Un historien, des images, l’Algérie

DOI : 10.56078/amplitude-droit.773

Résumé

Parmi mes nombreux travaux historiques consacrés à l’histoire de l’Algérie, j’ai à la fois utilisé des sources écrites, et aussi des images qui racontent des histoires, construisent une mémoire visuelle. Dans cet article, ce ne sont pas les images fixes (les photographies) qui sont étudiées, mais les images en mouvement, celles du documentaire et de la fiction, à propos de la séquence de la guerre d’Algérie. Comme on le verra, ce fonds d’images est très riche alors que certains se plaignent encore d’un manque, d’une absence, qui n’est véritable que dans quelques cas très précis. Pour le reste, c’est plutôt pléthore : il faut alors faire du tri, analyser, et c’est de cela qu’il est question dans l’article (en particulier via l’inventaire des films de fictions et des documentaires).

Plan

Texte

1. Mes premières sources

Pour mes premières recherches, l’itinéraire du pionnier du nationalisme algérien, Messali Hadj, avec une thèse soutenue en 1978 à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), et mon Dictionnaire de 600 militants algériens en 1985, j’ai travaillé pendant des années à partir de la source écrite, des journaux aux archives étatique (déposées à Aix-en-Provence), des documents diplomatiques (consultés au Quai d’Orsay) aux récits de voyageurs1. Puis a émergé le témoignage des acteurs, leurs paroles servant à corriger, vérifier, infléchir ce que les traces écrites laissaient pour l’écriture de l’histoire. Les archives orales ont aussi été un moyen de contourner les archives d’État. J’étais en contact avec des militants algériens très tôt, puisque j’étais moi-même militant. Beaucoup de vieux militants n’ont pas hésité à me parler. Ils voulaient sortir de l’obscurité, de la clandestinité voulue par le pouvoir colonial ou celle subie par leur mise à l’écart voulue par le Front de libération nationale (FLN) de l’époque, au pouvoir en Algérie. Dans cette situation, j’ai rencontré de nombreux acteurs qui m’ont permis de construire mon dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, paru en 1985, que j’ai rédigé seul, pendant cinq ans. Ces deux sources d’archives m’ont servi d’impulsion me permettant de contourner les archives d’État et en même temps de contourner l’obstacle des archives exilées, des archives passées de l’Algérie à la France. J’allais chercher les témoins, les vieux militants d’exil. Ils avaient à peu près de 50 à 60 ans. J’ai recueilli leurs paroles.

Il y avait là, dans ces premières publications des années 1970-1980, déjà beaucoup de choses que l’on retrouvera dans plusieurs de mes écrits des années suivantes : le goût pour la biographie historique comme moyen de comprendre le destin d’une société ; l’attention portée au nationalisme, et pas seulement à l’examen des conditions socio-économiques pour comprendre une nation dans ses profondeurs ; la volonté de recherche de la pluralité politique, et le refus de l’hégémonisme, de l’exclusivisme porté par un seul parti pour construire un projet national ; le besoin de mettre en évidence les imaginaires, les rêves, comme moteur de l’action (et c’était bien le cas de tous ces militants algériens qui, dans leurs espoirs fous des années 1920, prévoyaient une indépendance possible).

2. Ma troisième source

Ensuite sont arrivées, très vite, les images dans les années 1990-2000. Une « troisième » source, essentielle : l’image fixe, celle de la photographie, ou animée, du cinéma au documentaire, les images des bandes dessinées, au sens large2. L’image s’est solidement installée depuis plusieurs années au rang des sources indispensables, et rien ne semble désormais manquer à sa consécration, les expositions se multiplient, les festivals se développent. L’analyse et le regard sur le monde colonial ancien ne peuvent plus faire l’impasse sur l’image, cette « troisième » source devenue indispensable.

Le passage à l’image a construit un paysage me permettant de regarder de tous les côtés. En France et en Algérie, au Vietnam et au Maroc où j’ai vécu dans les années 1990. Des histoires doubles donc, plurielles, qui montrent un historien « traditionnel » et un historien engagé, dans le seul temps qui vaille : le présent. Non pas un historien du présent, mais un historien au présent, par-dessus tout sensible à la présence de l’histoire, en son lieu actif, vivant, qui est la mémoire.

Avec le temps qui passe, et l’accumulation des archives étatiques, des témoignages et des images, et la connaissance de mes travaux auprès d’un large public dépassant le cercle universitaire, des « archives » nouvelles sont ensuite venues vers moi : des manuscrits de soldats non publiés, des lettres familiales, des petits films amateurs, des objets appartenant à des officiers et des appelés. Une « quatrième » source ? Ce processus d’archives personnelles arrivant directement sur mon ordinateur, par messagerie ou par les réseaux sociaux, s’amplifie. Mais restons sur « la troisième source », celle des images. L’analyse et le regard sur le monde colonial ancien ne peuvent plus faire l’impasse sur elle.

3. Une sensation d’absence

Plus l’histoire longue de la présence française en Algérie s’éloigne, plus elle semble, paradoxalement, revenir, remonter à la surface des mémoires. Effet de génération ? Ouvertures d’archives nouvelles ? Désir d’histoires pour se rassurer face aux incertitudes du présent ? Besoin de repères identitaires ? Peut-être un peu de tout cela en même temps. La photographie ou l’image animée du cinéma, du documentaire ou de la bande dessinée jouent un grand rôle dans ce retour de mémoire. Contrairement à ce que l’on a beaucoup écrit, et pendant longtemps, la guerre d’Algérie a bien été montrée par toutes sortes d’images : images fixes des photographies, publiées dans des grands magazines de l’époque comme Paris Match ; images de fiction, au cinéma, portées par des films qui n’ont pas tous laissé des traces mémorables, mais qui existent ; images des documentaires, nombreux à partir des années 1990, surtout vus à la télévision française et qui ont exploité essentiellement les archives de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) ou du l’ECPAD (l’établissement cinématographique des armées).

Pourtant pendant bien longtemps, des années 1960 aux années 2000, la sensation d’absence d’images a dominé dans une partie importante de la société française, notamment parmi les populations pourtant très concernées (pieds-noirs, harkis, immigrés ou soldats). Comme si une grande majorité de Français, très tôt, ne voulaient pas « regarder » la guerre d’Algérie. La guerre d’Algérie était une guerre asymétrique, opposant une armée régulière d’un État à des groupes de combattants agissant dans la clandestinité. Le volume des images ne pouvait pas, par conséquent, être identique. La guerre des images, c’est aussi celle de la disproportion des « stocks » d’images de propagande déversées sur les sociétés.

La sensation d’absence de la guerre se comprend aussi, en partie, par la censure des images, surtout pendant la guerre. Et l’autocensure après la guerre, les auteurs évitant d’aborder des sujets qui risquent de choquer l’opinion française, comme la torture, les enlèvements d’Européens, les massacres de harkis (Hennebelle, Berrah, Stora,1997).

Il faut également évoquer l’idée d’un cloisonnement (donc d’une guerre ?) des mémoires par l’image à travers des films de cinéma : les pieds-noirs vont voir Le Coup de sirocco (1979) ; les appelés, Avoir 20 ans dans les Aurès (1972) ; les officiers, L’Honneur d’un capitaine (1980) ; les immigrés, Hors la loi (2010) et Vivre au paradis (1999). La guerre des images se voit dans la séparation des écrans qui ne montrent pas la même chose3.

À travers l’analyse critique d’exemples de cinéma, on peut voir en quoi des films comme Le Petit Soldat (1960) de Jean-Luc Godard, L’Ennemi intime (2007) de Florent-Emilio Siri ou La Trahison (2005) de Philippe Faucon proposent des récits filmés montrant des visions contradictoires de cette guerre. Des regards idéologiques différents conduisent à donner à voir soit le point de vue de l’indépendantisme algérien, soit celui du maintien de la présence française. La guerre des images, ce sont aussi les représentations fournies, après l’indépendance de 1962 par les Algériens eux-mêmes à travers leur cinéma, qui tentent de donner des représentations nouvelles. Ce sont des films comme Chroniques des années de braise (1975) ou, plus récemment, des documentaires diffusés par la télévision algérienne sur des personnages importants comme Mostefa Ben Boulaid, peu connu en France mais très connu en Algérie.

Sur cette « troisième source », je voudrais revenir sur la fabrication de mon premier documentaire, Les Années algériennes4, réalisé en 1990 et diffusé en 1991, sur Antenne 2.

4. Mon premier documentaire, Les Années algériennes

Ce documentaire commence par la mise en scène d’un événement familial, le retour de ma mère et de ma sœur à Constantine sur les lieux où nous avons vécu jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, dans notre petit appartement, puis au cimetière juif. Ce procédé mettait en scène mon intimité et posait d’emblée la question de savoir si ce dispositif n’était pas une entorse au devoir de distance qu’on attend de l’historien. À cette question, posée par quelques historiens à ce moment, j’ai répondu que cette entrée en matière était un choix délibéré de ma part. L’histoire de l’Algérie est vécue, la plupart du temps, sur le mode passionnel. Elle est synonyme de subjectivité et de drame. J’ai donc décidé de commencer ce propos en impliquant mon regard et ma sensibilité. Il s’agissait, déjà, en 1990, d’une forme d’égo-histoire, par le biais des images.

De ce fait, l’entrée de ce film est une mise en scène de ma propre mémoire en tant qu’historien. Cependant, on ne me voit jamais à l’écran. On n’entend que ma voix, et ce sera le cas ensuite pour les autres documentaires que j’ai conçus et réalisés. À partir du moment où je n’avais pas voulu me placer moi-même devant la caméra, pourquoi ne pas filmer un élément qui m’apparaissait très fort dans la tradition méditerranéenne, je veux dire le personnage de la mère ? Pourquoi, pour reprendre l’expression de Camus dans le contexte de la guerre d’Algérie, ne pas « choisir sa mère » ? Cette mise en scène était aussi un clin d’œil en référence à cette manière de voir, de sentir et de vivre la Méditerranée. Par ailleurs, on entre dans ce film par le retour. Montrer ma mère trente ans plus tard, en 1992, revenant sur les lieux du départ de 1962, signifiait encore qu’il fallait essayer de comprendre ce drame de l’intérieur. J’avais alors compris, après de longues études commencées dans les années 1970, qu’il était nécessaire de partir des personnages eux-mêmes, et non pas de grilles de lecture théoriques préétablies.

Lorsqu’on aborde l’histoire maghrébine, berbère ou arabe, voire méditerranéenne dans son ensemble, la tentation est forte, en effet, de recourir à nos schémas d’interprétation « européens ». C’est-à-dire avec une certaine froideur, une attitude volontairement distanciée, très « objective ». Or, pour tenter de comprendre la guerre d’Algérie, il fallait savoir pénétrer au sein de cette société, faite de pieds-noirs, de Juifs et d’Algériens musulmans, favorables à la présence française, ou indépendantistes.

Ce premier film fut à la fois un documentaire classique et une enquête journalistique. Il s’agissait également d’un travail de deuil sur moi-même, regarder en face l’Algérie et sa guerre par l’intermédiaire des images, et plus simplement de l’écrit. Les Années algériennes ont donc été à la fois un travail d’historien et une enquête subjective.

5. Relever le défi de la mémoire par les images

Les historiens ont des prétentions très fortes à l’objectivité, à la distance. Les discours énoncés sur la nécessaire rupture méthodologique entre le vécu et le construit historique sont fréquents. En ce qui me concerne, je ne pouvais pas adopter ce point de vue. Je suis né à Constantine, une ville qui était massivement judéo-arabe et peu « européenne » comme pouvaient l’être Alger ou Oran. Alors, ce drame, je le vivais de l’intérieur, depuis l’enfance. D’ailleurs, mon implication personnelle dans ce film m’a été reprochée à l’époque par quelques historiens. L’argument était : « Pour un historien, ce type de travail est incompréhensible parce qu’il confond mémoire et histoire. » J’avais essayé de relever le défi de la mémoire par l’historien. J’ai voulu réfléchir sur le problème suivant : comment un historien peut-il restituer des mémoires ?

Un autre parti pris fort de ce film était de donner la parole à de nombreux témoins anonymes. En 1990, lorsqu’a débuté la « fabrication » de ce documentaire, une légende tenace subsistait : il n’y avait rien de cette histoire. Alors que le récit de cette guerre avait déjà été traité dans des documentaires. Yves Courrière et Philippe Monnier avaient réalisé La Guerre d’Algérie en 1972. Dix ans plus tard, en 1982, il y avait eu Mémoire enfouie d’une génération de Denis Chegarayen. Puis, Peter Batty, avait tourné en 1989 La Guerre d’Algérie. Les principes de base de ces trois documentaires, tous d’une durée de plusieurs heures, sont assez semblables. Des témoins célèbres de la guerre d’Algérie, des grandes figures comme les militaires français Jacques Massu ou Raoul Salan, les nationalistes algériens comme Yacef Saadi ou Ahmed Ben Bella, étaient interviewés. Leurs interventions étaient entrecoupées par des images d’archives en noir et blanc, comme autant de garanties d’authenticité, comme si le noir et blanc induisait nécessairement l’histoire vraie. Ces archives étaient commentées par des voix off neutres, récitant des textes rigoureux se voulant d’une objectivité scientifique. Dans ce type de construction assez classique, ces documentaires m’apparaissaient comme une sorte « d’histoire officielle », de la guerre d’Algérie.

Il n’était pas question de suivre cet angle pour Les Années algériennes. Je voulais essayer de rentrer dans les passions et dans le drame. Partant de ma subjectivité, c’est-à-dire du présent, je suis remonté vers le passé. Ainsi, dans mon documentaire, on voit des gens parler à partir de leur présent, depuis leur situation actuelle, pour retrouver leur mémoire. J’estimais, et j’estime toujours, que l’histoire s’écrit au présent. Ma démarche n’était pas fondée sur un récit chronologique classique, avec l’adoption d’une position à la fois subjective et déconstruite du point de vue généalogique. Il s’agit de partir de la mémoire, de soi, pour aller vers la parole enfouie. Dès lors, il me fallait rencontrer des témoins anonymes, ou presque. Des pieds-noirs, des harkis, d’anciens combattants du FLN. Il m’est aussi apparu essentiel d’interroger des soldats sur leur guerre. D’autres ont procédé de la même façon par la suite. La Guerre sans nom, par exemple, de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, fut réalisé quelques mois plus tard, en 1992. On y voit les témoignages de nombreux appelés anonymes. Dans la mesure où je tenais à donner la priorité aux témoignages, il fallait faire un choix et je ne pouvais m’étendre trop longtemps sur la mise en place du contexte général.

Dans Les Années algériennes, les archives ne viennent qu’en éclairage ponctuel, comme bornes chronologiques. Elles agissent en contrepoint. Le récit est donné par les acteurs et non par les images d’archives. Mon parti pris méthodologique a donc été que la force du témoignage, construit et ordonné, fasse sens. Cette démarche s’inscrivait dans ce que l’on pourrait voir comme l’histoire des mentalités. J’ai voulu, sans anachronisme, reconstituer des atmosphères d’époque. En plaçant les personnes interrogées en situation de leur vécu de l’époque, j’ai essayé d’éviter le piège de l’anachronisme.

Concernant le drame de l’Algérie française, en effet, on comprend difficilement les questions en se situant, après coup, dans le cadre d’une reconstruction théorique des années 1970-1980. Il faut savoir qu’en 1954, alors que cette guerre commence, tous les pieds-noirs, et même une grande partie des Algériens musulmans, étaient persuadés que l’Algérie allait rester française pendant des années et des années encore. Personne ne pouvait alors imaginer que cette terre serait séparée de la métropole. Dans les mentalités de l’époque, l’Algérie existait comme trois départements français intégrés à la Métropole. À cette date, seule une poignée de nationalistes algériens, dont la plupart étaient issus du parti fondé par Messali Hadj dans la période de l’entre-deux-guerres mondiales, pouvaient croire à l’indépendance, y espérer. Des comportements se sont développés, des incompréhensions et des tragédies se sont nouées à partir de cette situation compliquée.

6. Une source, entre émotions et réflexions

Avec ce premier documentaire, je m’aperçois, que le cinéma est un outil privilégié pour celui qui travaille sur l’histoire des mentalités. L’image restitue une émotion extraordinaire et nous permet de la vivre. En même temps, je perçois également le danger possible : la force de l’émotion peut freiner, voire tuer, le raisonnement historique. L’historien peut se laisser facilement emporter par le torrent des images. L’image ne doit pas faire disparaître ni la distance ni la rigueur. En fait, je n’ai pu réaliser ce premier documentaire, et ce sera le cas pour les suivants, donc entrer dans la subjectivité pleine, que parce que je travaillais comme un historien « classique » depuis déjà au moins quinze ans à ce moment-là. J’ai commencé ma thèse sur Messali Hadj en 1974, elle a été soutenue en 1978, et j’ai conçu ce documentaire à partir de 1990. Je possédais ainsi les dates, les personnages et les situations. Je « baignais » dans mon sujet depuis de longues années. En travaillant en historien classique auparavant, j’ai pu, d’une certaine manière, voir autrement cette histoire. Si l’on veut rentrer dans le subjectif sans rien connaître de l’histoire académique, « scientifique », sans avoir peiné sur elle, le danger existe d’être emporté par sa propre subjectivité. Donc, même si elle dit beaucoup, une image ne peut pas tout dire du point de vue de la vérité historique. On ne peut pas s’émanciper d’un travail de distance et de réflexion, d’accumulation de savoirs.

Pourtant, je vais progressivement considérer les documentaires comme des histoires possibles de cette guerre. En s’écartant des manichéismes simplificateurs, les histoires différentes apparaissent par la force des images, des paroles franches ou hésitantes, font appel aux occasions perdues, aux rendez-vous manqués de l’histoire entre la France et l’Algérie. Au début des années 1990, cela a surpris beaucoup de monde. Compte tenu de mon passé engagé après 1968 dans les mouvements trotskistes et révolutionnaires5, certains se sont imaginé que j’allais concevoir un documentaire didactique de dénonciation du colonialisme dans sa version traditionnelle. J’ai montré, bien sûr, des témoignages de militants anticolonialistes. Mais j’ai aussi dépassé cette représentation pour essayer d’atteindre autre chose, cette histoire qui me hante comme historien et comme individu. Il s’agissait, à la fois, de l’histoire d’une fabrication d’un racisme dans le contexte de la colonisation et de celle d’une forme de convivialité. Vivre ensemble, mais séparés…

L’histoire coloniale, particulièrement en Algérie, construit tout ce partage, cette ambiguïté. Un « sudisme » à la française, en Algérie, s’est lentement fabriqué pendant plus d’un siècle. Et cela est longtemps demeuré pour moi une énigme, non encore vraiment élucidée. Une situation spécifique que l’on ne le retrouve ni au Maroc ni en Tunisie, qui ont été des colonies de peuplement très faible. Alors qu’en Algérie, ce furent des centaines de milliers d’Européens qui se sont réunis dans des grandes villes, comme Alger, cernées par les bidonvilles où vivaient une masse de musulmans « clocharchardisés » comme l’a écrit Germaine Tillion. Cette dimension « sudiste », une hiérarchisation inégalitaire sociale et juridique par communautés, se retrouvera transférée en France, portée par une extrême-droite puissante, à partir des années 1990.

7. L’image comme source : le passage universitaire

En 2008, l’historienne Marie Chominot a soutenu une thèse sur les pratiques et les usages de la photographie pendant la guerre d’Algérie. Ce travail s’appuyait sur une immense quantité de sources d’images fixes : les 100 000 clichés de l’ECPAD (les services photographiques de l’armée française), les milliers de photos publiées dans la presse quotidienne et hebdomadaire (avec un intérêt tout particulier porté à l’hebdomadaire Paris Match), les centaines de photos prises par les appelés entre eux, soldats en Algérie, dans les villes ou dans les djebels. Marie Chominot, et c’est là une grande réussite de sa thèse, était allée chercher les images de l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie. Les images algériennes de cette guerre sont rares (ce qui montre le caractère inégalitaire de ce conflit). Marie Chominot avait accompli plusieurs longs séjours en Algérie, « ramassant » des photos, s’entretenant avec des témoins, des acteurs (Chominot, 2008). Ce travail universitaire a permis, grâce à l’utilisation des images, d’ouvrir sur des compréhensions nouvelles, originales : comment le monopole sur la photographie s’est exercé pendant la guerre d’Algérie par l’armée française ; en quoi la photo peut être auxiliaire des soldats pour conquérir « le cœur » et les « esprits » de la population indigène ; comment l’image participe de la guerre contre-révolutionnaire menée par la France ; comment les indépendantistes algériens instrumentalisent la photo à des fins de propagande ; en quoi les photographes ont participé à la fabrication d’un imaginaire de guerre.

Et l’on découvre alors comme se brise le mythe de la « guerre sans images », comme a existé pendant longtemps « une guerre sans nom » à propos de la guerre d’Algérie. La profusion, « l’océan » d’images, enfin analysé, permet d’aller au réel, de le dévoiler. Ce travail universitaire montrait bien comment le gigantesque appareil de propagande mis en place par les Français n’avait été, bien souvent, qu’une réponse perpétuelle aux accusations algériennes. Ce système n’avait pas « fonctionné » en entraînant vers l’armée les populations algériennes. La thèse de Marie Chominot était donc une passionnante enquête au cœur d’une « machine » à faire des images pour alimenter des réseaux médiatiques. Mais ce travail était bien trop subtil pour en rester au stade de la description des mécanismes de censure étatique. L’autrice expliquait bien la mise en œuvre des autocensures par le conditionnement idéologique et les contextes historiques.

8. La sortie de l’absence

Les filtres de la censure, ou de l’autocensure, qui « réduisent » l’image via une pauvreté visuelle et des images répétitives, permettent de comprendre pourquoi les images de la guerre d’Algérie qui ont pu marquer les esprits apparaissent comme très rares et ont si peu laissé de traces. En dépit, au fil des années, d’une production abondante d’images (par la fiction ou les documentaires, nombreux), des travaux universitaires de qualité, subsiste, persiste pourtant aujourd’hui un sentiment d’absence, d’invisibilité à propos de la guerre d’Algérie. Un refus encore d’assumer, de « voir » cette guerre longtemps sans nom.

J’ai donc continué à concevoir d’autres documentaires, des expositions de photographies, à devenir conseiller historique sur des films de fiction, et à me lancer dans l’écriture de bandes dessinées. Au chapitre II de mon livre, L’Arrivée, consacré à mon départ d’Algérie en 1962, et mon installation en France dans les années 1960, j’écrivais :

« Dans l’avion, au moment du décollage, j’observe les passagers. Certains pleurent. Les visages sont tristes, fatigués. Très vite, un grand silence s’installe. L’inquiétude, la violence de la situation écrasent tout désir de conversation. Plus personne n’ose parler. Puis, derrière les hublots, la nuit apparaît. Si soudainement que nous n’avons pu voir la terre algérienne s’éloigner. Cette terre déjà absente. Ainsi, je n’ai pas conservé dans ma mémoire la “dernière image” d’un pays disparu. » (Stora, 2023, p. 37-38)

C’est peut-être à la recherche de cette image disparue que je suis parti dans mes recherches universitaires tout au long des dernières années.

Image

Bibliographie

Chominot M., 2008, Guerre des images, guerre sans images ? Pratiques et usages de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), thèse, Université de Paris VIII Saint-Denis

Hennebelle G. (dir.), avec le concours de Berrah M. et Stora B., 1997, La Guerre d’Algérie à l’écran, CinémAction, n° 85, Paris, Corlet-Télérama

Stora B., 2023, L’arrivée. De Constantine à Paris, 1962-1972, Paris, Taillandier

Stora B., 2018, 68 et après, Paris, Stock

Stora B., 2003, La dernière génération d’Octobre, Paris, Stock

Stora B., 1997, Imaginaires de guerre. Algérie-Viêt-nam, en France et aux États-Unis, Paris, La Découverte (Poche, 2005)

Stora B., 1995, Dictionnaire des livres de la guerre d’Algérie (2 200 titres), Paris, L’Harmattan

Stora B., Lescanff N., 2022, Histoire dessinée des juifs d’Algérie, Paris, La Découverte

Stora B., Vassant S., 2016, Histoire dessinée de la guerre d’Algérie, Paris, Seuil

Annexe

PETITE CHRONOLOGIE DES IMAGES ESSENTIELLES DE LA GUERRE D’ALGÉRIE

1957

Censure du film L’Algérie en flammes de René Vautier.

Janvier
1959

Premier sujet à la télévision française sur la guerre d’Algérie diffusé par le magazine Cinq colonnes à la une.

1960

Censure du film Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard.

Février
1962

L’hebdomadaire Paris Match publie le visage de la petite Delphine Renard, défigurée à la suite d’un attentat de l’OAS (Organisation de l’armée secrète).

1966

Le film de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger obtient le Lion d’or au festival de Venise. Le film ne peut pas être diffusé en France.

1973

Succès public dans les salles françaises du film RAS d’Yves Boisset.

Mai
1975

Palme d’or au festival de Cannes pour le film algérien Chronique des années de braise de Mohammed Lakhdar-Hamina.

Juin
1979

Sortie en salle du film Le Coup de sirocco d’Alexandre Arcady.

Septembre
1991

Diffusion à la télévision française sur Antenne 2 du documentaire Les Années algériennes, de Philippe Alfonsi, Bernard Favre, Patrick Pesnot et Benjamin Stora, Paris, René Château Vidéo (quatre films d’une heure, en noir et blanc et en couleur).

Juillet
1992

Large ouverture des archives cinématographiques de l’armée française (120 000 clichés).

Janvier
2004

Exposition « Photographier la guerre d’Algérie » à l’Hôtel de Sully, à Paris.

Janvier
2006

Sortie en salle du film de fiction La Trahison de Philippe Faucon.

Mars
2022

Documentaire de cinq heures, C’était la guerre d’Algérie, de Georges-Marc Benamou et Benjamin Stora, diffusé sur France 2.

Notes

1 Je renvoie sur cet aspect à mon Dictionnaire des livres de la guerre d’Algérie (1995). Retour au texte

2 Sur cet aspect, voir mon travail : Histoire dessinée de la guerre d’Algérie (2016) ; Histoire dessinée des juifs d’Algérie (2022). Retour au texte

3 J’ai analysé cette séparation des images dans mon livre Imaginaires de guerre. Algérie-Viêt-nam (1997, 2005). Retour au texte

4 Les Années algériennes, de Ph. Alfonsi, B. Favre, P. Pesnot et B. Stora (1991). Retour au texte

5 Voir, à ce propos, mes livres autobiographiques : La dernière génération d’Octobre (2003) ; 68 et après (2018) ; L’arrivée. De Constantine à Paris, 1962-1972 (2023). Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Benjamin Stora, « Un historien, des images, l’Algérie », Amplitude du droit [En ligne], 4 | 2025, mis en ligne le 17 janvier 2025, consulté le 22 janvier 2025. URL : https://amplitude-droit.pergola-publications.fr/index.php?id=773

Auteur

Benjamin Stora

Historien

Droits d'auteur

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