur la légitimité du chercheur dans l’enceinte judiciaire, sur la nature de l’expertise attendue et sur l’incompatibilité entre la logique judiciaire (approche individuelle de la responsabilité, faible attention aux conditions sociales et au cadre collectif de l’action) et la logique des sciences sociales (dimension collective de l’action, importance du contexte) [Israël, Mouralis, 2000]. Si les finalités sont différentes (jugement et fonction régulatrice versus compréhension des phénomènes sociaux), justice et sciences sociales partagent du point de vue méthodologique un même paradigme : procéder par enquête pour comprendre, identifier les causes et les motifs, construire la preuve. Certes, les modes de production du savoir sont différents : par nature, la construction de la vérité judiciaire diffère de la construction de la vérité scientifique (Atlan-Duaux, Dufoix, 2014), mais l’une peut contribuer à l’établissement de l’autre. En quoi les travaux et les formes de raisonnement des sciences sociales ont-ils permis de conforter le jugement pour harcèlement moral ? Comment une interprétation scientifique du suicide a-t-elle fini par s’imposer ?
Après avoir présenté et discuté les sources mobilisées pour l’analyse, j’identifie les trois débats autour du suicide qui ont été présents au cours du procès : le débat sur le taux de suicides (le nombre de suicides à France Télécom est-il ou non « anormal » ?), qui pose la question de la mesure ; le débat sur les effets d’imitation liés aux médias (l’exposition médiatique favorise-t-elle le suicide ?) et enfin celui sur l’interprétation du suicide au travail (acte solitaire ou message solidaire ?). Ces débats qui prennent place au prétoire réactivent des controverses qui ont déjà eu lieu dans l’arène scientifique et médiatique pendant la « crise France Télécom » et les dix années qui ont suivi : chercheurs et experts ont pris tour à tour la parole dans l’espace public pour défendre telle ou telle analyse de la « crise des suicides ». Ils s’inscrivent plus globalement dans des controverses scientifiques au sein des sciences sociales sur l’interprétation du suicide. Autrement dit, je situe les débats qui ont lieu au cours du procès par rapport aux débats qui traversent les sciences sociales autour du suicide et je montre comment le tribunal se les réapproprie et les intègre dans sa propre logique.
1. Sources, corpus et éléments de cadrage
Dans cette section, je présente les corpus sur lesquels je me suis appuyée pour l’analyse, et plus précisément le corpus constitué via la couverture en direct du procès sur Twitter (le live-tweet du procès). Des éléments de contexte sont posés avant d’entrer dans les trois dimensions de la controverse.
1.1. Sources mobilisées
Pour cette enquête, je m’appuie sur des matériaux hétérogènes extraits de l’arène judiciaire (les données du procès), de l’arène scientifique (les publications autour de l’affaire) et de l’arène médiatique, sur trois périodes : celle de la crise, celle de l’instruction et celle du procès en première instance devant le tribunal correctionnel de Paris. Sur la période du procès, trois sources principales ont été mobilisées : le live-tweet intégral du procès rédigé par Cécile Rousseau, journaliste à L’Humanité, secondée par Kareen Janselme ; les chroniques judiciaires de Pascale Robert-Diard pour Le Monde et les chroniques rédigées par des experts et auteurs sollicités par l’Union syndicale solidaire (La petite boîte à outils), publiées dans l’ouvrage La raison des plus forts (Beynel, 2020). Nous avons trois types de corpus : de la prise de notes en temps réel par des journalistes proches des syndicats, des chroniques rédigées par une journaliste spécialisée d’un journal de référence, des chroniques polyphoniques émanant de personnalités proches des parties civiles.
Sur la période qui s’est déroulée entre la « crise France Télécom » et le procès en première instance (2009-2019), je m’appuie sur les articles de presse, les articles scientifiques et les livres publiés sur la période de médiatisation de l’affaire. J’explore également les sources citées dans ces publications liées à la crise.
Pour ma lecture des documents, je m’appuie sur ma propre expérience dans l’entreprise, sur la période 1997-2008, comme chercheuse, puis comme manager à partir de 2003 aux prises avec les plans stratégiques Next et ACT. J’ai documenté toutes mes observations de terrain jusqu’à mon départ mi-2008.
Comme souvent lors des recherches sur les usages du numérique, l’écriture numérique est à double face : elle correspond, d’une part, à une activité sociale en train de se faire (j’ai dans ce sens suivi le live-tweet de L’Humanité quasiment tous les soirs, en différé de quelques heures) et, de l’autre, elle constitue un matériau d’archive, extrait de son cadre de production et s’offrant à des analyses. Ainsi, ma posture de chercheuse prend tour à tour deux optiques : observation ethnographique d’une pratique sociale et analyse documentaire d’archives. J’ai par ailleurs suivi quelques journées d’audience au tribunal, qui me permettent de me représenter le cadre du procès et les différents intervenants, sachant que je connaissais les principaux prévenus. J’ai ensuite suivi l’essentiel du procès en appel. Des entretiens informels avec des acteurs présents au procès, en particulier avec la journaliste de L’Humanité apportent des éclairages complémentaires.
1.2. Controverses et enquêtes sur la couverture des procès via Twitter
Revenons sur le live-tweet du procès, corpus inédit, que je mobilise dans le cadre de cet article comme ressource documentaire. En anglais, to live tweet signifie couvrir un événement en direct sur Twitter, en français le terme live-tweet s’est imposé pour désigner le reportage en direct par écrit, à savoir l’activité de reportage mais aussi le résultat.
Si les audiences des procès sont publiques, depuis 1954, la loi française interdit « la photographie, la radiodiffusion et la télévision des débats judiciaires6 ». Ainsi, sauf autorisation exceptionnelle, il ne peut y avoir de captation ni de transmission sonore ou visuelle, en direct ou en différé, du procès. Les journalistes sont de fait les principaux médiateurs des procès : présents, ils prennent des notes et écrivent des chroniques judiciaires à partir de leurs matériaux, après les séances. Sauf pour le public présent au tribunal, la réception des procès passe principalement par la médiation des journalistes. Avec les accès Internet mobiles et les services de réseaux sociaux, une nouvelle pratique est apparue, le live-tweet de procès. Elle est le plus souvent exclusivement réservée aux journalistes accrédités, puisque les auditeurs n’ont le droit ni à l’ordinateur ni au téléphone. Des séquences de messages écrits et brefs, publiés sur le réseau social Twitter, permettent à un public distant de suivre en direct ou en différé le procès.
Cette pratique, autorisée ou tolérée selon les contextes nationaux et les types de procès, a fait l’objet de débats dans l’espace public : représente-t-elle un atout pour la démocratisation et la mise en visibilité du travail de la justice ou au contraire un danger pour la justice, en livrant en temps réel la teneur des débats ? Small et Pudister (2020) résument les arguments de la controverse. Pour ses partisans, le live-tweet du procès permet d’ouvrir le monde de la justice en rendant accessible à distance le procès ; il constitue un élément de transparence sur le travail des journalistes en donnant accès aux sources primaires (les verbatims des participants au procès) ; il favorise le débat en temps réel sur le déroulement du procès ; il a une dimension éducative en rendant compte de la manière dont le procès fonctionne. Inversement, pour d’autres, les risques liés à l’usage du live-tweet proviennent de l’absence d’une ligne éditoriale claire – la sélection des propos publiés, la difficulté à se rétracter ou à corriger des erreurs –, de la difficulté à expliquer le contexte complexe du procès en un espace aussi restreint, ce qui entame l’ambition éducative associée, et enfin d’une orientation vers le divertissement qui peut renforcer le sensationnalisme et remettre en cause le sérieux du procès (Small, Pudister, 2020).
Pour sortir des débats abstraits et regarder en situation ce que fait le live-tweet au procès, différents travaux de recherche ont été menés dans le but de comprendre son fonctionnement et d’éclairer la controverse. Le procès pour meurtre de l’athlète Oscar Pistorius, qui s’est tenu en 2014 en Afrique du Sud, pays où le taux d’utilisation de Twitter est particulièrement élevé, a été couvert en live-tweet par des dizaines de journalistes et a fait l’objet de différents travaux de recherche portant sur les contenus de ces tweets : Scott (2016) a analysé un corpus de live-tweets tenus par cinq journalistes, tandis que Knight (2017) a analysé 24 comptes de journalistes. De leur côté, Small et Pudister (2020) ont analysé les live-tweets de plusieurs journalistes lors de deux procès criminels au Canada. À partir des corpus constitués, les auteurs mènent une analyse qualitative des tweets suivant une grille d’analyse. Ils distinguent des singularités dans les manières d’utiliser le dispositif : certains favorisent le reportage, d’autres la promotion de leur compte ou les interactions ; certains reprennent le modèle du play-by-play broadcast, hérité des commentaires en direct tandis que d’autres twittent plus lentement avec une approche plus analytique. Globalement, les auteurs constatent une forme de normalisation dans la manière de faire un live-tweet qui privilégie le mode reportage en direct.
Pour pouvoir utiliser le livet-tweet du procès France Télécom comme source documentaire, il a été nécessaire d’extraire et d’archiver le corpus. J’ai sollicité Zeynep Pehlivan, alors chercheuse à l’Institut national de l’audiovisuel (INA), une des deux institutions chargées de l’archivage du Web, pour que, grâce à l’API7 Twitter et aux outils développés par l’INA, le corpus soit constitué. Nous avons décidé des champs à conserver pour décrire chaque tweet : horodatage, contenu, statut (primaire, retweet, réponse, commentaire), présence de hashtags, d’URL, auteur et caractéristiques (nombre d’abonnements, nombre d’abonnés). À partir de cette base exhaustive, j’ai extrait les tweets originaux produits par les deux journalistes sur la période du procès pendant les heures des audiences.
1.3. Caractéristiques du live-tweet du procès en première instance
Le corpus est constitué de 3581 tweets, soit un document de 400 pages sur la base de 1 500 signes par page. Le live-tweet du procès de France Télécom couvre quasiment l’intégralité des 41 journées d’audience et constitue de ce fait un témoignage unique de ce qui s’est dit au procès, bien qu’il soit marqué par les spécificités d’une écriture prise dans la logique de l’urgence8 et qu’il porte des traces du positionnement du journal commanditaire.
À l’initiative de Cécile Rousseau, journaliste à L’Humanité depuis 2009, qui a couvert la crise sociale à France Télécom et connaît bien le dossier de la souffrance au travail, L’Humanité s’engage, et c’est le seul média à le faire, à couvrir intégralement et en direct ce procès que beaucoup considèrent déjà comme historique. Sur les 41 journées d’audience, Cécile Rousseau couvre 31 journées, sa collègue Kareen Janselme, 7. Seules trois journées n’ont pas été suivies. « Elle aura suivi ce procès de bout en bout, sans doute en tenant le live-tweet le + long de l’histoire », conclut une « followeuse » à propos de Cécile Rousseau. Par rapport à la pratique ordinaire, le live-tweet (LT) de ce procès est particulièrement dense : une production moyenne de 16 tweets par heure (3 581 tweets pour 222 heures de procès) de 175 caractères en moyenne, avec des journées particulièrement intenses avec un tweet publié toutes les 2 minutes pendant 6 heures de suite (les retweets ne sont pas ici comptabilisés).
Depuis leurs comptes Twitter personnels, les journalistes prenaient note et envoyaient en temps réel des éléments sur le déroulement de l’audience : présentation des intervenants, indication du nom des intervenants, transcription en style direct (avec guillemets) ou en style indirect des propos et commentaires sur les comportements des participants entre accolades ou entre parenthèses.
« Le document préconise "d’impulser une déstabilisation positive." "Une destabilisation....positive", redit Jacques Moulin. {Moquerie ds la salle}. "Le terme est malheureux", reconnait-il. "Il n'y a pas de destabilisation positive sans accompagnement." #FranceTelecom » (LT, J10, Cécile Rousseau, Jacques Moulin, DT Est, prévenu)
Le contexte de l’écriture est complexe, il est pris en tension entre le désir de permettre au public de suivre à distance le procès et la volonté de rester au plus près d’une transcription littérale. En ce qui concerne l’objectif pédagogique de transmission, on note dans les tweets un souci constant de contextualisation : présentation des séances, didascalies, indications précises sur les auteurs des prises de parole, commentaires sur les réactions de la salle… Ce souci est confirmé par la journaliste « je sais que les gens [les personnes qui font des live-tweets] ne contextualisent pas beaucoup, je me mettais à la place des gens qui allaient lire » (entretien Cécile Rousseau). Ce travail de contextualisation précise des tweets a été possible grâce à un travail préparatoire mené par la journaliste avant chaque journée d’audience : consultation de l’agenda préparé par les syndicats et lecture des sections correspondant dans l’ordonnance de renvoi, document de 700 pages qui retrace tout le travail de l’instruction.
La présence massive des guillemets témoigne de cette volonté « frénétique », comme le dit la journaliste, de retranscrire précisément les mots des intervenants. Certaines interventions ont un rythme trop soutenu pour une retranscription intégrale et un travail de sélection est fait en direct. L’écriture du live-tweet dans cette situation de procès est une écriture de l’urgence, comme celle de la prise de notes en cours, qui se manifeste par une simplification de la frappe : emploi d’abréviations (pdte, qq, ds), pourcentage élevé d’accents omis (pere, proces…). Il ne s’agit absolument pas d’une nouvelle norme graphique qui se mettrait en place. En effet, dès que le rythme ralentit, les mots retrouvent leurs accents et leur graphie ordinaire.
On mesure très bien les variations d’intensité dans la prise de notes à l’évolution de la graphie. Les plaidoiries des parties civiles et les réquisitoires des procureures ont été quasiment intégralement retweetés en mode abrégé et sans accent. En effet, la transcription n’est pas neutre, toutes les prises de parole ne se valent pas. Selon les heures, le rythme varie de 8 à 30 tweets par heure. On est loin de ce que produirait un automate qui transcrirait les propos sans procéder à des choix. Quelle lecture peut-on faire de ces variations ? Comment les journalistes font-elles des choix ? Le débit et les qualités oratrices des intervenants, le moment dans la journée (fatigue), les émotions liées à ce qu’elles entendent peuvent affecter le rythme de l’écriture, comme le relève Cécile Rousseau en entretien, mais le positionnement politique joue également.
Les journées d’audience avec le nombre de tweets par heure le plus élevé sont J3, J23, J28, J35, J36, J37 et J38. La troisième journée correspond à trois interventions, celle du représentant syndical de SUD-PTT, Patrick Ackerman, qui a alerté la justice en déposant plainte, celle de l’inspectrice du travail Sylvie Catala et celle du patron de Technologia, Jean-Claude Delgènes, qui a mené l’enquête auprès du personnel. J23 correspond à une journée de témoignages de victimes, avec l’examen d’un cas de suicide, celui de Michel Deparis, considéré comme emblématique et à l’origine de la « crise médiatique » : celui-ci avait laissé une lettre accusant les pratiques managériales de l’entreprise. J28 correspond à la discussion sur le film documentaire commandé par l’entreprise à Serge Moati, qui n’a jamais été diffusé car il révélait le malaise interne et qu’on y entend de manière exceptionnelle l’ex-P-DG exprimer des regrets. Enfin, ce sont les journées des plaidoiries prononcées par les avocats des parties civiles (J35-J36), et plus précisément par les avocats des syndicats qui se sont portés parties civiles, et la journée des réquisitoires des procureures (J37) qui génèrent le plus de messages. La première journée de plaidoirie de la défense (l’entreprise et le P-DG) est également très suivie. En revanche, les plaidoiries suivantes des avocats des prévenus (J38-J41) sont moins traitées.
S’il y a tout au long du procès un souci de retranscrire toutes les prises de parole, comme en témoigne l’usage massif des guillemets, il apparaît un biais lié à l’orientation politique du média, à sa proximité avec les syndicats : « Le filtre politique joue. Ce que j’avais lu dans l’ordonnance de renvoi joue », dit la journaliste.
Cette orientation de la transcription est également confirmée par l’observation de la réception du live-tweet, accessible au travers d’indicateurs partiels, comme le nombre de retweets et de likes. Le premier constat est que le public visible (qui se manifeste en partageant de l’information) augmente au fil des jours du procès et qu’il se manifeste de manière plus intense quand les syndicats ou leurs représentants sont à la barre. En ce sens, l’hypothèse peut être faite que le public, les « followers », partage les mêmes valeurs que les journalistes.
Une fois que les spécificités de ce corpus ont été identifiées, celui-ci peut être mobilisé comme source documentaire, en particulier pour repérer les citations et les concepts qui circulent. En ce qui concerne l’objet qui nous occupe, la place des sciences sociales sur le suicide au procès, il faut noter que le live-tweet gagne à être confronté aux autres sources (chroniques judiciaires, articles et ouvrages mobilisés par les témoins), car la retranscription fidèle conduit à perdre parfois le fil de l’argumentation.
1.4. Les experts du suicide et de la souffrance au travail à la barre
Comme nous l’avons indiqué, l’instruction a écarté le délit d’homicide involontaire et donc l’objet du procès ne vise pas à établir un lien de causalité entre la politique de l’entreprise et les suicides, mais un lien entre la stratégie de l’entreprise et la situation de harcèlement moral. La question du suicide n’a cependant pas été écartée : le syndicat Sud-PTT et ses avocats (Me Teissonnière et Me Topaloff) ont souhaité inviter des chercheurs en sciences sociales à intervenir à propos des suicides comme témoins experts. Ils partagent le sentiment que les chercheurs pourront éclairer les discussions en proposant un cadre d’analyse pertinent. Christian Baudelot et Michel Gollac ont été contactés comme spécialistes du suicide et des risques psycho-sociaux : ils ont publié ensemble un article en 2015 dans la revue Sociologie, dirigée par Serge Paugam, d’analyse de la crise France Télécom : « Que peuvent dire les suicides au travail ? » Pour Christian Baudelot, professeur émérite de sociologie à l’École normale supérieure, le suicide est un objet de recherche qui a eu une place tout au long de sa carrière. Il a notamment publié un ouvrage de réactualisation des thèses de Durkheim sur le suicide (Baudelot, Establet, 1984) et il est membre de l’Observatoire national du suicide. Michel Gollac est sociologue et statisticien spécialisé sur les rapports entre travail, organisation et santé. L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) lui avait confié la présidence du collège d’expertise sur le suivi des risques psycho-sociaux au travail, qui a donné lieu à un rapport de référence dans le domaine (Gollac, Bordier, 2001). Baudelot et Gollac ont publié ensemble un ouvrage Travailler pour être heureux (2003) où ils réfléchissent sur le bonheur au travail.
Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, expert de la souffrance au travail (1998) a écrit en particulier avec Florence Bègue un livre sur le suicide au travail (Dejours, Bègue, 2009). Il ne s’est pas spécialement penché sur le cas France Télécom qui lui paraît cependant emblématique du phénomène global qu’il étudie. Sa présence paraissait évidente à SUD et ses avocats, mais il a fallu le convaincre de venir témoigner.
La proximité entre les syndicats et les chercheurs n’est pas née avec le procès, bien au contraire. Lors de la création au sein de l’entreprise de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées en 2007 par les syndicats CFE-CGC et SUD-PTT de France Télécom, un conseil scientifique a été mis en place avec Danièle Linhart, sociologue qui viendra également témoigner au procès en introduisant le concept de « précarisation subjective » :
« ..."La precarisation subjective", j ai invente ce terme, ils ont un emploi stable, on ne peut pas se baser là dessus pour leur imposer quoi que ce soit. On va les precariser ds une situation stable... / "Est ce que je vais y arriver ? Est ce que je suis à ma place ?" C est extremement destabilisant, ils doutent d'eux memes et de leur avenir ds l entreprise et ca peut creer un effondrement... » (LT, L32, Cécile Rousseau, Danièle Linhart, sociologue)
Michel Gollac, Christophe Dejours et Christian Baudelot interviennent l’un après l’autre lors de la quatrième journée d’audience. Quand ils arrivent à la barre, le tribunal se transforme en amphithéâtre universitaire, à une nuance près, l’expert tourne le dos au public pour s’adresser au tribunal. Ils sont appelés à double titre : pour faire état de leurs savoirs sur le suicide en général, en tant qu’experts, et pour se prononcer sur la « crise des suicides » à France Télécom, avec une position de témoin plus problématique. Si le premier volet de la tâche est aisé pour eux, car il est étayé par leurs travaux et leur connaissance de la littérature scientifique, le second est plus délicat : ils n’ont pas fait d’enquête de terrain, même s’ils ont suivi l’affaire et l’ont analysée avec leurs outils. Et, comme tout scientifique, ils ont la pleine maîtrise sur les limites de leurs savoirs et prennent des précautions pour répondre aux questions insistantes de certains avocats, comme le relate délicieusement J.-P. Honoré dans Un lieu de justice (2021).
Le suicide est un objet de prédilection des sciences humaines et sociales de longue date, et pas seulement de la psychologie. Ausculté sous toutes les coutures par différentes disciplines, le phénomène résiste à l’identification d’un lien de causalité unique, c’est le seul point de consensus. Il existe différents types de suicides, différentes causes possibles, différentes significations.
Voici un résumé des trois interventions des chercheurs. Michel Gollac intervient en premier lieu en concentrant son intervention sur les chiffres et ce qu’ils signifient. Il ne se limite pas aux cas des suicides, mais souligne l’ampleur des risques psycho-sociaux dans l’entreprise tels qu’ils ont pu être mesurés par l’enquête de Technologia. Christophe Dejours rappelle que le suicide au travail est un phénomène récent qui date de la fin des années 1990. Il le relie au « tournant gestionnaire » des entreprises avec l’introduction des « managers » et de la concurrence entre salariés avec l’évaluation individuelle des compétences qui conduit à la déstructuration des collectifs de travail. Il montre l’interdépendance entre la sphère du travail et celle de la famille et comment la maltraitance au travail peut dégrader l’économie familiale. Il souligne la diversité des cas de suicides. Christian Baudelot intervient ensuite rappelant que le suicide au travail est un signal, il en souligne le caractère vindicatif, soutient que « ni imitation, ni médiatisation ne produisent le phénomène [de la crise des suicides] » (LT, J4, Cécile Rousseau, Christian Baudelot), écartant l’hypothèse d’un « effet Werther »9 et insiste sur la dimension vindicative de ces suicides.
En revanche, aucun sociologue ou expert n’a été invité à témoigner par la défense ; mais des références nombreuses à des théories alternatives du suicide autour de « l’effet Werther » vont revenir tout au long du procès. Dans l’ordonnance de renvoi, on apprend de façon incidente page 292 que le conseil du numéro 2 de l’entreprise a versé au dossier l’extrait sur « la vague des suicides à France Télécom » tiré de l’ouvrage de Gérald Bronner, La démocratie des crédules.
On a donc une forte asymétrie : trois experts invités comme témoins par les parties civiles, qui défendent une lecture cohérente du suicide au travail, qui s’applique aisément au cas France Télécom, et des théories sociologiques mobilisées par les prévenus et les avocats de la défense, sans témoin expert comme porte-parole. Cette asymétrie du cadrage contribuera à orienter le travail d’enquête du tribunal, en imposant une certaine interprétation du suicide. Les thèses de la défense (nier l’existence d’une crise des suicides, affirmer qu’il s’agit d’une crise médiatique), incompatibles entre elles, ne vont pas résister face à l’argumentation solide apportée par les experts invités par les parties civiles, dont l’analyse est cohérente par rapport au dossier de l’instruction.
Une fois le cadre posé, examinons les trois débats et leur ancrage dans des discussions antérieures.
2. Le débat sur les chiffres : le travail comme cause du suicide
Quand Durkheim (1897) étudie les causes sociales du suicide, il s’appuie sur des statistiques et l’indicateur central dans son raisonnement est le taux social de suicide, à savoir le nombre de suicides rapporté à la population de référence. Une crise sociale implique un taux plus élevé dans un sous-groupe par rapport à la population de référence ou par rapport à une période antérieure. Quand la société fait défaut à l’individu, le taux de suicides augmente. Ainsi montre-t-il que la famille « protège » du suicide (le taux de suicides serait plus élevé chez les célibataires et les veufs), que les crises économiques aggravent le taux de suicides. Appliquée au travail et à l’entreprise, la thèse durkheimienne revisitée avance que la détérioration des conditions de travail favorise le suicide : « Un fort risque de RPS augmente le risque de troubles mentaux qui augmente le risque de suicide » (LT, J4, Michel Gollac). Pour consolider statistiquement la crise, il faudrait pouvoir montrer que le taux de suicides est plus élevé dans l’entreprise sur la période de prévention (2007-2010) qu’antérieurement et plus élevé qu’ailleurs. Encore faut-il avoir les chiffres pour le montrer. Or dénombrer les cas de suicide est une opération délicate tant la sous-déclaration est fréquente, que celle-ci soit due à la difficulté de déterminer la cause de la mort, au désir des familles de masquer le suicide, ou dans le cas particulier des suicides au travail à la faible motivation d’une reconnaissance de responsabilité par l’entreprise.
2.1. De la difficulté de la mesure : un débat antérieur au procès
Bien avant l’ouverture du procès, la question des chiffres du suicide a fait l’objet de débats dans deux arènes : dans l’entreprise et dans les médias. Au sein de France Télécom, il aura fallu la crise pour qu’une vaste entreprise de centralisation des cas soit menée par les syndicats. Face à l’ampleur des alertes, en 2007, deux organisations syndicales, la CFE-CGC et SUD, décident de mettre en place un Observatoire du stress et des mobilités forcées afin de recueillir, centraliser les données liées à la souffrance au travail et, en particulier, les suicides. La direction de l’entreprise n’a jamais mis en place les processus nécessaires pour centraliser les cas.
« “Et qui suit les affaires de suicides ?” demande la pdte. {Remous ds la salle}. “M. Zylberberg saura mieux vous répondre (directeur des affaires sociales), on est pas censé connaître la raison de la mort des salaries”, répond O. Barberot. #FranceTelecom. » (LT, Cécile Rousseau, J19, l’ex-DRH, la présidente, le directeur des affaires sociales)
Si la reconstitution du nombre de cas est assez fiable sur la période de prévention grâce à l’engagement des organisations syndicales, elle l’est beaucoup moins pour les années antérieures, ce qui rend les comparaisons difficiles.
Dans les médias, les débats sur les chiffres du suicide à France Télécom ont lieu pendant la crise et sont résumés dans l’article de Baudelot et Gollac (2015). René Padieu, inspecteur honoraire de l’INSEE, publie dans le journal La Croix le 20 octobre 2009, à la sortie d’un été dramatique, un article intitulé « Sur une vague de suicides », où il démontre « qu’on se suicide moins à France Télécom qu’ailleurs ». Dans l’enquête de l’INSEE de 2007, si on se limite aux 20-60 ans, la population en âge de travailler, le taux de suicides est de 19,6 pour 100 000 habitants ; à France Télécom, 24 suicides ont été comptabilisés en 19 mois, ce qui ferait un taux de 15 en une année. Et l’auteur de conclure : « Croire en quelque chose qui n’est pas constitué est ce qu’on appelle en psychiatrie un délire […], c’est le corps social qui délire. » Il nuance légèrement son propos dans la conclusion de son article : « Ce qui est dit dans ce délire n’est pas réel : c’est quand même un symptôme. Il signe quelque chose, un mal-être social. » Les syndicats de l’INSEE réfutent l’approche qui s’appuie sur une simple règle de trois, sans tenir compte des effets de structure : comparer une sous-population à une population générale ne peut se faire que toutes choses égales par ailleurs comme aiment le dire les statisticiens10. Avner Bar-Hen, administrateur de l’INSEE, répond dans le journal Le Monde le 22 octobre 2009 : « Comparer les suicides chez France Télécom et dans la population générale n’a pas de sens. » Il approfondit la critique sur la non-prise en compte de la structure de la population pour comparer les taux de suicides. Baudelot et Gollac comparent la structure de la population de France Télécom à celle de la population des 20-60 ans. Il y a certes beaucoup plus d’hommes dans l’entreprise (70 %) qu’en population générale et, sachant que le taux de suicides est trois fois plus élevé chez les hommes que chez les femmes, le résultat semblerait aller dans le sens de Padieu. Mais la population de France Télécom est plus diplômée et l’on sait que le diplôme « protège » du suicide, et enfin que les concernés sont actifs, et là encore on sait que le taux de suicides est plus élevé chez les chômeurs ou inactifs. Ces deux derniers facteurs conduiraient à anticiper un taux de suicides plus bas. En bref, le travail d’ajustement des populations, pour comparer les salariés de France Télécom à une population équivalente de salariés, ne semble pas avoir été fait. Baudelot et Gollac, dans leur article de 2015, font référence aux travaux de Luc Peillon et d’Hervé Le Bras, qui décident de ne prendre en compte que les suicides sur le lieu de travail en les comparant à des mesures faites en Basse-Normandie, qui tendraient à montrer que le taux de suicides est particulièrement élevé à France Télécom. Mais ces comparaisons qui s’appuient sur des phénomènes rares permettent difficilement de tirer des conclusions. La controverse entre experts s’est poursuivie sans que l’on arrive précisément à savoir si le nombre de suicides a été ou non particulièrement élevé.
Au procès, interrogé sur le sujet, Michel Gollac confirme que le taux de suicides est plutôt en dessous de la moyenne.
« Il confirme que le taux chez #France_Télécom est en dessous de la moyenne française mais explique qu’on ne peut pas s’arrêter là. » (LT, J4, Cécile Rousseau, Gollac, sociologue)
En bref, la question du nombre de suicides est un sujet délicat : difficile de comparer les chiffres du suicide avec une période antérieure dans l’entreprise ou avec des situations dans d’autres entreprises en raison de données lacunaires. Cette incertitude sur les chiffres alimente les controverses pendant le procès.
2.2. Stratégie de la défense : entre doute et négation
La stratégie de la défense est double au cours du procès : d’une part, elle cherche à créer le trouble sur les chiffres, ce qui correspond à la technique classique des « marchands de doute » (Oreskes, Conway, 2011), d’autre part, elle nie un accroissement du nombre de suicides sur la période de prévention par rapport aux périodes antérieures (ce qui entre en contradiction avec l’autre stratégie de la défense qui consiste à dénoncer une crise médiatique). Plusieurs séries de chiffres sur les suicides à France Télécom entrent en concurrence. Ainsi, les avocats de la défense tentent de déstabiliser les experts en leur soumettant d’autres chiffres contradictoires, comme le fait l’avocat de la défense avec M. Gollac : alors que la séquence des chiffres qui circulent dans la presse montre un accroissement des suicides sur la période de prévention par rapport au passé, celle qu’avance Gérald Bronner dans son livre indiquerait un nombre de suicides équivalent à la période de prévention au début des années 2000.
« “Et les chiffres de suicides à #FranceTelecom, avant 2008 ?” Interroge m. Maisonneuve. “J’ai vu des chiffres ds la presse.” Il lui oppose les chiffres de Gérald Bronner (sociologue) avec des vingtaines de suicides ds les années 2001, 2002, 2003. » (LT, Cécile Rousseau, J4, Gollac, sociologue, Me Maisonneuve, avocat des prévenus)
Interrogé sur le nombre des suicides, l’ex-numéro 2, un des trois prévenus, nie l’existence d’une crise des suicides, et le conseil de l’ex-DRH au moment des plaidoiries de la défense reprendra la même argumentation :
« Si on s en tient au nombre de suicides y a pas de crise. "Vous dites qu il y a pas eu plus de suicides que 2 ans avant, vous pensez qu elle n existait pas cette crise sociale ? ", interroge Me Topaloff. "Il n y avait pas de crise sociale systemique chez #FranceTélécom", dit Wenes. » (LT, J28, ex-numéro 2, avocate SUD-PTT)
« Si le suivi (des suicides).avait été realise, il n aurait pas donné lieu à une alerte, le nombre de suicides n etant pas superieur à la periode avant Next et Act. » (LT, J40, avocat de l’ex-DRH)
Enfin, lors de l’examen des cas individuels de suicide, à l’exception des cas où le suicide a été reconnu comme accident de service, la défense rejette systématiquement le lien avec le travail ou avec la période de prévention.
2.3. Double déplacement du débat : du suicide au mal-être, du quantitatif au qualitatif
Dans ce contexte de doute et de négation, construit dans les dix années qui ont précédé le procès, les chercheurs vont éviter de focaliser l’attention sur les chiffres du suicide. Michel Gollac, premier intervenant, avance cependant qu’il est peu probable que les fluctuations des chiffres du suicide soient dues au hasard et porte à la connaissance du tribunal un argument sur l’évolution du nombre de suicides qui montre sa relation avec le travail : avec l’arrêt des mesures de mobilité forcée par l’entreprise, on observe une diminution du nombre de suicides dès 2011.
« Autre point qui doit nous interpeller sur la montée des suicides entre 2008, 2009 et 2010, si on estime que les chiffres sont exactes. / Exacts / Il y a eu une baisse du nombre de suicides en 2011 apres les mesures ds l’entreprise, c’est un hasard peu probable. / *C’est un hasard mais un hasard peu probable. » (LT, Cécile Rousseau, J4, Michel Gollac, sociologue)
Le terrain de la mesure et des chiffres du suicide est miné : les experts connaissent les capacités des « marchands de doute » à remettre en question les données chiffrées, ils ont suivi les débats dans la presse avant le procès. Invités à témoigner à la barre par les parties civiles, ils vont opérer un double déplacement.
La première stratégie, en cohérence avec celle adoptée par les juges d’instruction, consiste à déplacer le débat de la question des suicides vers celle des risques psycho-sociaux, comme le fait Michel Gollac. Il évite de s’attarder sur les chiffres du suicide et valide la qualité des résultats de l’enquête Technologia qui montre une situation de mal-être au travail très marquée par rapport à d’autres populations de salariés. Tout en ayant une opinion plus réservée sur l’enquête Technologia, en raison de la méthode quantitative, Christophe Dejours va dans le même sens que Michel Gollac, en indiquant lors de son témoignage que « le suicide au travail, c’est le haut de l’iceberg » (LT, J4 Christophe Dejours). Cette expression sera reprise par deux avocats des parties civiles, plus de 30 journées plus tard : « 32 suicides c est la face emergee de l iceberg, combien de vies broyees. » (LT, J34, M° Bonnelalie pour Mme Lacassagne) ; 18 situations de suicides et 12 tentatives. C est la part emergee de l iceberg (LT, J36, Me Cadot, UNSA et CFFT). Dans la lignée de l’instruction, la parole des experts invite à regarder le phénomène de la souffrance au travail dans sa globalité sans se limiter aux cas de suicides, et c’est l’orientation qui prendra le dessus au cours du procès. C’est par conséquent l’enquête Technologia qui fera l’objet d’attaques répétées par la défense afin de la décrédibiliser.
La deuxième ligne consiste à rejeter l’approche « quantitative » pour mettre l’accent sur la valeur qualitative des gestes : peu importe leur nombre, ce qui compte c’est que ces suicides se soient déroulés sur le lieu de travail ou accompagnés d’un message de dénonciation des conditions de travail. Ainsi, Patrick Ackermann du syndicat SUD-PTT à l’origine de la plainte affirme la veille des interventions des experts : « Ce qui est frappant, ce n’est pas tant le nombre de suicides que leurs lettres signées parlant de la souffrance au travail » (LT, J3, Patrick Ackermann, SUD-PTT). Le lendemain, les trois interventions des experts concordent et se font écho. Pour Dejours et Baudelot, c’est le caractère adressé du geste qui fait sens11 et Dejours précise : « Un seul suicide sur le lieu de travail, c’est deja extremement grave, ca signe la déstructuration du milieu de travail-environnement, il est fissuré » (LT, J4, Cécile Rousseau, Christophe Dejours). L’avocat d’une victime reprendra cet argument : « J aurais aimé qu on s eloigne des chiffres ds ce proces, on a soigneusement evité de se focaliser sur les hommes et les femmes.... » (LT, J34, Me Dumas, avocate de Noel Rich).
Les chiffres de France Télécom antérieurs à la période de prévention sont incertains et ne permettent pas de comparaison sérieuse avec la situation présente et donc d’évaluer une augmentation significative du nombre de suicides ; les statistiques de référence qui permettraient des comparaisons justes ne sont pas disponibles. Dans cette situation d’incertitude, la défense nie la crise des suicides et les sociologues appelés par les parties civiles déplacent le débat. Le recours à la mesure des risques psycho-sociaux et l’attention portée à la signification des gestes semblent être la seule issue pour dépasser les débats sur la mesure du taux de suicides. Le raisonnement scientifique s’affine et s’adapte pour prendre en compte les limitations qui sont le propre de la recherche (ici la difficulté de la mesure).
3. Le débat sur les effets d’imitation
Un deuxième débat revient souvent au cours du procès : alors que les parties civiles considèrent que les conditions de travail et le management sont responsables des suicides, la défense met l’accent sur le rôle des médias qui auraient amplifié le phénomène en le rendant visible. Crise sociale ou crise médiatique ? Cette hypothèse d’une crise médiatique a été défendue par les prévenus dès la crise (la « mode » des suicides de l’ex-P-DG) et se trouve confortée au procès par la référence à des théories sociologiques (« effet Werther »). Pour les prévenus, il s’agit de montrer que les médias en publicisant les suicides les ont renforcés. Mais la signification de l’effet Werther, issu d’une tradition sociologique américaine des années 1970 revisitée, va se trouver modifiée au cours du procès et devenir partie prenante de la théorie du suicide qui va prendre le dessus (voir section 4).
3.1. Les prévenus dénoncent une crise médiatique : de la mode des suicides à l’effet Werther
Il n’a pas été nécessaire d’attendre le procès pour que les prévenus avancent que la crise des suicides à France Télécom était une crise médiatique et non pas une crise sociale. Après un été dramatique, désigné comme l’acmé de la crise médiatique dans l’ordonnance de renvoi, le P-DG est convoqué par son ministre de tutelle, Xavier Darcos, du gouvernement Fillon, le 15 septembre 2009. À l’issue de l’entretien, il livre une conférence de presse de 20 minutes :
« La première urgence aujourd’hui, c’est d’arriver à contrôler et à arrêter le phénomène de contagion qui est en train de se développer, cette espèce de spirale infernale de suicides qui s’est enclenchée. Il faut absolument casser ce mouvement-là. »
Il achève son propos par cette phrase, en cohérence avec son analyse de la crise sociale que traverse l’entreprise : « Il faut marquer un point d’arrêt à cette mode du suicide qui, évidemment, choque tout le monde » (Le Point, 2009). Pour lui, les suicides sont la conséquence d’un simple mécanisme de contagion, comme s’il s’agissait d’un phénomène hors-sol décorrélé des conditions sociales et matérielles. Ce phénomène est analysé avec des termes de la physique, comme une machine qui se serait emballée. C’est moins l’analyse mécaniste de la contagion que l’expression « mode du suicide » qui va « choquer tout le monde » et susciter une très forte réprobation au sein de l’entreprise.
Ainsi se construit une manière de nier le lien entre les conditions de travail et le suicide pour porter l’attention sur des mécanismes d’imitation et de contagion, qui se seraient diffusés d’individu à individu. Les médias sont désignés comme responsables par leur activité de médiatisation des cas de suicides. Celle-ci aurait-elle contribué à l’intensification du nombre de suicides ? Est-ce qu’on se suicide parce que d’autres se suicident ?
Au deuxième jour du procès, l’ex-P-DG, à la suite d’une demande de la présidente sur la « crise médiatique », répond :
« J’ai lu des livres sur les suicides depuis, j’ai parlé de mode alors que je voulais dire mood (rumeur dans la salle) il s’agit de l’effet Werther, l’effet mediatique qui peut multiplier les suicides. » (LT, Cécile Rousseau, J2, Didier Lombard, ex-P-DG)
Ainsi, dès l’ouverture du procès, l’ex-P-DG reprend l’hypothèse de la crise médiatique mais cette fois l’habille avec un concept issu de la sociologie, « l’effet Werther », qui donne de la légitimité scientifique à son propos. D’où vient cet effet Werther et comment est-il arrivé jusqu’au procès ?
3.2. L’effet Werther : quand Phillips revisite les thèses de Durkheim
Dans Le suicide, Durkheim avait pris soin d’éliminer l’imitation comme cause du suicide en considérant que ce n’était pas un fait social puisqu’il n’avait pas d’incidence sur le taux social de suicide. Dans sa démonstration, il restreint le champ de l’imitation au « fait de reproduire un acte qui s’est passé autour de nous ou dont nous avons entendu parler », soit de « répéter ce que d’autres ont fait ». Il écarte de l’imitation le fait « que dans un groupe tous les individus soient soumis à l’action d’une même cause » et le « fait d’adopter les manières de penser ou de faire générales autour de nous ». Durkheim donne de nombreux exemples de suicides par imitation attestés dans l’armée, les villages, les centres de détention. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer l’incidence ou non de ces phénomènes sur le taux de suicides. Il mène ainsi une expérience sur la répartition du taux de suicides sur le territoire métropolitain et montre qu’on ne peut détecter de foyers de diffusion dans certaines zones géographiques.
S’il avait disposé des données pour le faire, il aurait aimé évaluer l’incidence de la place que les journaux occupent dans l’attention publique sur le taux de suicides. À cette époque, le débat était vif pour savoir s’il fallait ou non interdire la reproduction des suicides et des crimes dans la presse. Clairement, pour Durkheim, ce qui prévaut pour le suicide c’est l’existence « d’un état qui est la vraie cause générative de l’acte ». Avec des éléments de preuve un peu fragiles, il écarte l’idée que la contagion pourrait avoir une incidence sur le taux de suicides social.
En 1974, soit près de 80 ans après la parution du livre de Durkheim, David Phillips, dans l’American Sociological Review, réactualise ce débat sur l’imitation. D’emblée, il qualifie le mécanisme de contagion comme « effet Werther », en référence aux suicides qu’aurait entraînés la parution des Souffrances du jeune Werther, au point que le livre de Goethe aurait été censuré dans certaines villes. Il constate qu’en dépit du très grand nombre de travaux sur le suicide, très rares sont ceux qui ont porté sur les mécanismes de contagion. Une synthèse de ces rares travaux souligne la difficulté à prouver des effets dans un sens ou dans l’autre. Pourtant, les recherches sur les mécanismes de la contagion passionnent la sociologie américaine pendant cette période. Il entreprend donc de mettre en relation le taux de suicides mensuel aux États-Unis avec la présence en une du New York Times de récit de suicides. Sur 33 suicides mis à la une, il mesure dans 26 cas une surreprésentation des suicides à la suite de la parution, soit un écart significatif entre le taux réel de suicides et le taux de suicides attendu (moyenne du taux de suicides du mois de l’année d’avant et du même mois de l’année d’après). Il montre également à partir d’un autre quotidien que plus le cas de suicide est exposé fréquemment, plus l’incidence est élevée sur le nombre de suicides. La conclusion est pour lui claire : l’effet Werther est causé par la publicité dans les journaux. Phillips invente la notion et démontre un lien de causalité entre exposition dans les médias et suicide. Alors que, pour Durkheim, l’effet de l’imitation était local, pour Phillips il devient national, donc social.
La thèse de Phillips va être remise en question par des travaux ultérieurs, puisque la mesure de l’effet Werther va devenir une « mode » en sociologie. Wasserman, en 1984, étend la période d’observation de Phillips et utilise un modèle pour contrôler les effets saisonniers et les ralentissements de l’économie, ce qui fait disparaître l’effet Werther. Elle montre cependant qu’il y a une augmentation significative du taux de suicides quand il s’agit de célébrités (médiatisation plus importante et mécanismes d’identification).
Une revue de la littérature très récente, mobilisant la méthode PRISMA qui s’est imposée comme norme dans les méta-analyses, porte un titre évocateur : « The Werther effect, the Papageno effect ou no effect » (Domaradzki, 2021). Elle recense les études portant sur le lien entre couverture médiatique et suicide. Sur 107 études, 69 semblent montrer un effet Werther et 26 concluent à des effets contradictoires ou à l’absence d’effets. Enfin, les dernières études montrent que certains récits, en fonction de leur cadrage, peuvent avoir un effet de prévention contre le suicide. L’ensemble de ces travaux, dont les résultats sont divergents, invitent à une certaine prudence dans l’interprétation et le maniement du concept.
3.3. L’effet Werther versus le management meurtrier dans l’analyse de Bronner
Ces travaux de recherche nord-américains sur l’effet Werther (influence de la médiatisation des suicides sur les passages à l’acte) ne sont pas arrivés au procès « spontanément ». La défense a mobilisé un essai de Gérald Bronner, La démocratie des crédules, paru aux PUF en 2013. Ce professeur de sociologie à l’université Paris Cité ne participe pas au procès, il n’a pas été invité ou n’a pas souhaité venir à la barre mais il est souvent cité ainsi que son ouvrage (trois fois son nom, deux fois le titre de son ouvrage dans le live-tweet). Pascale Robert-Diard dans sa chronique au Monde note que chaque avocat de la défense « exhibe un exemplaire [de l’essai de Bronner] à l’audience » (11 mai 2019).
Il a consacré un chapitre de son livre à la « vague des suicides », au « tsunami médiatique » de France Télécom, chapitre versé au dossier par le conseil de l’ex-numéro 2. Il y remet en cause l’augmentation des suicides en montrant que le nombre de 2009 n’est pas différent de celui de 2000, bien que les chiffres proviennent de sources différentes. De manière contradictoire, il accuse les médias qui seraient la cause de l’augmentation du nombre de suicides. Dans un graphique, en superposant des courbes, il tente de montrer le lien entre couverture médiatique et nombre de suicides. Pour lui, le pic de la couverture médiatique précède le pic des suicides ; ce serait à peine travestir sa pensée que de dire qu’il y aurait un effet de causalité, de type « effet Werther ».
Entrons dans les détails de sa démonstration. Il s’appuie sur un corpus d’articles traitant de la crise sociale à France Télécom, qu’il classe en fonction de la « théorie » mobilisée pour interpréter les suicides (la théorie 1 pose un lien entre management et suicide ; la théorie 2 indique une causalité complexe entre stress et suicide ; la théorie 3 conteste le fait que le nombre de suicides soit statistiquement remarquable). Pour lui, en excluant les articles qui ne prennent pas parti, sur 421 articles, 90 % défendent la théorie 1, 7,8 % la théorie 2 et 2,1 % la théorie 3 (que nous avons explorée dans la section précédente). Pour Bronner, les journalistes auraient été eux-mêmes victimes d’un effet râteau, fondé sur des « soubassements cognitifs », des causalités simplifiées qui conduisent du management meurtrier au suicide. Il considère que le débat sur les chiffres a été trop rapidement clos. Par rapport à l’esprit de son livre, « savoir si cette “vague” de suicides était un fait objectif ou, au contraire, un fait de croyance » aurait été essentiel.
Si on suit Bronner, la thèse du management meurtrier pose que Next (le plan stratégique de France Télécom) serait responsable des suicides : « Si Next était bien la cause de ces suicides, les chiffres devraient marquer une inflexion à partir du moment où il a été mis en œuvre, ce qui n’est pas le cas » (p. 163-164). Il renvoie à un article de Rue89 pour dire que le taux de suicides est équivalent sur les deux périodes. Inversement, il avance que l’arrêt des mesures (fin 2009, début 2010) aurait dû conduire à un infléchissement du nombre de suicides, ce qui n’est pas le cas pour lui : les chiffres de 2010 sont particulièrement élevés (de fait, le nombre de suicides baissera à partir de 2011). Il en conclut l’absence de causalité entre le management (Next et ses mobilités forcées) et le suicide. Ce faisant, il pose une vision purement mécaniste du social à effet immédiat.
Puisque le management et les mobilités forcées ne sont pas en cause, il examine « l’influence possible de la déferlante médiatique ». Il fabrique une figure sur laquelle il superpose deux courbes, celle du nombre de suicides et le taux de couverture médiatique (trois temps : faible présence, emballement médiatique [juillet-décembre 2009], déclin) par trimestre.
« L’acmé médiatique précède celle des suicides. […] Je ne crois pas qu’il serait juste d’écrire que ce traitement médiatique a “généré” des suicides, mais il n’est pas inimaginable de supposer qu’il a créé un effet de concentration : il a accéléré le surgissement d’occurrences d’un phénomène qui, sans cela, se serait peut-être réparti différemment dans le temps. » (Bronner, 2013, p. 167)
Bronner pose l’existence d’un lien entre présence médiatique et taux de suicides. Et il renvoie au fameux effet Werther et aux travaux de Phillips.
Ce qui est étonnant, c’est l’incohérence du modèle mécaniste de « causalité ». Pour démontrer l’absence de lien entre management et suicide, Bronner n’envisage pas l’idée qu’il pourrait y avoir un décalage temporel entre la décision managériale d’arrêt des mesures et le taux de suicides (qui effectivement redescendra à partir de 2011), En revanche, quand il s’agit d’établir un lien entre vague médiatique et suicide, il accepte l’existence d’un délai (décalage des pics). Mais, le plus étonnant, c’est qu’après avoir posé que le suicide était multifactoriel, « prouver » que le suicide n’est pas dû au management mais aux médias en juxtaposant des courbes, sans mesurer la corrélation, manque de sérieux.
Le procès procède par simplification, et la défense trouve en cette « thèse » de Bronner des arguments particulièrement bienvenus, qui vont circuler grâce à l’expression si bien trouvée d’effet Werther.
3.4 L’effet Werther, un concept mouvant
De manière notable, on relève neuf occurrences de l’effet Werther dans le live-tweet, après qu’il a été introduit par l’ex-P-DG dès le deuxième jour. Pendant le procès, les avocats des parties civiles et de la défense interrogent tour à tour les témoins et les experts sur ce mécanisme de contagion.
« Sylvie Topaloff, dit : "j'ai une question polémique. Ca a été dit ici, il y a pas eu de crise chez #FranceTelecom, ca serait une operation des médias qui auraient gonflé les chiffres, en tant que statisticien et specialiste de ces questions qu'avez vous à nous dire ?" » (LT, Cécile Rousseau, J4, Michel Gollac, sociologue)
« “L’effet Werther (effet mimétique de certains suicides) a un sens pour vous ?” Interroge maître Beaulieu de la défense. “Il existe dans certains cas”, explique M. Gollac qui avoue ne pas être un spécialiste de la question. » (LT, Cécile Rousseau, J4, Michel Gollac, sociologue)
Si M. Gollac reste prudent par rapport à l’effet Werther, Ch. Baudelot prend plus clairement position en indiquant que l’imitation et la médiatisation ne peuvent expliquer le phénomène :
« Il parle des vagues de suicides, du phénomène d’imitation. “Il y en a toujours eu dans les casernes du temps de Durkheim.” “Chez #France_Télécom, il est clair que ni imitation, médiatisation, ne produisent le phénomène.” “Les personnes qui sont passées à l’acte ne sont pas dans l’imitation de leurs devanciers. Elles expriment les mêmes souffrances au point de préférer la mort [...] Mais cela a une influence sur la manière de passer à l’acte.” » (LT, J4, Christian Baudelot, sociologue)
Pour Gollac, comme pour Baudelot, l’imitation ou la contagion contournent le vrai sujet qui est celui de l’analyse des causes structurales, ce qui est clairement affirmé au quatrième jour du procès. Au fil du procès, la signification du terme « effet Werther » évolue. La signification de ce terme, utilisé au début pour désigner l’influence des médias, va se déplacer pour rendre compte du partage d’une même expérience et d’une même condition. Ainsi, Michel Debout, témoin expert, psychiatre et concepteur d’une réflexion sur le harcèlement au travail, remarque :
« "Bcp de salariés vivaient la meme situation que celui qui s'etait suicidé, d'où l'identification. En evoquant l'effet Werther, l'entreprise reconnait qu'il y avait une situation harcelante chez un grand nombre de salariés" #FranceTelecom. » (LT, J15, Cécile Rousseau, Michel Debout, témoin expert)
Cette interprétation est reprise par un des avocats des parties civiles lors de sa plaidoirie :
« L effer Werther, c est un peu la "mode des suicides" (prononcé par Didier Lombard). Les gens ont les memes difficultes, les memes degradations des conditions de travail. Peut etre que tout le monde n a pas souffert mais bcp ont souffert. » (LT, J15, Cécile Rousseau, J36, Me Cadot, avocat UNSA et CFDT)
Comme nous l’avons vu, la « mode des suicides », « la vague des suicides », « l’effet Werther » sont des expressions qui ont été entendues pendant la crise et tout au long du procès. La « vague » a circulé comme « vérité scientifique » défendue par les prévenus et leurs avocats. En se concentrant sur le mécanisme de contagion, sur l’effet Werther, les prévenus mettent à distance le lien entre conditions de travail et suicides, et nient la crise sociale. Mais alors qu’à l’époque de la crise, l’opposition entre crise sociale et crise médiatique recoupait l’opposition entre les organisations syndicales et les dirigeants, au cours du procès l’incompatibilité entre deux interprétations du suicide (lié à la souffrance au travail, versus lié à l’effet Werther) s’estompe avec l’évolution de la signification du terme « effet Werther » : le rôle des médias est écarté et les acteurs mettent l’accent sur la similarité des situations vécues qui expliqueraient les passages à l’acte.
4. « Le suicide au travail est un message ». Le suicide vindicatif
Les experts s’accordent pour considérer le suicide comme un phénomène multifactoriel. Le travail ne peut être la seule cause, d’autant plus que les différents espaces sociaux ne sont pas étanches : des conditions de travail dégradées peuvent se répercuter sur la vie privée et inversement. Les facteurs sont liés les uns aux autres et même les médias peuvent aussi avoir une influence.
« Le suicide est multifactoriel. Hors de question d’affirmer que le travail soit la cause unique d’un suicide [...] mais il peut être mis en cause. » (LT, Cécile Rousseau, J4, Christian Baudelot)
Mais, pendant le procès, les théories se simplifient, entrent en concurrence et se radicalisent : le suicide est une conséquence de la dégradation des conditions de travail pour les parties civiles, un effet des médias ou de fragilités individuelles pour les prévenus. Un concept introduit par Baudelot lors de son témoignage va contribuer à dépasser cette opposition et une autre interprétation des suicides à France Télécom va être proposée. Ces suicides et tentatives seraient liés à la souffrance au travail mais auraient une dimension de dénonciation et de revendication dans l’espace public, autrement dit une dimension médiatique et collective.
4.1. Un suicide adressé et collectif
Les suicides et tentatives de suicide examinés au cours du procès ont la particularité d’être liés au travail : soit parce qu’ils ont eu lieu dans l’établissement, soit parce que la personne a explicitement désigné dans une lettre ou dans ses propos la responsabilité de l’entreprise. « Le suicide au travail est un message », nous dit Christophe Dejours dans son intervention.
« Le suicide ce n’est pas qu’une mise à mort de soi, il est adressé, il y a une dimension de message, le suicide au travail est un message. » (LT, Cécile Rousseau, J4, Christophe Dejours)
Pour Christian Baudelot, les statistiques de suicide sont le signal d’un malaise, mais ne sont pas suffisantes pour comprendre la signification de l’acte. Le suicide au travail a une dimension symbolique : « Je me suicide ici, car l’origine de ma souffrance est là. » (LT, Cécile Rousseau, J4, Baudelot). Il évoque lors de son intervention le « phénomène de suicide vindicatif avec une dimension de vengeance. " j'attribue la responsabilité de ce que je vis à..." » (LT, Cécile Rousseau, J4, Christian Baudelot).
Le compte rendu qu’en donne Pascale Robert-Diard pour Le Monde (11 mai 2019) est plus explicite :
« “Un suicide est toujours adressé”, a confirmé le sociologue Christian Baudelot. Quand il se produit sur le lieu même du travail, il traduit une “volonté évidente de la part de la victime d’indiquer le lien fort entre le suicide et l’endroit où il a été commis”. Même si le travail “n’est jamais la cause unique et principale d’un suicide, il est en cause”. C’est une sorte de suicide vindicatif, vengeur. »
Le concept de « suicide vindicatif » que pose Baudelot dès le quatrième jour d’audience, dont rendent compte les différentes chroniques, va connaître une belle carrière tout au long du procès. Il quittera la sphère de l’expertise sociologique pour être repris par les avocats des parties civiles dans les témoignages et les plaidoiries.
« “Elle fait un acte dramatique comme bcp d’autres pour que la direction change d’avis. Nous sommes ds un cas de suicide vindicatif comme l’avait relevé Christophe Dejours”, precise l’avocate #FranceTelecom. » (LT, Cécile Rousseau, J23, avocate de victime)
A la 36e journée d’audience qui correspond aux plaidoiries des avocats des parties civiles, la référence au suicide vindicatif est mobilisée à plusieurs reprises tandis que l’effet Werther est rejeté :
« Le suicide vindicatif, c est ceux qui essaieront de se suicider au travail, Yonnel Dervin, Remy Louvradoux, Stephanie Moisan… on a dix personnes. Il n est jamais anodin de se suicider sur son lieu de travail. De laisser une lettre. » (LT, Cécile Rousseau, J36, Me Cadot, avocate des parties civiles, UNSA et CFDT, Plaidoiries des avocats des parties civiles)
« Les chiffres souvent ne sont pas tres solides, ce qui est visible c est le caractere, vindicatif, ces changements qui rendent fous, l absence de recours, de criteres objectifs, ont eu des effets gravissimes. Ils ont prefere la mort. » (LT, Cécile Rousseau, J36, Me Topaloff, avocate des parties civiles, SUD-PTT, Plaidoiries des avocats des parties civiles)
Il est étonnant de constater qu’à deux reprises le concept de suicide vindicatif est attribué à Dejours par une avocate des parties civiles puis par l’avocat de l’ex-DRH dans une tentative de dénigrement (« Certains ont ete choisis pour bouger les trous, "c est un suicide vindicatif", dira Mr Dejours » [LT, J40, Cécile Me Danis, avocat ex-DRH]), alors que c’est Baudelot qui en avait parlé. La prise de parole de Christophe Dejours a été beaucoup plus longue que celle de ses collègues. Cela montre aussi que les travaux des scientifiques ne sont pas lus et qu’ils circulent via les prises de parole publiques, d’où l’intérêt de ces témoignages au cours du procès.
4.2. De Malinowski à Baudelot et Gollac : « que peuvent dire les suicides au travail ? »
Les termes de suicide vindicatif, comme celui d’effet Werther ne sont pas apparus pendant le procès. Il nous faut remonter à l’article de Baudelot et Gollac de 2015, « Que peuvent dire les suicides au travail ? ». Les auteurs concluent leur démonstration en introduisant l’idée de suicide vindicatif, en référence à un type de suicide que Malinowski avait identifié aux îles Trobriand. Un jeune homme se suicide du haut d’un palmier et se venge en désignant les responsables de sa mort. En dépassant l’opposition entre ceux qui considèrent que seules les conditions de travail sont en cause et ceux qui dénoncent les effets de la vague médiatique des suicides, les auteurs insistent sur la dimension sociale du suicide. L’acte prend ici une dimension collective et de prise de parole dans l’espace public.
« En se produisant sur la scène publique, au sein même de l’entreprise, le suicide individuel, provoqué par un haut degré de souffrances personnelles, devient une forme ultime de protestation sociale. Passer de la scène privée à la scène publique permet de donner un sens collectif, social et politique à un acte personnel provoqué par de la souffrance individuelle. » (Baudelot, Gollac, 2015)
Qu’écrit au juste Malinowski dans Mœurs et coutumes des Mélanésiens (1932) ? Il examine le rôle du suicide et de la sorcellerie qui sont pour lui « deux mécanismes pour le redressement de l’ordre et de l’équilibre » (p. 79). Revenons sur le cas décrit. Le jeune homme qui se suicide en se jetant du haut du palmier entretenait une relation avec une cousine de son camp et ce faisant il violait la loi exogamique du camp totémique. La violation ne pose pas de problème à l’opinion publique qui ne se sent pas outragée, tant qu’il n’y a pas de scandale. Mais, à partir du moment où le prétendant officiel de la jeune fille (de l’autre camp) s’aperçoit de la trahison, tente de faire de la magie sur l’autre jeune homme puis l’insulte publiquement, le scandale en devenant public rend la situation sans issue pour le jeune homme « fautif », acculé au suicide. Le suicide est décrit comme un objet à double face : d’un côté, il acte la reconnaissance d’une faute morale (l’inceste au sens large), de l’autre, il marque une protestation contre ceux qui ont dénoncé la faute et constitue ainsi une forme de vengeance.
« Les deux formes de suicide [se jeter d’un palmier ou absorber un poison mortel] sont employées comme moyen d’échapper à des situations sans issue ; elles reposent sur une attitude psychologique complexe, dans laquelle entrent, à la fois, le désir de s’infliger soi-même un châtiment, celui de se venger et de se réhabiliter, de se soustraire à une douleur morale. » (p. 89)
« Il importe de dégager deux mobiles dans la psychologie du suicide : d’une part, il s’agit toujours d’expier un péché, un crime ou l’explosion d’une passion, que ce soit une violation de la loi exogamique, ou un adultère, ou une injure injustement infligée, ou une tentative d’échapper à des obligations ; d’autre part, il s’agit d’une protestation contre ceux qui ont dévoilé cette transgression, insulté le coupable en public et l’ont acculé à une situation intolérable. » (p. 91)
« Il offre à celui qui est accusé et persécuté, qu’il soit coupable ou innocent, une issue et un moyen de réhabilitation. » (p. 92)
(Malinowski, 1933)
Dans le cas des suicides à France Télécom, peut-on discerner les deux composantes du suicide : expiation de la faute et protestation ? Les témoignages oraux ou écrits des victimes et le choix du lieu du suicide disent de toute évidence la protestation et désignent le responsable : le travail ou l’organisation. Mais trouve-t-on des traces de culpabilité ? De quelle faute s’accusent-ils ? Est-ce de n’être pas parvenu à s’adapter à la privatisation, à l’ouverture à la concurrence, au processus d’innovation à marche forcée ? Est-ce de n’avoir pas su incarner la nouvelle figure du salarié attendue par les managers ou les dirigeants ? Les témoignages de ce malaise sont nombreux : la peur de se retrouver dans des fonctions commerciales alors qu’on vient de métiers techniques, la peur de ne pas savoir s’adapter aux innovations technologiques. L’hypothèse d’une culpabilité assumée n’est pas nécessaire. Il nous suffit d’opérer un léger déplacement : c’est le processus de culpabilisation opéré par la direction, en annonçant 22 000 départs qui est en jeu. Le procès a montré que chacun des salariés pouvait tour à tour se sentir ciblé et coupable. Ainsi, les suicides vindicatifs à France Télécom ont bien cette double dimension : sentiment de culpabilité en écho au processus de culpabilisation opéré par la direction et protestation. Baudelot et Gollac déplacent légèrement le concept développé par Malinowski : en désignant le suicide comme vindicatif, ils font exister une nouvelle catégorie de suicide porteuse d’une dimension collective, assumée par les victimes. Les lettres, les suicides sur le lieu de travail sont autant de messages adressés qui font exister le collectif.
Le suicide vindicatif introduit par Baudelot et Gollac décrit précisément la situation des salariés de France Télécom et fait écho à d’autres formes de suicides vindicatifs de ce type, qui ont comme caractéristique d’avoir été à l’origine de mouvements sociaux. Le suicide de Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant en Tunisie qui s’était immolé par le feu le 17 décembre 2010, est souvent considéré comme le point de départ des printemps arabes. Le suicide de Rohith Vemula, étudiant dalit, le 17 janvier 2016, sur le campus de l’université Hyderabad en Inde, déclenche de vastes protestations contre les injustices dont sont victimes les intouchables, comme le montre l’analyse qu’en fait Floriane Zaslavsky (2019).
Conclusion
Si la présence des sociologues comme témoins experts sur le suicide au cours du procès a pu surprendre certains des participants, elle s’inscrit dans une évolution au long cours de la justice qui tend à mobiliser les chercheurs en sciences sociales pour apporter une « vérité scientifique » au procès. Le tribunal attendait peut-être que la vérité scientifique vienne l’éclairer. Il a constaté que les sciences sociales étaient elles-mêmes traversées de désaccords et que les conflits sur les interprétations étaient intenses, et ce de longue date. Les sciences sociales ne tiennent pas un discours unifié sur le suicide, les chercheurs débattent entre eux, les théories sont en concurrence.
Des formes d’alliances se sont constituées entre les parties prenantes : parties civiles et prévenus ont chacun choisi les théories qui convenaient le mieux à leurs points de vue sur la situation. Pour les parties civiles, il s’agissait de montrer que le mal-être au travail, lié à la dégradation des conditions de travail, était la cause principale des suicides : les travaux sur bonheur et souffrance au travail ont alors été mobilisés ; pour les prévenus, il s’agissait de montrer que les suicides étaient liés à des mécanismes de contagion orchestrés par les médias, presque détachés du contexte professionnel, une sociologie qui s’intéresse aux effets des médias a ainsi été mobilisée.
Mais, dans le dispositif du procès, l’asymétrie entre les deux parties est grande : les parties civiles invitent des témoins experts de renom à la barre, qui livrent une interprétation des suicides cohérente avec l’accusation et le dossier d’instruction, tandis que les prévenus citent un concept (l’effet Werther), non incarné par un expert en chair et en os, et dont la signification se voit modifiée et intégrée à la thèse des parties civiles (l’effet Werther devient l’expression d’une condition partagée par les acteurs). Alors que la logique judiciaire diffère de la logique des sciences sociales par la recherche des responsabilités individuelles, dans ce procès qui traite des effets d’une politique d’entreprise, il y a une forme d’alignement entre logique judiciaire et logique des sciences sociales, qui explique que le discours des experts ait été globalement bien accueilli par le tribunal.
Le seul point d’accord entre les chercheurs est la reconnaissance d’un faisceau de causalités et donc l’impossibilité d’imputer à une seule cause le suicide. Ce faisant, les chercheurs contribuent à renforcer le déplacement déjà opéré par les juges (qui ont renoncé à la qualification d’homicide pour se concentrer sur le harcèlement moral). Le cœur du procès va porter sur la souffrance au travail en tenant compte de l’ensemble du corps social concerné et non pas des seuls suicides.
Il a beaucoup été question de chiffres au cours du procès, sur les départs, sur les suicides, sur le chiffre d’affaires, la dette… Notre époque manifeste une passion pour la mesure : « connaître c’est mesurer », telle est une des croyances les mieux partagées (Martin, 2023). Alors que cette logique du chiffre est bien présente, elle est cependant mise à mal au cours du procès par une perspective compréhensive qui se détourne de la mesure pour identifier les logiques d’action, le sens que les acteurs donnent à leur comportement. La question du nombre a été éclipsée par cette lecture compréhensive du suicide, le suicide vindicatif, qui a transformé les victimes en porte-parole d’une protestation collective de grande ampleur.