Le procès de la disparition du droit du travail. Point de vue de Me Jean-Paul Teissonnière, un avocat de partie civile, sur l’affaire France Télécom

Résumé

Jean-Paul Teissonnière, avocat au barreau de Paris spécialiste du droit social et de la santé-sécurité des travailleurs, revient pour Amplitude du droit sur l’affaire France Télécom pour laquelle il a été avocat de partie civile.

Index

Mots-clés

Jean-Paul Teissonnière, procès, France Télécom, partie civile, droit du travail, harcèlement moral institutionnel

Texte

Cet entretien avec Me Jean-Paul Teissonnière a été réalisé par Marion Del Sol, Josépha Dirringer et Laurent Rousvoal, membres de l’Institut de l’Ouest : Droit et Europe (IODE – UMR CNRS 6262) en mai 2023 puis relu en juillet 2023.

Amplitude du droit : L’affaire France Télécom présente-t-elle un caractère inédit ?

Jean-Paul Teissonnière : L’affaire des suicides à France Télécom a une préhistoire. Celle-ci s’est déroulée au technocentre de Renault Guyancourt et a connu son paroxysme entre octobre 2006 et février 2007. Dans ce court laps de temps, trois salariés ont mis fin à leurs jours dans le périmètre du technocentre. Ces suicides explicitement liés aux conditions de travail, symboliquement situés au même endroit, posaient de façon tragique la question de l’intensification du travail et des formes de management.

Le rapprochement avec l’affaire France Télécom s’arrête cependant là. Malgré un rapport accablant pour la direction établi par l’Inspection du travail, le parquet de Versailles classa la procédure. Celle-ci ne put être relancée par une constitution de partie civile en raison de l’absence d’accord entre les syndicats et les familles des victimes qui ne permit pas une intervention sur le terrain pénal.

Les tribunaux de sécurité sociale saisis de procédures de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur condamneront celui-ci et l’affaire Renault s’arrêtera là.

Contrairement à l’adage, l’histoire parfois repasse les plats. La volonté du Syndicat Sud Télécom d’aller aussi loin que possible dans la recherche des responsabilités à propos de la crise des suicides à France Télécom permettra, par le dépôt d’une plainte et l’organisation d’une conférence de presse, de traiter l’affaire des suicides à France Télécom comme un problème de société prolongeant les questions posées par l’affaire Renault.

A. D. : S’agissant précisément de l’affaire France Télécom, quelle est votre lecture des faits ?

J.-P. T. : France Télécom a organisé la disparition du droit du travail.

Au moment où se pose la question de la gestion des effectifs au sein de France Télécom, l’entreprise souffre d’un fort endettement. Au lieu de traiter la question d’éventuels sureffectifs, comme cela a été fait dans les entreprises équivalentes dans d’autres pays au travers des congés de fin de carrière, France Télécom – prétextant les réticences du gouvernement dans ce domaine – va se lancer dans une politique folle de maltraitance du personnel destinée délibérément à le mettre en fuite. Le choix délibéré de destruction massive des effectifs sans aucun accompagnement social conduira à une issue tragique. Les décisions mises en œuvre ne commenceront pas par la présentation d’un plan social aux représentants du personnel mais par un discours de M. Lombard, le P-DG de France Télécom, aux investisseurs. Cette annonce va créer une logique infernale en mettant en permanence France Télécom sous la menace de départ de ses principaux investisseurs dans l’hypothèse où l’entreprise ne respecterait pas ses engagements en termes de suppressions d’emplois. Ainsi, la politique de suppression du personnel (22 000 emplois en trois ans !) va s’effectuer non pas sous le contrôle de l’administration du travail et des représentants du personnel, mais sous la surveillance attentive et implacable du marché.

Les services de police ont retrouvé des notes prises par les collaborateurs du P-DG en vue d’une réunion tenue à la présidence de la République, sous l’autorité du Secrétaire général de l’Élysée, en présence du directeur de l’Agence des participations de l’État et, bien entendu, du P-DG de France Télécom. « L’idée est de leur dire que l’entreprise parviendra à réduire les effectifs sans que personne s’en aperçoive, c’est-à-dire sans plan social. » Dans les notes prises par les cadres de la direction du personnel, il est question de « passer sous les radars », de « licenciements pour causes personnelles + transactions en croisant les doigts en espérant que ça passe ».

Le paroxysme sera sans doute atteint au cours d’une réunion de l’association des cadres dirigeants de l’entreprise, le 20 octobre 2006, à la Maison de la chimie à Paris. Le discours tenu par le P-DG de France Télécom était un discours d’une extrême violence : « Je ferai les départs par la fenêtre ou par la porte. » Il s’agit de créer un électrochoc qui va désinhiber l’encadrement dont l’essentiel du temps va être consacré à supprimer des effectifs. Le recrutement des cadres se fera uniquement sur leur capacité à refuser tout dialogue, à mettre en déséquilibre l’interlocuteur que l’on veut évincer de l’entreprise. On n’exigera des cadres aucune expertise mais on leur demandera de faire preuve d’une extraordinaire brutalité. Aucune réflexion sur l’utilité des salariés et des agents ne sera menée. Il s’agit d’avoir une politique du chiffre : 20 % des effectifs de l’entreprise doivent la quitter. Cette politique insensée sera accompagnée d’un discours délirant : « Nous avons un objectif ambitieux de réduction des effectifs. » Le chaos social est chez France Télécom précédé par l’effondrement du sens, accompagné d’une sorte de militarisation du discours (« lorsque le chef émet un souhait, cela est vécu comme un ordre » admet le numéro 2 de l’entreprise). L’injonction métaphorique « je ferai les départs par la fenêtre ou par la porte » sera suivie d’une augmentation générale de la souffrance au travail dans l’entreprise, d’un nombre considérable de dépressions et de plusieurs dizaines de suicides. Les victimes de ceux-ci tiendront à dénoncer par écrit les conditions de travail qui les ont poussés à un tel niveau de désespoir1.

A. D. : Vous évoquez là des atteintes à l’intégrité et à la vie de nombreux salariés de France Télécom. Pourtant, le procès pénal ne s’est pas noué autour des qualifications d’homicides et/ou de violences par imprudence ? Pourquoi ?

J.-P. T. : Tout procès est une construction sociale, empirique et imparfaite. Elle doit tenir compte des contingences et des difficultés qui pourraient l’empêcher d’avoir lieu. Dans cette construction, les parties civiles disposent de droits qui leur permettent d’intervenir de façon réelle mais limitée.

Dans l’affaire France Télécom, la participation active des cadres à des opérations illicites de destruction d’emplois aurait permis que des poursuites soient exercées à l’encontre de centaines de responsables. Mais l’extension des responsabilités est aussi une dilution de la responsabilité. Les capacités à juger et à organiser simplement un débat judiciaire atteignent vite leurs limites lorsque les victimes sont des milliers et les responsables des centaines. Il fallait donc fabriquer un débat judiciaire qui, sans être exhaustif, permette de rendre compte de l’extraordinaire violence qui a accablé l’entreprise et de mettre en évidence l’importance des responsabilités encourues au niveau le plus élevé.

Lorsque le choix a été fait, dans l’ordonnance de renvoi des mis en examen devant la juridiction correctionnelle, d’exclure l’homicide involontaire et de privilégier les poursuites pour harcèlement moral, les organisations syndicales, les victimes et leurs représentants ont hésité. Ne sacrifiait-on pas l’incrimination la plus haute et les sanctions les plus lourdes au profit d’un délit de moindre importance2 ? Les familles des victimes étaient épuisées par les dix ans de procédure qui avaient précédé le renvoi devant le tribunal correctionnel.

Ce renvoi obtenu, fallait-il combattre la décision du juge d’instruction et repartir pour une aventure judiciaire incertaine ?

En outre, le harcèlement moral, tel qu’il était constitué dans l’affaire France Télécom, n’avait rien à voir avec une dimension psychologisante des rapports sociaux. Le parquet avait d’ailleurs pris soin de souligner la dimension collective de l’infraction commise par la direction de France Télécom au plus haut niveau. Il s’agissait de condamner une politique d’entreprise ayant atteint par ruissellement l’ensemble du personnel.

Enfin, pourquoi ne pas le dire : mettre au centre du procès les cas de suicides plutôt que ceux de harcèlement moral, c’était livrer les victimes et leurs familles aux assauts de la défense. Celle-ci allait s’acharner à mettre en avant des épisodes anciens de la vie des victimes, des conflits familiaux. Cela aurait plongé les parties civiles dans un profond désarroi.

A. D. : La qualification de harcèlement moral a été retenue comme chef de prévention. Quel apport y voyez-vous ?

J.-P. T. : L’affaire France Télécom est caractérisée par sa dimension collective et même ses dimensions collectives. Il y a le collectif des auteurs, co-auteurs, complices. Il y a le collectif des victimes, effet du ruissellement que j’évoquais à l’instant.

Le procès de France Télécom fut dans une large mesure le procès de la toute-puissance, du refus des limites. Entre 2007 et 2010, retenue comme période de prévention, la direction de France Télécom va délibérément ignorer le droit du travail pour lui substituer ses propres règles et ses propres procédures. L’histoire de France Télécom, c’est l’histoire de ce passage en force d’une extraordinaire violence et d’une grande ampleur. En effet, le périmètre de l’infraction selon le parquet épouse le périmètre de l’entreprise puisque cette toxicité qui émane de la politique générale décidée par la haute hiérarchie de l’entreprise se répand dans l’ensemble du personnel.

À quelques années près, c’est sous l’angle des violences involontaires que ce dossier eut été traité. L’approche du dossier par le prisme du harcèlement moral va changer sa dimension. On va passer d’un grave accident du travail ayant entraîné quelques dizaines de victimes à un gigantesque accident du travail ayant, selon le parquet, atteint l’ensemble du personnel de France Télécom, soit environ 100 000 salariés et agents.

Par l’utilisation de la définition légale du harcèlement moral, l’analyse de l’action de la direction de l’entreprise, désignée par l’expression englobante de « politique générale d’entreprise », produira de profonds bouleversements. Au travers de l’article 222-33-2 du Code pénal et de l’attention qu’il porte à l’éventuelle atteinte aux conditions de travail, c’est le travail lui-même qui devient le centre de l’attention des magistrats chargés d’examiner le dossier.

Avec le procès France Télécom, c’est la question du harcèlement moral managérial, institutionnel, organisationnel (quel que soit le nom qu’on lui donne), en un mot, la dimension collective du harcèlement moral, qui est, pour la première fois, mise en avant de façon aussi évidente. Pour le dire autrement, l’affaire France Télécom pose au droit du travail une question centrale : celle du pouvoir de direction de l’employeur et, en contrepoint, celle de ses limites.

L’analyse en termes de harcèlement moral institutionnel conduit d’ailleurs à utiliser un nouveau vocabulaire. J’y ai fait référence tout à l’heure : les juges ont souligné une « politique générale d’entreprise » qui a agi par « ruissellement » et a fini par « impacter l’ensemble du personnel ».

Pour affirmer la dimension collective du côté des victimes, le syndicat Sud a organisé la constitution de parties civiles de membres du personnel présents pendant la crise de l’entreprise mais ne présentant aucune séquelle objective. Le tribunal a condamné France Télécom à verser à chacune de ces parties civiles 10 000 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice moral. Ce jugement était susceptible de s’appliquer à la situation des 100 000 salariés nécessairement « impactés » par la politique générale d’entreprise constitutive du délit.

La cour d’appel n’a certes pas suivi cette thèse des 100 000 victimes. Cependant, l’arrêt n’a pas eu de véritables conséquences sur ce point. En effet, la société France Télécom, qui avait réglé le montant de toutes les condamnations, n’avait pas interjeté appel de la décision rendue.

A. D.  Cette lecture des faits au prisme de la notion de harcèlement moral institutionnel était-elle prévisible selon vous ?

J.-P. T. : La Cour rappelle que, à l’origine de la loi créant l’incrimination de harcèlement moral (2002), il y a un rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Celui-ci insiste sur le fait, qu’en matière de harcèlement moral, le management peut être impliqué. Pour le CESE, il ne s’agit pas de la forme la plus fréquente du harcèlement moral dans l’entreprise. Toutefois, lorsqu’elle intervient, les conséquences en sont d’une extrême gravité. Cette spécificité du harcèlement moral organisationnel était d’ailleurs déjà présente dans les débats précédant l’adoption de la loi de 2002. Le témoignage de Michel Debout, rapporteur du projet de loi devant le CESE et entendu par le tribunal correctionnel, ainsi que les travaux de l’ANACT (Agence nationale d’amélioration des conditions de travail), du Comité consultatif des droits de l’homme et de la Direction du travail le montrent.

Il faut rappeler que les conditions de travail ne sont entrées que tardivement parmi les préoccupations du législateur. C’est ainsi que les comités d’hygiène et de sécurité (CHS) n’accueillirent les conditions de travail dans leurs compétences qu’avec la loi Auroux du 23 décembre 1982. Cependant, ces CHSCT ont été supprimés et leurs compétences hasardeusement transférées en 2021 au nouveau comité social et économique (CSE). Dans ce contexte, la question des conditions de travail s’envisage désormais au travers de la loi 17 janvier 2002 sur le harcèlement moral. Autrement dit, l’article 222-33-2 du Code pénal se révèle être un instrument efficace de défense de la santé mentale des travailleurs. L’aggravation de la souffrance au travail liée à la brutalisation des rapports sociaux dans certaines grandes entreprises en liaison avec les nouvelles techniques de management, particulièrement délétères, constitue toutefois un défi pour le jeu de l’incrimination de harcèlement moral. La disparition de l’institution spécifique chargée des conditions de travail (CHSCT) a laissé vide une place dans le champ du droit du travail et de la protection des travailleurs3.

1 Sur ce point, voir la notion de suicide vindicatif évoquée par Valérie Beaudouin dans ce dossier.

2 Sur ce conflit d’incriminations, voir François Rousseau dans ce dossier.

3 Sur la mobilisation du droit pénal pour « combler » ce vide, voir Josépha Dirringer et Laurent Rousvoal dans ce dossier.

Notes

1 Sur ce point, voir la notion de suicide vindicatif évoquée par Valérie Beaudouin dans ce dossier.

2 Sur ce conflit d’incriminations, voir François Rousseau dans ce dossier.

3 Sur la mobilisation du droit pénal pour « combler » ce vide, voir Josépha Dirringer et Laurent Rousvoal dans ce dossier.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Paul Teissonnière, « Le procès de la disparition du droit du travail. Point de vue de Me Jean-Paul Teissonnière, un avocat de partie civile, sur l’affaire France Télécom », Amplitude du droit [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 09 octobre 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://amplitude-droit.pergola-publications.fr/index.php?id=467 ; DOI : https://dx.doi.org/10.56078/amplitude-droit.467

Auteur

Jean-Paul Teissonnière

Avocat au barreau de Paris

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