Cet article a été rédigé à partir d’une communication réalisée le 9 novembre 2022 dans le cadre du cycle de conférences « Le droit selon… » à la Faculté de droit et de science politique de l’Université de Rennes.
Constatant, en 2013, que la privation de liberté constituait toujours la « peine de référence », le législateur souhaita mettre un terme à ce qu’il décrivait comme une « hégémonie » persistante de l’emprisonnement1 malgré l’affirmation portée par le Code pénal selon laquelle « toute peine d’emprisonnement sans sursis ne peut être prononcée qu’en dernier recours si la gravité de l’infraction et la personnalité de son auteur rendent cette peine indispensable et si toute autre sanction est manifestement inadéquate2 ». C’est ainsi que fut adoptée la loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales, qui donna notamment naissance à l’emblématique peine de contrainte pénale. Mais l’échec de cette dernière, présentée comme « un outil délaissé par les magistrats3 », fut rapidement dénoncé4. Son abrogation eut alors lieu moins de cinq ans après son adoption, par une loi du 23 mars 20195. Assurément, la privation de liberté continue d’apparaître comme la clé de voûte du système répressif national : tout crime est ainsi puni de réclusion et bien rares sont les délits pour lesquels un emprisonnement n’est pas encouru. En dehors de la matière contraventionnelle, la réponse des pouvoirs publics aux infractions semble donc, au premier chef, d’ordre carcéral. Sa durée est modulée par le législateur, mais, par nature, la peine privative de liberté aurait aujourd’hui vocation à sanctionner toute infraction un tant soit peu grave.
L’histoire de l’emprisonnement – au sens large – est pourtant récente puisqu’il faut attendre la fin du xviiie siècle pour voir la privation de liberté se généraliser en tant que véritable peine. Depuis le droit romain et jusque sous l’ancien droit en effet, l’emprisonnement n’était pas perçu comme une peine par les autorités séculières. C’est ainsi que ni la grande ordonnance criminelle de 1670 ni aucun autre texte royal ne le mentionnent au sein des listes de châtiments6. Bien sûr, la privation de liberté n’était pas inconnue. Mais elle avait alors une tout autre fonction. Elle intervenait soit en tant que mesure d’instruction destinée à s’assurer de la personne du suspect7, soit en tant que mesure préventive – et donc indépendamment de tout crime déjà commis – afin d’enfermer des personnes jugées dangereuses à l’époque, telles que les mendiants, les vagabonds ou les aliénés mentaux8. À partir de la fin du xviiie siècle, en revanche, l’emprisonnement se généralise rapidement et durablement au cœur de l’ensemble des systèmes répressifs occidentaux.
Comment expliquer que la peine privative de liberté se soit ainsi généralisée ? Cette question est précisément l’objet de Surveiller et punir. Cet ouvrage de Michel Foucault – au sous-titre tout à fait révélateur : Naissance de la prison – est paru en février 1975. Or, cette date est loin d’être anodine, tant elle fait suite à deux séries d’événements marquants. Le premier, c’est bien sûr Mai-68, dont on sent un peu le vent contestataire dans la pensée du philosophe : Foucault était un philosophe engagé politiquement, qui avait adhéré au parti communisme en 1950 avant de prendre ses distances à la fin des années 1970, semble-t-il. Le second se situe à la fin de l’année 1971, lorsqu’une vague d’émeutes éclate dans les prisons en raison de la suppression des colis de Noël. C’est dire que Surveiller et punir était tout à fait d’actualité lors de sa parution. Pour cause, Michel Foucault connaissait bien l’univers carcéral et ses problématiques. Né en 1926, il est agrégé de philosophie en 1951. En parallèle de ses enseignements à l’École normale supérieure, il commence à travailler sur le terrain de la psychologie expérimentale à la prison de Fresnes. Après divers postes à l’international, il est élu au Collège de France en 1970 en tant que professeur d’histoire des systèmes de pensées. En janvier 1971, il fonde le Groupe d’information sur les prisons – avec deux autres intellectuels, Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet –, lequel sera dissous dès le mois de décembre 1972 au profit, notamment, du Comité d’action des prisonniers. Entre autres objets d’études, Foucault s’est donc beaucoup intéressé au monde carcéral ainsi qu’à la psychologie et aux établissements hospitaliers, ce qui explique d’ailleurs les liens qu’il peut tisser entre ces deux univers. Dans un tel contexte, Surveiller et punir ne pouvait manquer de susciter un grand intérêt dès sa publication et s’est rapidement installé comme un ouvrage incontournable dans l’étude du système carcéral. Néanmoins, de vives critiques ont aussi pu être formulées à son encontre, en particulier de la part des historiens. Alors que Foucault entend appuyer sa réflexion sur une importante analyse historique de la pénalité de détention, plusieurs historiens n’ont pas manqué de souligner l’existence de nombreuses inexactitudes dont il pouvait faire preuve. Tout en reconnaissant en lui un esprit brillant, Jacques Léonard put ainsi le comparer à un « cosaque de l’histoire », parcourant « trois siècles, à bride abattue, comme un cavalier barbare » et gommant étrangement la période révolutionnaire (Léonard, 1977, p. 165 et p. 181)9. Il faut dire que Foucault s’est inscrit dans le mouvement structuraliste né à la suite du déclin de l’existentialisme et porté notamment par Saussure, Lévi-Strauss ou encore Lacan10. Pour reprendre une formule de Foucault lui-même, ce mouvement prétendait mettre en avant « une analyse non pas tellement des choses, des conduites et de leur genèse, mais des rapports qui régissent un ensemble d’éléments ou un ensemble de conduites » (Foucault, 2001a, p. 609). En somme, il s’agissait d’analyser tout objet d’étude comme une structure ou un système en s’attachant à la relation unissant ses composants et non à chacun d’entre eux pris individuellement11. S’attachant à dégager des relations constantes à partir d’éléments changeants, le structuralisme donnait la primauté à la synchronie au détriment de la diachronie, à l’étude d’un système à un moment donné plutôt qu’à celle de ses évolutions12.
Dès lors qu’il prend les traits d’une peine moderne au sens propre du terme, l’emprisonnement ne saurait donc apparaître comme une évidence « naturelle » pour Foucault. Celui-ci fixe d’ailleurs l’émergence du système carcéral contemporain à une période allant des années 1780 à 1840. Il prend alors comme date de fin de ce processus de construction la date symbolique du 22 janvier 1840. Ce jour-là ouvrait la colonie pénitentiaire pour jeunes délinquants de Mettray, perçue par le philosophe comme l’archétype de l’institution carcérale et de la généralisation de son système. Au contraire, l’existence du système carcéral serait même paradoxale. En réalité, celle-ci s’expliquerait alors par la mise en œuvre d’une nouvelle technologie de pouvoir apparue dans le contexte socio-politique bien particulier de l’époque. Loin d’être le résultat – ou en tout cas, pas au premier chef – d’une humanisation progressive de la répression pénale, la généralisation de l’emprisonnement serait en réalité destinée à assurer une gestion politique plus efficace des illégalismes. C’est dire que Surveiller et punir ne se contente de révéler l’existence de plusieurs paradoxes qui entourent le système carcéral moderne (1). Il en propose également une explication à travers l’identification d’une véritable technologie de pouvoir à l’œuvre à travers ce système (2).
1. Les paradoxes de la prison révélés par Foucault
Dans Surveiller et punir, Michel Foucault met en lumière l’existence de deux paradoxes, au moins, qui entourent le système carcéral moderne. Le premier a trait à son émergence. À bien des égards, le système carcéral, pourtant mis en place rapidement au lendemain de la Révolution, s’est avéré éloigné des idéaux portés par les réformateurs (1.1). Le second paradoxe concerne le maintien contemporain de ce système carcéral malgré la dénonciation dont il ne cesse de faire l’objet depuis ses origines (1.2).
1.1. L’émergence d’un système carcéral éloigné des idéaux révolutionnaires
Le premier paradoxe sur lequel s’attarde Foucault est d’ordre historique et tient à l’émergence du système carcéral. Débutée au lendemain de la Révolution, la généralisation de l’emprisonnement semble reposer sur une subversion des idéaux portés par les réformateurs du xviiie siècle. Le système carcéral s’est imposé à la sortie de l’Ancien Régime alors qu’il est assez éloigné du modèle imaginé par les philosophes des Lumières. En réalité, trois systèmes répressifs se seraient affrontés au cours de cette période : celui en vigueur sous l’ancien droit ; celui, essentiellement théorique, prôné par les révolutionnaires ; et celui finalement mis en place et qui repose sur l’institution pénitentiaire.
Concernant le système répressif de l’Ancien Régime, Foucault le décrit essentiellement à partir des supplices. Surveiller et punir débute d’ailleurs par une mise en perspective de deux documents. Le premier est le compte rendu détaillé de l’exécution de Robert-François Damiens, condamné le 2 mars 1757 pour avoir tenté d’assassiner le roi Louis XV. La blessure infligée au monarque était bénigne ; le supplice ne le fut guère. Damiens devait être écartelé devant la foule après avoir subi diverses tortures. Mais les chevaux se montrèrent rétifs, ce qui obligea le bourreau à lui démembrer les cuisses et à lui couper les nerfs. Le second document, mis en perspective, est le règlement intérieur de la Maison des jeunes détenus à Paris, rédigé en 1838. Ce règlement régit de façon méticuleuse, heure par heure, toute la journée des prisonniers. Par cette comparaison, on perçoit combien le bouleversement dans l’art de punir a été brusque et radical. En à peine trois-quarts de siècle, un rituel d’inspiration monastique – le terme « cellule » vient des couvents –, discret et continu s’est substitué à un autre rituel, spectaculaire et violent. Certes, tous les crimes ne donnaient bien sûr pas lieu à un supplice public dans l’ancien droit. Mais cette catégorie de châtiments serait révélatrice de l’esprit du système. La pénalité d’Ancien Régime apparaît ainsi comme un acte de souveraineté du monarque. Elle n’est qu’un aspect particulier de son droit de faire la guerre. Par le crime, le condamné a défié le roi et attaqué sa personne même. Le châtiment apparaît en retour comme un rituel politique destiné à « reconstituer la souveraineté un instant blessée » (Foucault, 1975, p. 59). Il n’est que la seconde étape de la confrontation entre le criminel et le roi, la réponse du second au mépris du premier. C’est ce qui explique l’atrocité des supplices, eux-mêmes bien réglés et loin de constituer un déchaînement désordonné de violence : l’exécution du châtiment doit montrer toute la « dissymétrie entre le sujet qui a osé violer la loi et le souverain tout-puissant qui fait valoir sa force » (Foucault, 1975, p. 59). Certains traits caractéristiques du système répressif de l’ancien droit en découlent. Tout d’abord, l’objet premier de la peine est le corps du condamné, qu’il s’agit de marquer ou d’annihiler. La peine, ensuite, procède d’un cérémonial éclatant et exceptionnel, ni permanent ni diffus dans la société. Enfin, elle est publique, puisqu’elle doit montrer le triomphe de la loi. Il en résulte que le peuple occupe une place ambiguë dans ce cérémonial. Il n’est pas seulement témoin de la punition. Il en est aussi le garant et pourrait la réclamer si le bourreau se montrait clément.
Au xviiie siècle, ce système de répression et, en particulier, les supplices vont être de plus en plus critiqués. Bien sûr, leur caractère inhumain est dénoncé. Mais, pour Foucault, le véritable objectif des réformateurs ne serait pas tellement de fonder un nouveau droit de punir sur des principes plus équitables. Il s’agirait plutôt d’établir une nouvelle économie du pouvoir de châtier, dans le but d’assurer une répression plus efficace. On souligne ainsi le caractère contre-productif des supplices et le risque de renversement qu’ils comportent : témoin de ce spectacle cruel, le peuple pourrait ressentir de la pitié ou de l’admiration pour le criminel courageux dans l’épreuve et, finalement, s’habituer à la violence. Plus largement, les réformateurs s’élèvent contre une distribution mal réglée du pouvoir née de la vénalité des offices. Les conflits de juridictions se seraient ainsi multipliés, tandis que les magistrats, devenus propriétaires de leurs charges, se seraient montrés « non seulement indociles, mais ignorants, intéressés, prêts à la compromission » (Foucault, 1975, p. 95). C’est donc ce mélange entre les excès des châtiments et les faiblesses dans l’administration de la justice qui aurait suscité l’ire des réformateurs. En outre, la contestation du système pénal de l’Ancien Régime serait également liée aux bouleversements socio-économiques qui se produisirent au cours des xvii et xviiie siècles. Avec le développement des appareils de production, les crimes perdent de leur violence. Une criminalité de fraude, moins grave mais aussi plus diffuse, se substitue progressivement à une criminalité de sang. Parallèlement, les peines tendent à s’alléger, alors qu’une justice plus fine et un quadrillage plus serré de la population sont réclamés.
Imaginé par opposition à l’Ancien Régime, le système répressif prôné par les réformateurs paraît sensiblement différent. Il s’en distingue ainsi sur plusieurs points. Tout d’abord, chaque peine doit être utile à la société. Portée à son paroxysme, c’est l’utilitarisme revendiqué par Jeremy Bentham : dégagée de toute considération de justice, la légitimité de la peine est placée dans l’utilité qu’elle procure à la société. Le postulat de ce courant de pensée est que chaque action humaine serait guidée par un calcul – conscient ou non – entre plaisir et souffrance, entre l’avantage susceptible d’en être retiré et l’inconvénient qui pourrait en résulter. Pour lutter efficacement contre le crime, la peine devrait donc dépasser le gain espéré par le criminel ; mais sans excès. Elle devrait être légèrement supérieure à ce gain, car l’excès, par sa nature même, tendrait à devenir exceptionnel et cesserait d’être pris en compte rationnellement13. En revanche, le châtiment devrait être prompt et certain. Une peine proportionnée à l’infraction, certaine et rapide serait plus dissuasive qu’un supplice hypothétique. Les criminels devraient donc être condamnés rapidement et, idéalement, aucun ne devrait rester impuni. Dans le système imaginé par les révolutionnaires, ensuite, les crimes et les châtiments sont aussi peu arbitraires que possibles. La définition des infractions est bien sûr retirée des mains des tribunaux pour être entièrement confiée à la loi. Mais chaque peine prévue doit aussi correspondre étroitement au crime ou au délit qu’elle sanctionne. Le but est, notamment, qu’elle se présente facilement à l’esprit de celui qui pense à l’infraction. Chaque catégorie de crimes ou de délits reçoit ainsi une punition qui lui est propre. Ceux qui abusent des bienfaits de la loi et des privilèges que leur confèrent des fonctions publiques devraient être privés de leurs droits civils ; l’amende sanctionnerait les usuriers et ceux qui agissent par lucre ; la confiscation frapperait le voleur ; une humiliation répondrait à un crime de vaine gloire ; l’assassin serait mis à mort et l’incendiaire subirait le bûcher. Dans le système prôné par les révolutionnaires enfin, l’objet de la peine est déplacé. Avec l’essor de la théorie du contrat social, le criminel apparaît désormais comme un être « juridiquement paradoxal » (Foucault, 1975, p. 106). Par son acte, il a rompu le contrat qu’il est pourtant censé avoir accepté. Se plaçant hors du pacte, il devient l’ennemi de tous et se disqualifie comme citoyen : « Il apparaît comme le scélérat, le monstre, le fou peut-être, le malade et bientôt l’ “anormal” » (Foucault, 1975, p. 120)14. La peine ne doit donc plus chercher à atteindre le corps du condamné. Elle doit marquer son esprit afin de le corriger, ainsi que celui de tous les citoyens pour les détourner du crime. Il en découle tout un jeu de la représentation, une « économie savante de la publicité » (p. 129). Entièrement publique, l’exécution des peines prend la forme d’un rituel destiné à réactiver la loi. Il ne s’agit plus des « fêtes ambiguës » (p. 129) de l’Ancien Régime destinées à réaffirmer la toute-puissante du souverain et à susciter l’effroi de la population. Il s’agit de mettre en scène la moralité publique et de transformer l’exécution du châtiment en un discours pédagogique, en une leçon pour le peuple. La peine doit alors dire le crime tout en rappelant la loi ; montrer la nécessité regrettable de la punition tout en justifiant sa mesure. La guillotine en est d’ailleurs une illustration aux yeux de Foucault :
« Presque sans toucher au corps, [elle] supprime la vie, comme la prison ôte la liberté, ou une amende prélève des biens. Elle est censée appliquer la loi moins à un corps réel susceptible de douleur, qu'à un sujet juridique, détenteur, parmi d'autres droits, de celui d’exister. » (p. 20)
En somme, Foucault résume ainsi l’idéal révolutionnaire :
« À chaque crime, sa loi ; à chaque criminel, sa peine. Peine visible, peine bavarde qui dit tout, qui explique, se justifie, convainc : écriteaux, bonnets, affiches, placards, symboles, textes lus ou imprimés, tout cela répète inlassablement le Code. » (p. 131)15
On perçoit alors combien le système carcéral mis en place a pu s’être éloigné de ce projet des réformateurs. Plutôt qu’une peine adaptée à chaque infraction, la privation de liberté est rapidement devenue la réponse quasi-systématique à la criminalité. Seule la publicité du jugement de condamnation a été consacrée. L’exécution de la peine, au contraire, a été entourée de secret et reléguée dans l’ombre des enceintes pénitentiaires. À tel point que l’emprisonnement a d’abord dépendu entièrement de l’administration pénitentiaire, elle-même placée sous l’égide du ministère de l’Intérieur. Il faut attendre 1911 pour que cette administration soit confiée au ministère de la Justice, et 1958 pour voir un net mouvement de judiciarisation de la peine à travers la création du juge d’application des peines. L’émergence du système carcéral moderne serait donc paradoxale, apparaissant en contradiction avec les idéaux portés par les réformateurs à la même époque. Toutefois, un second paradoxe, probablement plus profond, entoure la prison. Il tient au maintien de ce système malgré une dénonciation constante depuis ses origines.
1.2. Le maintien d’un système carcéral dénoncé depuis ses origines
Le second paradoxe autour de la prison que met en lumière Michel Foucault dans Surveiller et punir ne concerne plus l’apparition du système carcéral mais son maintien contemporain. De prime abord, la pénalité d’emprisonnement paraît aujourd’hui en crise. Il est devenu un lieu commun de remettre en cause les peines privatives de liberté en dénonçant les limites ou les défauts qui entourent leur exécution. Pourtant, à suivre le philosophe, cette critique est aussi ancienne ou presque que le système carcéral lui-même. On la trouve ainsi clairement formulée dès les années 1820-1845 dans des revues et par certains hommes politiques16. En d’autres termes, l’histoire de l’emprisonnement n’obéit pas à une chronologie progressive et rationnelle, au cours de laquelle la pénalité de détention serait d’abord mise en place avant que son échec soit constaté et donne lieu à des projets de réforme qui, à leur tour, seraient évalués : « Tout de suite, la prison, dans sa réalité et ses effets visibles, a été dénoncée comme le grand échec de la justice pénale » (Foucault, 1975, p. 308). En somme, la dénonciation de la détention paraît inhérente au système lui-même. L’un et l’autre semblent indissociables.
Quelles sont donc ces critiques formulées à l’encontre de la prison depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui ? Elles portent à la fois sur les conditions de détention des condamnés et sur le bilan de l’institution pénitentiaire. En ce qui concerne les conditions de détention, les critiques ont immédiatement pris deux directions opposées. Pour les uns, le sort réservé aux prisonniers serait trop rigoureux. Au xixe siècle, on regrette qu’ils soient isolés, soumis à un travail inutile et exposés à l’arbitraire de leurs gardiens. Aujourd’hui, les établissements pénitentiaires seraient devenus insalubres et surpeuplés, tandis que les détenus seraient contraints à l’oisiveté17. En somme, les conditions de détention seraient intolérables, de sorte que la prison ne pourrait être réellement corrective. Pour les autres, au contraire, ces mêmes conditions seraient trop favorables et coûteraient trop cher. En voulant être corrective, la prison perdrait sa force de punition et ne serait pas assez rigoureuse. S’appuyant sur les travaux de Moreau-Christophe, Foucault mentionne ainsi le témoignage du directeur de la maison centrale de Limoges dans une enquête réalisée en 1839, selon lequel « le régime actuel des maisons centrales qui dans le fait ne sont, pour les récidivistes, que de véritables pensionnats, n’est aucunement répressif » (Moreau-Christophe, 1840, p. 86). De même, pour le directeur de la maison centrale d’Eysses, « le régime actuel n’est pas assez sévère, et s’il est un fait certain, c’est que, pour beaucoup de détenus, la prison a des charmes et ils y trouvent des jouissances dépravées qui sont tout pour eux » (Moreau-Christophe, 1840, p. 86). Comment ne pas faire le parallèle avec la polémique qui a entouré l’organisation d’une course de karting à la prison de Fresnes le 19 août 2022 ? Aujourd’hui, la comparaison avec un célèbre centre de vacances n’est-elle pas devenue récurrente ? S’agissant du bilan de la prison, en revanche, les critiques semblent converger. Dès la première moitié du xixe siècle, le constat était dressé que la prison ne diminuait pas le taux de criminalité. Pis, il lui était déjà reproché de provoquer la récidive et de favoriser l’organisation d’un milieu de délinquants, solidaires et hiérarchisés, en les regroupant tous en un lieu clos. En 1831 déjà, le député La Rochefoucauld constatait que 38 % des personnes détenues en maison centrale étaient à nouveau condamnées après leur libération (Mavidal, Laurent, 1889, p. 210). Entre 1828 et 1834, sur plus de 200 000 condamnés en correctionnelle, près de 35 000 étaient en état de récidive (Foucault, 1975, p. 309)18. En 2016, 31 % des personnes sortant de prison ont à nouveau été condamnées pour une infraction commise dans l’année suivant leur libération (Cornuau, Julliard, 2021). Depuis son apparition au cœur du système répressif, la prison constitue ainsi une véritable « école du crime », selon une formule passée dans l’usage. Il est donc tout à fait frappant de constater à quel point, malgré deux siècles d’intervalle, les critiques d’hier sont, en substance, les mêmes que celles d’aujourd’hui.
Pourtant, à suivre Foucault, ce constat d’échec de la prison n’aurait jamais conduit à une remise en cause profonde du système carcéral. Face aux critiques récurrentes de la prison, les pouvoirs publics se seraient toujours contentés de proposer de simples correctifs ou, au mieux, une réforme de l’institution pénitentiaire. Leur réponse aurait donc, elle aussi, été invariablement la même, à savoir la reconduction et la réactivation de la technique pénitentiaire. En somme, la prison aurait toujours été donnée « comme son propre remède » (Foucault, 1975, p. 313). On pourrait néanmoins vouloir nuancer ce constat aujourd’hui. Depuis la seconde moitié du xxe siècle, en effet, de nouvelles peines alternatives à l’emprisonnement ne cessent d’être introduites par le législateur, de même que se multiplient les modalités d’exécution des peines et les aménagements permettant au condamné d’éviter la prison ou d’en sortir. Consacrée par le Code de procédure pénale de 1958, la semi-liberté a par exemple été élargie par une loi du 17 juillet 197019. Une loi du 19 décembre 1997 a également créé le placement sous surveillance électronique qui permet au condamné d’exécuter sa peine privative de liberté à domicile avec port d’un bracelet électronique20. Le sursis probatoire a encore été substitué aux anciens sursis avec mise à l’épreuve et sursis avec obligation d’effectuer un travail d’intérêt général par la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice21. Plus largement, l’emprisonnement est aujourd’hui présenté par le législateur comme une peine de dernier recours, puisqu’il impose au juge de ne la prononcer que « si toute autre sanction est manifestement inadéquate22 ». Aussi dénombre-t-on aujourd’hui plus du double de personnes suivies par l’administration en milieu ouvert que de personnes détenues23. En l’état, cependant, cette évolution notable paraît insuffisante pour remettre radicalement en cause le constat dressé par Foucault. Dans le même temps, en effet, le nombre de personne détenues en France n’a cessé de croître au point d’avoir doublé entre 1980 et 202324, ce qui révèle ainsi toute la difficulté de penser autrement la répression que par le prisme de l’incarcération. Pour l’instant, la privation de liberté semble bien demeurer la clé de voûte du système pénal national, tandis que les alternatives à la prison et les modes d’aménagement de peines peuvent encore être perçus comme des mesures permettant de corriger le système carcéral sans le renverser.
Loin d’être une évidence naturelle, la place centrale occupée par la privation de liberté au sein des systèmes répressifs modernes apparaît donc profondément paradoxale à la lecture de Surveiller et punir. Comment expliquer alors que l’emprisonnement se soit aussi rapidement installé au cœur des systèmes répressifs modernes au xixe siècle et que le système carcéral se perpétue malgré les critiques incessantes dont il fait l’objet ? Foucault tente précisément de répondre à ces paradoxes et propose une grille de lecture originale : l’existence de ce système moderne reposerait en réalité sur la mise en œuvre d’une technologie de pouvoir particulière.
2. Les paradoxes de la prison expliqués par Foucault : la mise en œuvre d’une technologie de pouvoir
Dès lors que Michel Foucault propose, tour à tour, une explication aux deux paradoxes autour de la prison qu’il met en lumière, il peut être tentant de présenter Surveiller et punir comme la simple succession de deux thèses, bien distinctes l’une de l’autre : la première serait d’ordre historique et s’attacherait à l’émergence du système carcéral, tandis que la seconde serait sociologique ou « socio-judiciaire » (Brodeur, 1976, p. 200) et concernerait le maintien de ce système malgré sa dénonciation. Une lecture plus « unitaire » de l’œuvre de Michel Foucault peut cependant être faite. L’existence même du système carcéral – c’est-à-dire son émergence comme son maintien – reposerait sur une « technologie de pouvoir ». Autrement dit, la pénalité de détention généralisée constituerait une technique particulière mise en œuvre par le pouvoir en place afin d’assurer sa pérennité par un contrôle de la population à moindres coûts – économiques et politiques. Plus précisément, la prison apparaîtrait ainsi comme un lieu de gestion efficace des illégalismes d’une société (2.1). Toutefois, aussi intéressante que soit la présentation du philosophe, son hypothèse – car c’est bien d’une hypothèse qu’il s’agit plutôt que d’une véritable démonstration – semble, à plusieurs égards, être dépassée aujourd’hui (2.2).
2.1. La prison comme lieu de gestion efficace des illégalismes
Loin de répondre au premier chef à des considérations humanistes, l’existence du système carcéral faisant de l’emprisonnement la reine des peines serait en réalité destinée à assurer la gestion la plus efficace possible des illégalismes auxquels serait confrontée la société. Ainsi comprise, cette technologie de pouvoir mise en œuvre reposerait sur un instrument particulier – la discipline – et suivrait une méthode bien précise – produire la délinquance. La discipline expliquerait l’émergence du système carcéral au xixe siècle et la subversion de l’idéal révolutionnaire qui l’accompagne, tandis que la production de la délinquance éclairerait le maintien de ce système malgré sa dénonciation.
En effet, Foucault lie étroitement l’émergence du système carcéral à la généralisation des procédés disciplinaires qui s’opère peu avant dans l’ensemble du corps social. C’est l’avènement de cette société disciplinaire au cours des xvii et xviiie siècles qui expliquerait la mise en place du système carcéral. Nombre de ces procédés existaient bien avant. Mais ils se seraient généralisés à partir de cette époque. À l’hôpital et dans les écoles, à l’armée et dans les manufactures : partout on cherche à façonner les corps et à les rendre dociles afin de transformer l’individu en un « automate ». Les raisons en sont nombreuses. Il existe une croissance démographique qui rend nécessaire une meilleure gestion d’une multiplicité d’individus : à la fin du xviiie siècle, par exemple, l’armée compte plus de 200 000 hommes en tant de paix. L’appareil de production se développe tout en devenant plus complexe : il faut donc gérer soigneusement des masses d’ouvriers toujours plus importantes. Des innovations technologiques apparaissent également : le fusil, plus précis, supplante le mousquet à partir de la bataille de Steinkerque en 1699 et oblige un renouvellement des tactiques militaires. Quant au but des procédés disciplinaires, celui-ci est double. D’un côté, il s’agit de majorer l’efficacité de chaque individu, sa productivité. De l’autre, la discipline permet de diminuer les coûts économiques mais aussi politiques puisqu’elle diminue la nécessité de recourir à des forces contraignantes extérieures. Intériorisée, la norme est d’autant mieux respectée puisque l’individu s’y soumet spontanément et sans réfléchir. Enfin, les procédés disciplinaires reposent sur trois moyens différents. L’un est la sanction, qui se veut normalisatrice. Par un système de gratification-sanction, de récompense-punition, une « infra-pénalité » se développe où tout comportement qui s’écarte du modèle voulu doit être corrigé (Foucault, 1975, p. 209). Un autre est l’examen, qui, en étant hautement ritualisé, permet de maintenir l’assujettissement de l’individu en faisant de lui un objet d’étude susceptible d’évaluation et de comparaison. Surtout, le dernier moyen sur lequel reposent les procédés disciplinaires est la surveillance, qui doit être hiérarchique – c’est-à-dire pyramidale et interne à l’institution elle-même – et constante. L’individu discipliné doit constamment pouvoir être surveillé. L’essor de cette société disciplinaire aurait ainsi donné naissance au « panoptisme », selon Foucault. Le terme provient du Panopticon de Jeremy Bentham. Dans l’esprit de ce dernier, il s’agissait du modèle architectural de prison le plus efficace. Schématiquement, les cellules y sont réparties dans un bâtiment périphérique de forme circulaire et, chacune, traversée de part et d’autre d’une ouverture. Au centre de l’édifice se trouve une haute tour. Par un jeu d’aménagement et de contre-jour, un gardien se trouvant dans la tour peut observer tous les prisonniers sans, lui-même, être vu. L’effet alors voulu est double : chaque prisonnier se sent en permanence observé – puisqu’il ne peut savoir s’il est effectivement regardé ou non – tandis que le nombre de gardiens nécessaires se trouve réduit au minimum. Mais, pour Foucault, le schéma décrit ne serait pas purement architectural. Il illustrerait en réalité une transformation de la société et du rapport au pouvoir. La société moderne n’est plus, en effet, une société de spectacle, comme dans l’Antiquité, mais une société de la surveillance permanente. Autrement dit, une inversion de la visibilité dans l’exercice du pouvoir s’est opérée. Traditionnellement, le pouvoir se montrait et c’était le peuple qui restait dans l’ombre ; le pouvoir se rendait visible de manière éclatante et en tirait sa force. Désormais, le pouvoir se fait plus discret. Il se rend invisible et impose, au contraire, la visibilité aux personnes sur lesquelles il s’exerce par le jeu d’une surveillance possible en permanence. Dans cette omniprésence des procédés disciplinaires, la prison serait alors apparue comme un simple prolongement logique. À la différence des supplices, elle ne représenterait pas « le déchaînement d’un pouvoir d’une autre nature, mais juste un degré supplémentaire dans l’intensité d’un mécanisme qui n’a pas cessé de jouer » ; elle continuerait « un travail commencé ailleurs et que toute la société poursuit sur chacun par d’innombrables mécanismes » (Foucault, 1975, p. 353 et p. 354). Surtout, la prison permettrait une autolégitimation de ce vaste ensemble disciplinaire :
« À la fois [elle] s’innocente d’être prison par le fait de ressembler à tout le reste, et [elle] innocente toutes les autres institutions d’être des prisons, puisqu’elle se présente comme étant valable uniquement pour ceux qui ont commis une faute. » (Foucalut, 2001b, p. 621)
C’est donc l’avènement de cette société disciplinaire qui expliquerait la construction au xviiie siècle d’un système carcéral en apparence éloigné des idéaux révolutionnaires.
Quant à la méthode suivie par la technologie de pouvoir à l’œuvre à travers le système carcéral, Foucault propose un véritable renversement de perspective. Ce qui est décrit comme l’échec du système carcéral ferait en réalité son succès. En réalité, la prison n’aurait pas vocation à faire disparaître l’intégralité des infractions, cet objectif étant sans doute impossible à atteindre. Elle aurait pour mission de mettre en place une criminalité particulière, peu dangereuse en termes politiques et économiques, mais aussi contrôlable et, éventuellement, utilisable : la délinquance. C’est le système carcéral qui aurait donné naissance au concept lui-même de délinquance, qui ne désigne, il est vrai, qu’une certaine forme d’illégalismes, tournée vers une criminalité d’habitude, de gravité modérée, et essentiellement violente ou dirigée contre les biens. La prison procéderait ainsi d’une véritable méthode de gestion des illégalismes. Plus précisément, on sait que la prison ne diminue pas la récidive – au contraire – et permet une certaine structuration de la criminalité. Ce faisant, elle aurait assuré l’avènement d’une délinquance refermée sur elle-même et marginalisée. Le double intérêt du procédé se perçoit alors aisément. D’une part, il permet de circonscrire la criminalité. Au lieu d’être diffuse à travers le corps social et susceptible d’une certaine complaisance, la délinquance se trouve cantonnée à un milieu relativement clos suscitant la crainte et l’hostilité de la population. D’autre part, en étant regroupés, les criminels deviennent plus faciles à surveiller et à contrôler. Leurs réseaux peuvent être connus de la police et infiltrés d’indicateurs. Mais l’émergence de la délinquance présenterait d’autres intérêts. Tout d’abord, elle autoriserait une surveillance généralisée de la population, notamment grâce à la mise en place, par les autorités, de réseaux secrets d’information et l’instauration d’un ensemble documentaire composé du casier judiciaire et de tous les fichiers d’identification. Ces derniers ne se sont-ils pas multipliés ces dernières années25 ? Ensuite, la délinquance offrirait l’opportunité d’une exploitation économique de certains illégalismes. Foucault prend l’exemple ancien de la prostitution, mais qui serait transposable au trafic de stupéfiants plus moderne notamment. Il relève que « les contrôles de police et de santé sur les prostituées, leur passage régulier par la prison, l’organisation à grande échelle des maisons closes, la hiérarchie soigneuse qui était maintenue dans le milieu […], son encadrement par des délinquants-indicateurs, tout cela permettait de canaliser et de récupérer par toute une série d’intermédiaires les énormes profits sur un plaisir sexuel qu’une moralisation quotidienne de plus en plus insistante vouait à une demi-clandestinité » (Foucault, 1975, p. 326). En somme, le milieu délinquant serait le complice d’un « puritanisme intéressé » (p. 326). Il serait le moyen de récupérer une partie du profit généré par cette sexualité moralement réprimée. Enfin, en spécifiant une certaine forme d’illégalismes, la délinquance permettrait d’occulter d’autres formes que le pouvoir serait plus réticent à réprimer. Il y a, ici, chez Foucault, l’idée d’une association de chaque classe sociale à une certaine forme d’illégalisme. Or, par la délinquance, le système carcéral mettrait en lumière les illégalismes essentiellement populaires (violence, vol et larcins). En revanche, il permettrait de laisser dans l’ombre ceux des classes sociales dominantes, davantage tournées vers une criminalité de fraude (fraude fiscale et infractions en droit des affaires notamment).
Finalement, l’émergence du système carcéral et son maintien s’expliqueraient donc, pour Foucault, par la mise en place d’une nouvelle technologie de pouvoir, qui reposerait sur la discipline tout en s’attachant à la structuration de ce milieu resserré de criminalité qu’est la délinquance dans le but d’assurer une gestion perçue comme efficace des illégalismes sociaux. Alors que penser de cette grille de lecture pour le moins originale ? Si elle ne peut que susciter l’intérêt tant elle met opportunément l’accent sur certains phénomènes, elle semble toutefois reposer sur une hypothèse imparfaite ou, en tout cas, aujourd’hui dépassée.
2.2. Une hypothèse partiellement dépassée
Aussi intéressantes que soient les réponses proposées par le philosophe aux interrogations qui surgissent autour de l’existence du système carcéral, Foucault semble s’en tenir au stade de l’hypothèse. Bien sûr, l’auteur s’appuie sur de nombreuses sources bibliographiques26 et construit son hypothèse à partir de véritables démonstrations préalables. C’est en particulier le cas lorsqu’il met en lumière la récurrence de la critique de l’emprisonnement. Ici, le philosophe construit une démonstration limpide et particulièrement étayée, de sorte que le lecteur ne peut qu’être convaincu par l’exposé. Mais, s’agissant de la proposition centrale de Surveiller et punir – la mise en œuvre, à travers la pénalité de détention, d’une technologie particulière de pouvoir –, la démonstration construite semble présenter une importante faille logique. De son aveu même, Foucault ne formule qu’une hypothèse lorsqu’il opère une inversion des rôles de la prison, puisqu’il énonce qu’« au constat que la prison échoue à réduire les crimes il faut peut-être substituer l’hypothèse que la prison a fort bien réussi à produire la délinquance » (1975, p. 323). Il propose donc une clé de compréhension du système carcéral afin de résoudre son paradoxe intrinsèque. Il est vrai que celle-ci peut sembler cohérente de prime abord : on sait depuis longtemps que la prison est incapable de prévenir la récidive et, au contraire, qu’elle produit de la délinquance ; or, cette délinquance semble utile à l’exercice du pouvoir par différents aspects ; peut-être cela explique-t-il que l’on perpétue ainsi un tel système carcéral et que l’on renonce à en envisager un autre malgré sa dénonciation constante27. Mais le philosophe ne démontre pas réellement le dernier temps de son raisonnement28. L’hypothèse proposée peut-elle alors prétendre expliquer, encore aujourd’hui, le maintien du système carcéral ?
Il faut bien reconnaître que certains éléments avancés par le philosophe trouvent actuellement un écho singulier. Il en est ainsi de ses réflexions relatives à la généralisation des procédés disciplinaires à travers le corps social et à l’inversion moderne du rapport entre le pouvoir et la visibilité que ces derniers ont induite. Certes, le philosophe paraît excessif lorsqu’il prétend faire de cette généralisation de la discipline la cause de l’émergence du système carcéral. En particulier, il faut bien reconnaître que la pénalité généralisée de détention n’est pas aussi éloignée de l’esprit des réformateurs du xviiie siècle que le donne à penser Foucault. Bien sûr, il existe un décalage certain entre l’idéal révolutionnaire et le système mis en place. Mais, précisément, il s’agissait là d’un idéal. Alors que le système prôné pouvait sembler utopiste et trop complexe à réaliser, le système carcéral apparaît assez simple à mettre en œuvre. Surtout, la détention pouvait apparaître comme la peine par excellence pour les révolutionnaires, dès lors que les Lumières avaient érigé la liberté en bien suprême des individus. En privant le condamné de celle-ci, l’emprisonnement apparaît aussi comme une peine profondément égalitaire29 tout en permettant une modulation très facile de la sanction selon les infractions30. En outre, s’il est incontestable que l’emprisonnement ne figurait pas dans les peines mises en œuvre par le pouvoir séculier, les juridictions ecclésiastiques – soucieuses d’assurer l’amendement du condamné – y recourraient volontiers depuis au moins le xiiie siècle (Carbasse, 2009, n° 137, p. 270)31. Dans un tel contexte, il est contestable de percevoir la généralisation des procédés disciplinaires à travers le corps social comme la cause déterminante de l’émergence du système carcéral. Sans doute est-il plus prudent d’expliquer la corrélation mise en avant par Foucault en considérant que l’institution pénitentiaire se serait contentée de reprendre – de manière assez naturelle – des méthodes éprouvées en tant que modes de gestion efficaces d’une masse d’individus et auxquelles la société était déjà accoutumée32. Pour Foucault néanmoins, les procédés disciplinaires – et, par un effet d’autolégitimation, la prison – s’inscrivent dans un exercice du pouvoir qui se fait désormais discret et rend, au contraire, toujours plus visible les individus. Or, cette inversion du rapport entretenu par le pouvoir à la visibilité est particulièrement frappante aujourd’hui. Il suffit de songer au développement des technologies de surveillance de masse : les caméras urbaines – parfois pudiquement appelées « vidéo-protection » –, les écoutes téléphoniques ou encore l’accès aux données de connexion Internet ou de localisation sont autant de procédés permettant un contrôle des individus à leur insu33. Il ne s’agit pas de prétendre que chaque citoyen serait en permanence scruté par les pouvoirs publics. Au contraire, l’encadrement législatif et judiciaire se renforce en la matière. Mais les affaires Wikileaks et, plus récemment, Pégasus ont révélé que des abus pouvaient être commis. Or, le « panoptisme » ne repose pas sur une surveillance effective constante mais sur le sentiment d’être visible et donc potentiellement vu :
« Toute la puissance du pouvoir, à différentes échelles, vient du fait qu’il regarde mais que ceux qui sont observés ne le savent pas […], les gens sont regardés, ils pensent qu’ils sont observés, ils craignent d’être scrutés, ils incorporent l’idée du regard, et ils n’osent commettre la moindre incartade. » (Perrot, 2023, p. 38)34
En outre, les techniques disciplinaires ne cessent de progresser au sein de la société, ne serait-ce qu’à travers la multiplication des obligations et codes déontologiques35. Le développement de cette infra-pénalité destinée à normaliser les comportements interroge plus que jamais.
S’agissant, en revanche, de la proposition centrale selon laquelle la prison servirait à produire la délinquance, plusieurs observations peuvent mettre en doute sa pertinence actuelle. Plus précisément, si l’explication avancée par le philosophe pouvait peut-être expliquer autrefois le maintien de la pénalité de détention malgré sa critique, trois facteurs au moins semblent quelque peu la disqualifier aujourd’hui. Le premier réside dans la mutation de la délinquance. L’inversion du rôle de la prison avancée par Foucault repose sur la possibilité d’une structuration de la délinquance en un milieu resserré, circonscrit à une petite partie du corps social et facilement perméable aux réseaux policiers d’informateurs. Mais ce schéma correspond-il encore à la réalité de la criminalité aujourd’hui ? On peut en douter. La délinquance semble aujourd’hui plus diffuse et plus difficilement contrôlable par la police qu’au xixe siècle. En 1975, déjà, le célèbre criminologue Jean Pinatel relevait ainsi qu’« aujourd’hui, les choses ont changé, le milieu criminel s’est dilué, la délinquance s’est banalisée, la prison s’est prolongée par la semi-liberté et l’assistance post-pénitentiaire » (1975, p. 760)36. Surtout, est apparue une criminalité mondialisée et organisée à l’échelle internationale. Sur ce point, Foucault lui-même relève d’ailleurs que cette mondialisation des réseaux criminels fait partie des processus qui ont d’ores et déjà commencé à remettre en cause la pertinence du système carcéral :
« Avec la constitution à une échelle nationale ou internationale de grands illégalismes branchés sur les appareils politiques et économiques, note-t-il, il est évident que la main-d’œuvre un peu rustique et voyante de la délinquance se révèle inefficace. » (Foucault, 1975, p. 357)
Le deuxième facteur est le problème croissant du phénomène de radicalisation en prison. En admettant que la prison ait eu pour finalité l’organisation de la délinquance, le monstre pourrait être en train d’échapper à son créateur. Depuis les attentats de 2014, en effet, ce phénomène par lequel les délinquants se tournent progressivement vers des formes beaucoup plus graves de criminalité au cours de leur incarcération est largement mis en avant37. C’est ainsi que, dans son rapport du 26 juin 2019, la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation ne manquait pas de rappeler que l’attentat de Strasbourg du 11 décembre 2018 avait été perpétré par un ancien détenu qui s’était radicalisé en prison et dénombrait entre 1 100 et 2 000 détenus pour des infractions de droit commun et signalés pour radicalisation38. Enfin, s’il est possible que le système carcéral ait permis, à l’origine, de stigmatiser la délinquance – réputée propre aux classes populaires – et de maintenir dans l’ombre les illégalismes « de droits » des classes dominantes, une telle dichotomie tend aujourd’hui à s’estomper. La réprobation sociale qui entoure la criminalité économique et financière s’est considérablement accrue, tandis que les moyens de lutte mis en œuvre par les pouvoirs publics en la matière se sont sensiblement renforcés. Il suffit de songer à l’instauration du Parquet national financier par la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance et financière.
On le voit, l’hypothèse proposée par Foucault ne suffit probablement pas – ou plus – à expliquer la permanence de la prison et de sa critique concomitante. Il faut ajouter à cela que la dénonciation récurrente de la prison est, en réalité, symptomatique des hésitations qui ne cessent d’entourer la conception moderne du rôle de la répression pénale. Sur un plan philosophique, de nombreuses approches de la responsabilité pénale se sont affrontées depuis le siècle des Lumières, allant de l’école de la Justice absolue – incarnée par Kant notamment – à celle de la Défense sociale – promue en France par le magistrat Marc Ancel –, en passant par le positivisme venu d’Italie. L’une prétendait fonder la répression sur le seul caractère immoral du crime et rejetait toute considération utilitariste de la peine. L’autre entendait réadapter l’auteur des faits à la société sans chercher à le blâmer. La troisième niait l’idée même d’une responsabilité subjective afin de préconiser une évaluation de la dangerosité de l’individu. Certes, l’article 130-1 du Code pénal énonce désormais les finalités et les fonctions qu’il entend attribuer à la peine. Mais, en affirmant qu’« afin d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre social, dans le respect des intérêts de la victime, la peine a pour fonctions : 1) De sanctionner l’auteur de l’infraction ; 2) De favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion », il est rédigé en des termes suffisamment larges et consensuels pour éviter de prendre réellement parti. Aussi la politique menée par le législateur et les pouvoirs publics oscille-t-elle au gré des changements de majorité, mettant l’accent tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre de ces deux fonctions. La prison se retrouve ainsi tiraillée entre deux objectifs souvent incompatibles, et les magistrats, destinataires d’injonctions contradictoires39. Entre le châtiment et la réinsertion du condamné, elle doit rechercher un équilibre particulièrement complexe à atteindre. Dans un tel contexte, il n’est plus surprenant que la pénalité de détention ait, dès l’origine, nourri de vives critiques venant de sens contraires. Un auteur relève ainsi que :
« Il ne faut pas craindre de marquer une distance avec l’approche exclusivement carcérale des prisons de Surveiller et punir – cet édifice unique qui masque par son ampleur le déficit de notre réflexion sur la peine. La croissance aveugle des établissements pénitentiaires depuis vingt ans, loin de donner raison à Foucault, devrait au contraire nous inciter à mesurer notre incapacité à penser ultérieurement le sens de la peine. » (Salas, 1996, p. 299)40
Finalement, en révélant plusieurs paradoxes qui entourent l’existence du système carcéral, Surveiller et punir remet utilement en cause certaines vues de l’esprit trop vite perçues comme des évidences et invite à une prise de distance nécessaire sur la prison. L’émergence de ce système ne saurait ainsi s’expliquer uniquement par un inéluctable mouvement d’humanisation de la répression, de même qu’il n’est guère plus « en crise » aujourd’hui qu’hier puisqu’il fait l’objet depuis ses origines de critiques constantes et parfois contradictoires. Sans doute faut-il alors cesser de voir dans la prison le remède à ses propres maux ; dans la construction de nouvelles places de détention, le remède au problème de la surpopulation carcérale. Foucault propose en outre une analyse originale de la reconduction incessante du système carcéral malgré la dénonciation constante de son échec. On admettra volontiers que la prison comme la délinquance peuvent être le lieu d’exercice d’une technologie de pouvoir41 et le fruit d’une instrumentalisation au service d’un discours politique. La démonstration élaborée par le philosophe se heurte néanmoins à de nombreuses limites. Sur un plan historique, en particulier, la présentation de l’émergence du système carcéral semble éluder certains facteurs et repose parfois sur des approximations. La pénalité de détention n’était ainsi ni dans une contradiction avec l’esprit des Lumières aussi radicale que le prétend Foucault – car la liberté individuelle est alors érigée en bien suprême – ni totalement nouvelle – puisqu’elle était connue depuis plusieurs siècles des juridictions ecclésiastiques. Surtout, on peut regretter que Foucault ne s’attarde nullement sur les hésitations fondamentales qui ne cessent d’entourer la conception moderne du sens de la peine. Constamment tiraillé entre la recherche d’une rétribution du coupable et une volonté utilitariste, entre le châtiment du condamné et sa réinsertion, le législateur impose à la prison de concilier des impératifs parfois contradictoires et de rechercher entre eux un point d’équilibre qui se déplace au gré des changements politiques. Il n’en demeure pas moins que Surveiller et punir apparaît encore aujourd’hui comme un ouvrage majeur autour de la pénalité moderne de détention, tant la richesse des réflexions qu’il suscite est importante.