Identifier les sources du droit apparaît comme un passage obligé de toute étude juridique. Figure imposée des manuels d’introduction générale au droit (Altwegg-Boussac, 2021), l’exposé des sources du droit constitue une opération d’arpentage préalable sans laquelle l’étude du droit ne pourrait pas commencer ; car, pour parler du droit, encore faut-il savoir quoi regarder, dans quelles sources puiser. Au point qu’une homologie, parfois implicite, s’est imposée : le droit, les sources du droit, la discipline juridique, c’est tout un. Dit autrement, les juristes étudieraient le droit et celui-ci se manifesterait dans « les sources du droit ». Pourtant, une telle équation a toutes les allures d’un carcan ; elle confine les savoirs sur le droit à une description des règles qui sont signifiées par les énoncés du droit positif. Dès lors, pour étendre quelque peu ce dont les juristes peuvent parler, trois stratégies ont été empruntées. La première, qui ne remet pas en cause l’homologie entre le langage objet et le métalangage, a consisté à élargir les sources du droit. C’est ainsi que des efforts remarquablement sophistiqués ont été entrepris pour étendre les sources du droit auxquelles les juristes peuvent s’intéresser vers des phénomènes normatifs toujours plus variés, que ce droit soit plus « souple » (Conseil d’État, 2013) ou ces sources plus « petites » (Gerry-Vernières, 2012). Une autre stratégie consiste à relâcher le lien entre le droit comme objet et le droit comme discipline en suggérant que l’analyse juridique peut porter sur des objets divers, y compris s’ils ne sont pas considérés comme étant « du droit » (Encinas de Munagorri, Hennette-Vauchez, Herrera, Leclerc, 2016). La dernière, plus radicale, rejette la différence issue du positivisme méthodologique entre l’objet droit et la discipline juridique, et conceptualise le droit en tant que structure argumentative, celle-ci étant mobilisée par une panoplie d’acteurs (Kelman, 1987).
Si cette façon de présenter les choses a une vertu, c’est celle de pointer le rapport étroit qui s’est établi entre l’identification des sources du droit, les savoirs qui prennent le droit pour objet et les recherches qui sont alors menées. Le premier versant – quelles sont les sources du droit ? – a été exploré abondamment. Le second – à quel matériau faut-il accéder pour connaître quelque chose du droit ? – l’est beaucoup moins, tout comme le lien entre les sources du droit et les résultats de la recherche qui en découlent. C’est cette double porte d’entrée que le présent dossier propose d’emprunter : comment accède-t-on aux sources et aux résultats de la recherche sur le droit ? En posant cette question, on ouvre le jeu. Car s’interroger sur les sources de la recherche sur le droit est indissociable du questionnement portant sur ce que l’on veut savoir du droit. C’est aussi admettre que les questions de recherche sur le droit sont multiples, comme le sont les méthodes mises en œuvre pour répondre à ces questions de recherche. Dès lors, le besoin d’accéder aux sources de la recherche sur le droit est éprouvé par les spécialistes d’une palette de disciplines (droit, sociologie, anthropologie, histoire, psychologie, économie, etc.), sans que les juristes universitaires et chercheurs n’aient ni exclusivité ni priorité.
Les sources de la recherche nous disent quelque chose de ce que nous pensons nécessaire de considérer pour gagner une meilleure connaissance et intelligibilité du droit. Or, ce regard s’est considérablement enrichi depuis plusieurs années. Un premier phénomène tient au renouvellement et à la diversification des objets et des méthodes de recherche mises en œuvre dans les facultés de droit françaises depuis les années 1980. Loin de se cantonner à l’exposition des règles de droit, la recherche s’est portée sur les choix contentieux des justiciables (Serverin, 1993 ; Cottin, 2019), les pratiques de motivation des juridictions (Perrocheau, Zerouki-Cottin, Milburn, 2017), les architectures techniques et administratives des tribunaux (Serverin, Béroujon, Bruxelles, 1988 ; Cottin, Munoz-Perez, 2017 ; Serverin, Munoz-Perez, Cottin, 2021), les outils d’aide à la décision du juge (Sayn, 2014). Isabelle Sayn (voir dans ce dossier) retrace ainsi les travaux de « e-Juris », un groupe de travail réunissant juristes, économistes, informaticiens et statisticiens afin de proposer une analyse quantitative du contentieux.
Plus récemment, la création de la revue Jurimétrie, dédiée à l’étude chiffrée des phénomènes juridiques, illustre la diffusion des méthodes statistiques et des méthodes de visualisation de données pour une meilleure connaissance du droit. Anouk Lamé (voir dans ce dossier) met les méthodes computationnelles au service de l’analyse des mesures d’éloignement des personnes étrangères décidées par les juges administratifs français. Accompagnant le développement des empirical legal studies dans la littérature anglophone, ces travaux donnent une vision profondément renouvelée du droit et des opérations juridiques. Ensuite, un second changement à l’œuvre dans la recherche sur le droit découle de la mise en œuvre de la politique de science ouverte, au travers des Plans nationaux pour la science ouverte initiés à partir de 2018 (Robin, 2022). Qu’ils soient pensés dans les termes des communs comme le propose Marie Cornu (voir dans ce dossier) ou qu’ils soient soumis aux principes FAIR (faciles à trouver, accessibles, interopérables et réutilisables), avec toutes les difficultés qu’Agnès Robin (voir dans ce dossier) fait ressortir, les données et résultats de recherche cessent d’être réductibles à des unités de connaissance pour devenir aussi des objets en circulation (réutilisation), des vecteurs de contrôle de l’intégrité scientifique (Leclerc, 2024), des leviers d’une possible valorisation économique (Robin, 2022).
Fruit d’un colloque organisé par le Centre de théorie et analyse du droit à l’Université Paris Nanterre en juin 2023, ce dossier est consacré à l’accès aux sources et aux résultats de la recherche sur le droit. Il s’intéresse à l’identification de ces sources (1), à l’accès qu’il est possible d’y avoir (2) et à la diffusion dont les résultats de la recherche font l’objet (3).
1. Identifier les sources de la recherche sur le droit
À l’évidence, la production législative et réglementaire ainsi que les décisions rendues par les juridictions constituent un matériau incontournable pour la recherche sur le droit. Les textes réunis dans ce dossier sont significatifs de ce que les normes produites par l’État constituent bien (encore) le cœur de l’activité de recherche déployée par des juristes à propos du droit. Si la loi et la jurisprudence occupent l’activité de recherche, celle-ci s’enrichit de la confrontation avec la littérature. Ophélie Colomb (voir dans ce dossier) interroge par exemple les ressources que la littérature apporte à la compréhension du droit en envisageant la littérature comme une source de la connaissance du droit.
L’activité de recherche sur le droit est ainsi loin de porter seulement sur les actes de législation (Constitution, loi, ordonnances, décrets) qui composent le discours législatif (Jeammaud, 2015, p. 9). Les pratiques administratives, les sources parfois qualifiées de « grises », les recommandations et les guides internes aux administrations et aux juridictions s’affirment comme autant de matériaux nécessaires et profitables à la recherche. L’identification du matériau existant est à cet égard bien plus complexe. Christophe Bouvier (voir dans ce dossier) montre par exemple la richesse des archives de la Cour de cassation, au-delà des seules décisions rendues. « Analyser et repérer » ce matériau, comme il nous y invite, confronte les chercheurs et chercheuses aux méandres du droit des archives, montrant comment la matérialité de l’archive est indissociable des objets de recherche qu’elle permet de fabriquer.
Au-delà des institutions de l’État, les pratiques des acteurs privés et les textes que ces derniers rédigent en vue d’élaborer des règles de fonctionnement ne sont pas moins intéressants : lignes directrices, contrats de performance, chartes de déontologie, guides de bonnes pratiques, etc. Élargissant encore le regard, la recherche ne se porte pas seulement sur des normes signifiées par des textes mais aussi sur les pratiques d’acteurs (associations, ONG, structures militantes, justiciables, titulaires de mandats électifs, etc.) qui, dans l’exercice de leurs activités, manifestent, défendent, dénoncent une certaine compréhension du droit, ou encore, dans les termes des legal consciousness studies (Commaille, Lacour, 2018), un certain « rapport au droit ». Dans une telle perspective, la connaissance du droit et des pratiques juridiques ne passe pas seulement par l’étude de matériaux textuels mais implique aussi de réaliser des entretiens, d’observer des pratiques, de déceler dans des attitudes ou des choix des manières d’agir face, avec ou contre le droit (Ewick, Silbey, 1998). Julie Colemans (voir dans ce dossier) montre ainsi combien la compréhension des pratiques savantes portant sur le droit (la doctrine) suppose une analyse fine de ces procédés « matériellement ancrés et socialement situés ». Sur le plan matériel, la recherche s’enrichit de sources non textuelles comme les calculs expérimentaux, graphiques, dessins, vidéos, photographies. Le témoignage sensible de l’historien Benjamin Stora (voir dans ce dossier) qui ouvre cette partie reflète la grande diversité des sources de la recherche et la richesse qu’offre l’iconographie, qui s’affirme comme un dépassement et même « un moyen de contourner » les archives d’État.
Ce dossier invite à admettre que la connaissance et la compréhension du droit comme phénomène social ne s’acquièrent pas seulement par l’accès aux « sources du droit ». Une importante zone de recouvrement existe entre les « sources du droit » et les « sources de la recherche sur le droit ». Mais il n’existe aucune nécessité que l’une doive être identique à l’autre. Ce constat a été fait de longue date. Les perspectives pluralistes et attentives aux sources « non officielles » du droit ont suggéré un élargissement des sources au-delà du seul droit produit par les formes modernes de l’État présentes dans certains pays. Dans le même ordre d’idées, une partie de la sociologie et de l’anthropologie du droit aborde la normativité juridique non pas à partir de la figure d’un tiers habilité à dire le droit mais à partir des représentations ordinaires que s’en font les individus, ce qui appelle un profond renouvellement des sources à partir desquelles bâtir la recherche. D’autres travaux tiennent compte du fait que les sources du droit généralement admises comme telles sont aussi parfois marquées par des rapports de force liés aux dominations politiques et linguistiques. Ainsi, en contexte colonial et post-colonial, identifier des sources du droit qui ne sont pas formulées dans la langue du colonisateur et qui tiennent compte des représentations autochtones de ce que sont les sources du droit peut être un moyen de lutter contre l’injustice épistémique liée aux phénomènes coloniaux et à leurs effets de long terme (Fricker, 2009). Désigner un matériau comme une « source du droit » à laquelle il conviendrait d’accéder pour réaliser une recherche sur le droit apparaît ainsi, en soi, comme une opération porteuse d’enjeux juridiques, linguistiques, politiques, épistémiques.
2. Accéder aux sources de la recherche sur le droit
On peut s’étonner du caractère inaccessible de certaines décisions de justice française. La justice est en effet rendue au nom du peuple français, elle est en principe « publique », ce qui se concrétise par la possibilité pour les justiciables d’assister à une audience. S’agissant des décisions elles-mêmes, le principe fondamental est également celui de leur publicité. Cette dernière traduit notamment, depuis la Révolution française, la possibilité de garantir les individus contre des jugements arbitraires. Cependant, le principe de publicité n’est pas absolu et peut être assorti de conditions, exceptions et restrictions posées par des « dispositions particulières à certaines matières1 ». Cela dit, si le principe de la publicité paraît être la règle et la restriction l’exception, c’est en réalité la communicabilité du jugement qui est la règle et sa non-communicabilité, l’exception. Les décisions de justice – en principe communicables aux parties et aux tiers – sont loin d’être toutes disponibles pour les chercheurs sur Légifrance. C’est là un point qui intéresse particulièrement la recherche sur le droit.
L’impossibilité d’accéder à certaines décisions questionne le principe même de la publicité lorsqu’il s’applique à la jurisprudence. Le statut de celle-ci, discuté de longue date dans les pays tels que la France, par opposition (fictionnelle ?) aux pays de Common Law, participe de ce débat. L’entrée en vigueur récente des textes sur l’open data2, parce qu’elle ouvre aux chercheurs sur le droit une masse inédite et non sélectionnée de décisions, entérine évidemment une rupture radicale par rapport à la politique antérieure. Cette dernière repose, quant à elle, sur une sélection des décisions publiées qui fait, conformément aux définitions usuelles du concept de « jurisprudence », la part belle aux décisions des Cours placées au sommet de la hiérarchie des ordres de juridiction. Cette politique semble fidèlement servir un dogme : le droit juridictionnel est (entendez doit être) le produit de l’activité des Cours suprêmes, garantes de l’application correcte et uniforme de la loi. Elle reproduit le fonctionnement vertical de notre système juridictionnel, dans la mesure où le droit produit par les Cours suprêmes détermine pour une large part les solutions qui sont prises par les juridictions inférieures. Ces dernières, tout en n’étant pas tenues juridiquement de suivre les précédents, s’y conforment régulièrement (Leroy, 2023). Des bases de données exclusivement internes aux tribunaux, bien plus complètes que Légifrance, servent d’outils à cet alignement jurisprudentiel. En même temps, tout le système repose sur l’idée qu’il est inutile de publier les arrêts des juridictions du fond puisque le droit ne s’y trouverait pas. La nouvelle politique en faveur de l’open data des décisions va-t-elle mettre fin à cette idée ? Va-t-elle entraîner une rupture dans la façon de penser la jurisprudence ? Rien n’est moins sûr. En atteste l’accueil plus que mitigé qu’une large frange de la doctrine juridique française réserve à ces dispositions.
L’analyse proposée par Camille Bordère (voir dans ce dossier) des résistances doctrinales à la publication de la totalité des arrêts montre au moins deux choses. Premièrement, cette doctrine a intégré que son regard devait se porter sur la production des Cours suprêmes en raison d’un « intérêt juridique » (qu’elle contribue à construire) des décisions publiées qu’elle commente. Deuxièmement, cette doctrine se demande avec angoisse, parfois avec curiosité, que faire de toutes les décisions désormais accessibles. Faut-il en tenir compte ? Est-il possible de le faire ? Enfin, comment en rendre compte ? La rupture radicale opérée par l’open data des décisions avec la politique de l’accès aux décisions a pourtant été souhaitée et pratiquée de longue date par quelques chercheurs (Serverin, 2009). Pour la recherche sur le droit, cette nouvelle politique vient inévitablement renouveler, de façon urgente, la question des méthodes et des concepts à adopter pour s’emparer de cette matière empirique. À cet égard, Anouk Lamé (voir dans ce dossier) offre une illustration du cadre méthodologique novateur des récents développements de la recherche computationnelle appliquée aux larges corpus que forme la masse des décisions des juridictions du fond. L’un des avantages de cette nouvelle approche tient précisément dans sa capacité à rendre la pratique des alignements jurisprudentiels saisissables en offrant des outils pour rendre visibles les « processus de routinisation » à l’œuvre dans certains contentieux comme celui de l’éloignement des étrangers.
Cette réforme toute récente de l’open data en matière de décisions de justice ne peut néanmoins pas faire oublier les obstacles très importants posés aux chercheurs souhaitant s’engager dans une recherche empirique exhaustive. Pour les années non couvertes par les nouveaux textes (les arrêts publiés le sont à compter de certaines dates plus ou moins récentes) ou pour les décisions non encore publiées (la mise à disposition des décisions sur les plateformes se fait progressivement), la demande formelle d’un accès à titre dérogatoire à l’ensemble des décisions disponibles sur les bases Intranet des juridictions reste un passage obligé. Ce régime d’autorisation se rapproche de celui qui vaut pour certaines archives publiques où sont en jeu le secret médical ou le secret-défense (Ranquet, 2016 ; Cornu et al., 2019 ; Goupy, 2020). Dans quelle mesure cet accès contrôlé aux sources de la recherche peut-il représenter une entrave – voire une menace – pour l’indépendance des chercheurs et une forme de contrôle indirect sur leurs travaux ? Ces hypothèses ne sont pas sans lien avec les controverses et décisions jurisprudentielles qui ont marqué l’année 2021, notamment s’agissant des restrictions portées à l’accès aux archives de la guerre d’Algérie (Stora, 2021 ; Wagener, 2022). Au sujet de ces archives, Nicolas Klausser (voir dans ce dossier) expose le cas invraisemblable d’un doctorant qui a fait les frais de revirements administratifs relatifs à leur communicabilité et vu son appartement perquisitionné pour soupçon de compromission du secret-défense, alors même qu’il avait consulté légalement ces archives. Il relate également les difficultés auxquelles le chercheur peut être confronté alors qu’il a pourtant obtenu l’accès aux jugements des tribunaux administratifs dans le cadre d’une convention de recherche. Aux termes d’une nouvelle stipulation retrouvée dans ce type de convention (article 9), le Conseil d’État attend du chercheur qu’il le prévienne quinze jours avant toute diffusion publique des travaux issus des données collectées, le non-respect de ce délai pouvant conduire à la fin de la convention. Enfin, Victor-Ulysse Sultra (voir dans ce dossier) observe, à partir des notions derridiennes de « trace » ou d’« archive », l’importance des choix opérés par les juges lorsqu’ils décident de conserver ou de masquer certaines raisons qui déterminent l’issue de leurs décisions. Prenant appui sur l’exemple du Conseil d’État, Victor-Ulysse Sultra montre aussi que la façon même dont sont constituées les archives de l’institution du Palais royal prouve qu’il entend garder la main sur leur consultation. Il en est ainsi du décalage constaté entre les dossiers contentieux du Conseil d’État relativement vides conservés aux Archives nationales et ces mêmes dossiers, également conservés par le Conseil d’État lui-même dans ses locaux. Ces derniers se révèlent en effet bien plus nourris que les premiers, mais non consultables sans son autorisation.
À l’issue de cette partie, on constate la multiplication des exemples où le contrôle de l’accès aux sources de la recherche sur le droit ne serait pas étranger à des velléités de contrôle de la recherche elle-même lorsque celle-ci porte sur le pouvoir.
3. Diffuser les méthodes, les données et les résultats de la recherche sur le droit
L’open science est un mouvement qui vise à construire un écosystème dans lequel la science serait davantage cumulative, plus fortement étayée par des données, plus transparente, plus rapide et d’accès universel. Si ce mouvement a d’abord principalement concerné les sciences de la Terre et du vivant, il s’étend désormais aux sciences humaines et sociales. Des principes éthiques ont été discutés et établis par la communauté scientifique autour de plusieurs modèles, dont celui dénommé FAIR pour « Findable » (facile à trouver), « Accessible » (accessible), « Interoperable » (interopérable) et « Re-usable » (réutilisable) et dont le sens de l’acronyme anglais (signifiant équitable, juste, loyal) incite à son application. Les résultats de la recherche sont devenus des sources partageables.
L’accessibilité des données de la recherche devient une attente de plus en plus prégnante aujourd’hui, à mesure que le concept d’open science s’établit comme une exigence nouvelle pour l’activité scientifique (OPECST, 2022). Au-delà des publications issues du processus de recherche, ce sont désormais les données sous-jacentes qui retiennent une attention croissante. Agnès Robin (voir dans ce dossier) analyse la nature et le régime juridiques pluriels de ces données tantôt publiques, moins par nature que par destination, tantôt privées, d’ordre doctrinal ou du monde des affaires. Elle nous explique pourquoi ces données de la recherche doivent être formatées et stockées afin d’être repérables, accessibles et réutilisables efficacement.
L’enjeu de la réutilisation de ces données de la recherche devient alors crucial et impose aux acteurs de maîtriser le cadre juridique applicable. Celui-ci a connu depuis la fin de l’année 2015 une refonte en profondeur avec l’adoption en France de deux lois : la loi relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public (dite loi Valter) et la loi pour une République numérique (dite loi Lemaire). Les dispositions combinées de ces deux textes ont conduit à la mise en place d’un principe d’ouverture ou d’open data « par défaut », qui modifie fortement les règles gouvernant la réutilisation des informations publiques en France. Si ces textes ne traitent pas au premier chef des données de la recherche, ils posent des principes suffisamment généraux pour être applicables aux établissements d’enseignement et de recherche, y compris en ce qui concerne les données produites dans le cadre des activités de recherche proprement dites. Les données, comme les archives de la recherche, sont bien dorénavant soumises à un principe d’ouverture par défaut, qui impose une mise en ligne spontanée et une libre réutilisation. Ce n’est que dans une série de cas exceptionnels que les données de recherche – comme toutes les données publiques – échappent à cette règle générale, notamment pour protéger des droits appartenant à des tiers (propriété intellectuelle, vie privée, confidentialité et secrets des affaires) ou relevant de l’intérêt supérieur de la Nation. Cette liberté de diffusion des méthodes, données et résultats de la recherche est néanmoins contrainte par le regard critique des chercheurs sur leurs propres démarches. Isabelle Sayn montre ainsi les limites techniques et théoriques de la justice prédictive (voir dans ce dossier).
L’analyse de Marie Cornu (voir dans ce dossier) sur le statut des données de la recherche (sources et résultats) entendues comme des biens naturellement communs s’avère critique sur les transformations juridiques validées au cours de la dernière décennie. Si le droit des données s’y construit de manière chaotique et instable, de nombreux fronts de résistance suggèrent une préservation de sa part de communalité, tant du côté des usages que du droit.
Au-delà des textes réunis dans ce dossier, d’autres pistes de recherche nous semblent mériter d’être explorées par les chercheurs en droit pour comprendre à la fois les finalités et les obstacles d’une diffusion optimale des sources de la recherche en droit et de ses résultats.
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Les datas papers et leurs enjeux pour la recherche sur le droit. Venus des sciences de la vie et de la Terre, les data papers se définissent par le partage de la méthode en fonction des domaines et des pratiques. Davantage consacrés aux données qu’aux résultats de la recherche, les data papers se présentent comme un complément aux publications scientifiques traditionnelles. Ils permettent avant tout de décrire les jeux de données de la recherche afin de les disséminer et de favoriser leur réutilisation ou encore la reproductibilité de la recherche. Parfois, ils sont accompagnés de codes exécutables ou encore de modélisations, voire d’analyses. Les data papers, étroitement liés à la science ouverte, soulèvent plusieurs enjeux pour les sciences humaines et sociales : ils interrogent la nature des données, leur ouverture, leur documentation, leurs publics et leurs éventuelles réutilisations (voir en général : Schöpfel, Farace, Prost, Zane, 2019 ; Gay, 2021 ; Cao, 2022 ; plus précisément sur le droit, voir : Hamann, 2019 ; Robin, 2022, § 455).
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L’accès aux résultats de la recherche sur le droit et le contexte économique de l’édition juridique. La loi pour une République numérique a mis en place deux principes : d’une part, le libre accès aux publications scientifiques et le droit pour les chercheurs de déposer leurs recherches dans des archives ouvertes (HAL, Zenodo, SocArXiv, etc.), sous certaines conditions ; d’autre part, à propos des données de recherche, le principe d’ouverture et de libre réutilisation par défaut des données publiques et ce, gratuitement. Or la production scientifique se fait souvent dans un contexte économique où la gratuité est contestée. D’autant que, dans le champ juridique, le marché de l’édition très concentré est principalement tourné vers les praticiens du droit (Carvais, Halpérin, 2021). Cette spécificité a nécessairement des conséquences sur l’orientation de la recherche à promouvoir. Dans quelle mesure l’extraction de textes et de données (text and data mining), le traitement automatique ou la fouille de grandes quantités d’articles scientifiques et de jeux de données sont-ils contestés par des éditeurs ? (Dulong de Rosnay, 2017). Comment le chercheur doit-il se comporter par rapport à ces contraintes (Battisti, Schöpfel, 2017) ? Devrait-on modifier le modèle économique et se conformer uniquement à l’open access (Farchy, Froissard, 2010 ; Bomsel, 2014 ; RHMC, 2015 ; Annales HSS, 2019) ?
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La protection du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle dans la recherche sur le droit. Le droit de la propriété intellectuelle et celui de la propriété industrielle se sont dotés d’un droit sui generis pour protéger les bases de données, l’une des sources fondamentales de la recherche. L’ouverture par défaut des bases de données publiques a donné lieu à bien des exceptions (droits de la propriété intellectuelle des tiers intervenant dans la constitution des bases de données, données personnelles identifiables, secrets administratifs et commerciaux, attribution précise des sources sans dénaturation, copies privées non rediffusables, courte citation pour les textes mais pas pour les images, autorisation à visée pédagogique et de recherche mais pas en ligne, ni publié dans une revue, etc.). Cela fait dire à la Commission européenne – de manière paradoxale – que les données de la recherche doivent être aussi ouvertes que possibles, mais aussi fermées que nécessaire. Nous invitons à une réflexion et une analyse critique de cette situation à la lumière des recherches juridiques et économiques qui ont relevé un certain nombre de dérives dans les domaines de la santé et de l’agriculture (Sagot-Duvanroux, 2004 ; Bessy 2006 ; Mouron, 2018 ; Ho Dinh, Villegas, 2020 ; Robin, 2022, § 43-57). Doit-on se contenter d’un simple équilibre ou devrait-on s’engager pour une véritable révolution (Grüttemeier, Hameau, 2016) ?
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Les données orales de la recherche confrontées à l’éthique et au droit (Austin, 2010 ; Baude, 2006, 2007 ; Mallet-Poujol, 2006 ; Robin, 2006). Ce champ très prospère a donné lieu à de nombreux travaux de chercheurs, de groupes de travail et de consortiums dédiés. Souvent abordées sous l’angle du droit international (pays d’accueil/pays référent), les enquêtes orales ont besoin d’être approuvées au préalable sur le plan éthique à différents niveaux (institution de l’initiateur de la recherche ; autorité du terrain travaillé qui frôle les dynamiques des pouvoirs locaux ; formulaire de consentement informé ; population interdite de consentement ; anonymisation des données et des métadonnées ; comment éviter de porter préjudice aux personnes interviewées ?). Certains exemples seraient riches en informations sur le respect du droit des minorités (Rouland, Pierré-Caps, Poumarède, 1996) à travers la reconnaissance sociopolitique d’une langue. Les conflits ethnolinguistiques mettent en scène des réclamations locales face à une documentation coloniale, seule référence des tribunaux ordinaires (voir sur la question soudanaise : Elamin, Ishag, 2020 ; Casciarri, Franck, Manfredi, Assal, 2020).
Conclusion
La recherche juridique dans ses sources, ses méthodes, ses modalités, ses fondements est sans doute en perpétuelle transformation car le droit lui-même change. Il n’a jamais été l’apanage des seuls juristes mais bien de tous les citoyens. Par conséquent, afin d’analyser sa théorie comme sa pratique, il convoque les aspects les plus divers de la nature humaine et sociale, des cultures vivantes du territoire. De fait, les objets multiples de la recherche, les interrogations des chercheurs s’ouvrent à de nouvelles problématiques. Des sources originales apparaissent et sont élaborées à partir des éléments et nourries des résultats de précédentes études. Dans les protocoles, les démarches d’accès et de traitements des données sont encadrées selon des principes de liberté et d’ouverture maximale, avec des restrictions censées raisonnablement établies. Or, une réflexion d’ensemble sur une réelle politique d’accès aux sources se révèle faire encore défaut. Une clarification dans les domaines les plus classiques du droit (législation, jurisprudence, doctrine, contrats, usages) se heurte encore à des principes « propriétaires », des enjeux financiers ou au goût du secret. Malgré l’instauration d’un principe par défaut d’ouverture scientifique, des zones de résistance persistent pour empêcher la recherche en droit de s’épanouir totalement. Gageons que ce numéro dédié à ces questions importantes ouvrira de nouvelles pistes de réflexion pour une politique éthiquement régulée de la recherche.