Depuis vingt ans, le milieu de l’enseignement supérieur et la recherche a fait l’objet de plusieurs réformes visant à limiter l’autonomie de la recherche et de l’Université, et ayant pour but de « gouverner la science » (Laillier, Topalov, 2022) et d’exercer un contrôle sur la production scientifique (Gautier, Zancarini-Fournel, 2022), en faisant de la croissance économique, de la compétition internationale et de l’innovation technologique ses principales finalités. À ces réformes structurelles s’en ajoutent d’autres qui, de façon plus indirecte, plus diffuse, visent également à exercer un contrôle sur la science, en contrôlant cette fois l’accès à son terrain, à ses sources. Ce constat apparaît particulièrement prégnant lorsque le terrain en cause porte sur l’État et son fonctionnement : un certain nombre de projets de recherche ont en effet pu être confrontés aux difficultés d’accéder à certaines sources, en particulier lorsque l’objet d’études se trouve également être le décideur du droit d’accès aux sources. C’est particulièrement le cas de certaines archives de l’État français, non librement communicables avant un certain délai pour divers motifs, et de l’accès aux décisions de justice rendues par les tribunaux de première instance. Une entreprise de recherche sur de telles sources nécessite de solliciter une demande d’accès dérogatoire, pour laquelle la personne demandeuse devra présenter certaines garanties. Pour une demande d’accès à des archives ministérielles non librement communicables pour des raisons diverses, telles que la protection du secret médical, du secret de la défense nationale, en cas de risque pour la sûreté de l’État (ces motifs sont listés à l’article L. 213-2 du Code du patrimoine), le service des archives nationales ainsi que le ministère concerné par la demande apprécieront les garanties que présente le chercheur dans l’utilisation de ces données : programme de recherche dans lequel s’inscrit la démarche ; encadrement scientifique ; publications passées et prévues, etc. Il est par conséquent recommandé au chercheur de produire un discours présentant des garanties touchant à sa déontologie. Ce dernier pourra, par exemple, produire un discours démontrant sa déontologie dans l’usage des données sensibles en matière de recherche, à l’aide d’attestations de pairs ou d’articles publiés reposant sur des données similaires. Une fois que les sources souhaitées ont été consultées, l’utilisation de telles données se trouve également encadrée par les instances en ayant délivré l’accès. En 2018, le Conseil d’État a fait évoluer les conditions d’accès à ses bases de données. Depuis, le chercheur désireux d’étudier les jugements rendus par les tribunaux administratifs doit s’engager à, entre autres, détruire les données nominatives une fois le travail achevé et à prévenir le Conseil d’État quinze jours avant toute diffusion publique des travaux issus des données collectées, la violation de ces engagements pouvant justifier la suppression du droit d’accès dérogatoire. Qu’il s’agisse de l’accès aux archives ou à la jurisprudence administrative, l’intégrité scientifique de la personne demandeuse n’est jamais explicitement mentionnée dans les procédures, mais c’est bien elle qui est visée pour autoriser l’accès ou encadrer l’usage des données par celle-ci.
L’émergence récente du traitement juridique de l’intégrité scientifique. Longtemps englobée sous la terminologie de « déontologie » du chercheur (Truchet, 2021), la notion « d’intégrité scientifique » peut être entendue comme « la conduite intègre et honnête qui doit présider à toute recherche », de laquelle dépendent « la qualité et la fiabilité de la production scientifique » (Corvol, 2016, p. 8). Le Code de conduite européen pour l’intégrité en recherche consacre plusieurs « principes fondamentaux en matière de recherche » qui « orientent les chercheurs dans leurs travaux ainsi que dans leur engagement envers les enjeux pratiques, éthiques et intellectuels inhérents à la recherche » (ALLEA, 2018, p. 4). Depuis la loi de programmation de la recherche de 20201, l’intégrité scientifique fait l’objet d’un encadrement juridique, chaque établissement public de l’enseignement supérieur et de la recherche devant nommer un référent intégrité scientifique (RIS), chargé de recevoir et d’instruire les signalements relatifs à des manquements à l’intégrité scientifique2. Pour ce faire, le RIS peut s’appuyer sur un guide établi par le Réseau national des référents à l’intégrité scientifique, en lien avec l’Office français de l’intégrité scientifique. Une fois finalisé, le rapport du référent est transmis au responsable de l’établissement dont il dépend ; celui-ci décide d’ouvrir (ou non) une procédure disciplinaire et donc de soumettre (ou non) le cas à l’instance disciplinaire de l’établissement. Ainsi, le contrôle de l’intégrité scientifique, tout comme le contentieux disciplinaire général des agents de l’enseignement supérieur et de la recherche, est dit auto-régulé3 : seuls des membres qui le composent sont amenés à contrôler ce qui est un manquement à l’intégrité scientifique et ce qui n’en est pas. Les difficultés suscitées par l’accès aux sources du droit viennent cependant illustrer le fait que d’autres acteurs, extra-universitaires cette fois, peuvent exercer un contrôle sur cette dernière, atténuant ainsi ce principe d’« auto-régulation » de la profession.
Déviance et police administrative de l’intégrité scientifique. Selon Howard Becker, la déviance est « créée par les réactions des gens à des types particuliers de comportements et par la désignation de ces comportements comme déviants » (Becker, 2020, p. 41 ; Roach Anleu, 2020), au regard d’une certaine conception de la normalité. De par le principe d’auto-régulation de la communauté scientifique, les travaux relatifs à la sociologie de la déviance en matière d’intégrité scientifique (« scientific misconduct ») se sont, pour beaucoup, focalisés sur la caractérisation de tels manquements par la communauté scientifique elle-même (Ben-Yehuda, 1986 ; Bechtel, Pearson, 1985 ; Dubois, Guaspare, 2019 ; Larregue, 2022). En effet les « entrepreneurs de morale4 » en la matière sont, pour la plupart, issus de la communauté scientifique : chercheurs, revues à comité de lecture, sites collaboratifs tels que RetractionWatch ou Pub-Peer, etc. Figures centrales de la nouvelle police administrative de l’intégrité scientifique introduite à partir du milieu des années 2010, les RIS sont également, pour la plupart, des enseignants-chercheurs. Il ressort néanmoins de l’étude des procédures et de certains cas de chercheurs ayant connu des difficultés d’accès aux sources que d’autres acteurs sont amenés à produire un discours, explicite ou plus diffus, ayant trait à l’intégrité scientifique du chercheur. La police administrative de l’intégrité scientifique serait donc également exercée par des acteurs extra-universitaires.
Police administrative de l’intégrité scientifique et accès dérogatoire aux sources du droit. La présente contribution propose d’analyser deux procédures d’accès aux sources du droit pour tenter de mettre en évidence que leurs acteurs peuvent être amenés à mobiliser, directement ou indirectement, la notion d’intégrité scientifique afin de qualifier des individus comme étant « déviants » au regard de cette dernière, dans le but de limiter de tels accès. Il s’agit finalement d’interroger les processus de production juridique de la déviance (Ogien, 2012) dans le champ scientifique par d’autres acteurs que ceux habituellement envisagés. La première procédure d’accès dérogatoire étudiée n’est pas propre aux sources du droit, car elle vise les archives sujettes à dérogation pour être consultées, ce qui nécessite l’accord des services d’archives, du Ministère ou de la personne publique concernée par ces archives (1). La seconde est, quant à elle, relative à l’accès aux bases de données du Conseil d’État contenant la jurisprudence exhaustive des juridictions administratives, dont l’autorisation d’accès dépend du secrétariat général du Conseil d’État (2).
1. Le contrôle de l’intégrité scientifique pour accéder aux archives
Afin de comprendre comment les autorités statuant sur des demandes d’accès dérogatoires sont susceptibles de porter un jugement sur l’intégrité scientifique des chercheurs, il convient de revenir sur le cadre juridique de l’accès aux archives publiques, l’évolution de son régime juridique suscitant des critiques au regard des restrictions instaurées (Cornu et al., 2019 ; Beaud, 1990. ; Combe, 2010). Il s’agit, plus concrètement, de mettre en exergue les opérations juridiques par lesquelles les services des archives peuvent procéder à une appréciation des travaux du demandeur et, partant, de son intégrité scientifique, pour justifier un refus d’accès dérogatoire. Pour la présente analyse, ce sont deux dimensions particulières de l’intégrité scientifique qui vont nous intéresser : la première est consacrée par le Code de conduite européen pour l’intégrité en recherche qui, parmi ses principes fondamentaux, énonce celui « d’honnêteté » du chercheur, qui consiste à « élaborer, entreprendre, évaluer, déclarer et faire connaître la recherche d’une manière transparente, juste, complète et objective » (ALLEA, 2018, p. 4). L’objectivité en recherche, notion floue et sujette à des interprétations diverses, est ainsi considérée comme constitutive de l’intégrité scientifique. Le cadre juridique relatif à l’accès dérogatoire aux archives publiques vient illustrer que cette dimension – l’objectivité – peut être mobilisée par l’administration pour apprécier l’intérêt d’une personne à solliciter un accès dérogatoire (1.1). La seconde dimension étudiée est, cette fois, consacrée par la Charte nationale de déontologie des métiers de la recherche, et est relative au « respect des dispositifs législatifs et réglementaires » ; elle suppose notamment que « tout chercheur se tient informé des dispositifs législatifs et réglementaires qui régissent les activités professionnelles et veille au respect des textes correspondants »5. Là encore, le régime juridique de l’accès dérogatoire aux archives considérées comme sensibles permet à l’État de jouer avec les règles et, partant, de considérer que des chercheurs méconnaissent le cadre juridique (1.2).
1.1. La mobilisation de l’intégrité scientifique par le contrôle du profil du demandeur d’un accès dérogatoire aux archives
L’article L. 213-2 du Code du patrimoine prévoit des délais de communicabilité pour les archives « classifiées », leurs communications étant considérées comme portant atteinte « au secret des délibérations du Gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif », au secret médical ou « à la sûreté de l’État, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la protection de la vie privée ». Selon les motifs de restriction retenus, ces documents deviennent en principe librement communicables après des délais de cinquante, soixante-quinze ou cent ans. Néanmoins, à partir de 2011, une nouvelle doctrine est apparue : l’instruction générale interministérielle (ci-après, IGI) n° 1300 a remis en cause ces délais de communicabilité, en prévoyant que les archives en question devaient être « déclassifiées6 » par l’administration pour être accessibles. Cela a créé « une procédure lourde et tout entière entre les mains des administrations qui avaient apposé les marques de classification, alors même que légalement [ces archives] étaient librement communicables » (Bellot, 2021 ; Rollin, Wagener, 2021). Cette instruction a été abrogée par le Conseil d’État qui l’a considérée illégale7, mais certaines de ses dispositions ont ensuite été reprises par la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement8. Cette dernière est venue modifier l’article L. 213-2 du Code du patrimoine, en étendant les catégories d’archives publiques sujettes à une prolongation de restriction d’accès pour une durée « indéfinie » (Wagener, 2022 ; Petitjean, 2021), telles que celles concernant les installations militaires et nucléaires, les « barrages hydrauliques de grande dimension » ou la conception technique « des matériels de guerre ».
Saisie de recours exercés à l’encontre de refus d’accès dérogatoire, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) est venue consacrer un droit d’accès aux archives publiques sous conditions, au titre de l’article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme. Pour en apprécier la conventionnalité, la Cour a contrôlé au cas par cas si de tels refus constituaient une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du demandeur9. Elle a procédé, pour ce faire, à l’appréciation de quatre critères : le but de la demande d’information, la nature des informations demandées, le rôle du requérant, ainsi que la disponibilité des informations recherchées. Le contrôle du troisième critère, à savoir le rôle du requérant, se révèle être l’occasion, pour l’administration comme pour le juge, de produire un discours relatif à la qualité du requérant et, partant, sur la teneur de ses travaux. En définitive, le troisième critère permet d’élaborer des arguments visant à légitimer certains profils de requérants, au détriment d’autres.
Par souci de transparence, il convient de préciser le contexte particulier dans lequel cette hypothèse a été formulée, à savoir à l’occasion d’un contentieux initié à la suite d’un refus de communication anticipée de certaines archives du ministère de l’Intérieur sollicitées dans le cadre des recherches doctorales du présent auteur. Dans son mémoire en défense produit devant le tribunal administratif de Paris, le ministère de la Culture a indiqué, à propos des quatre critères dégagés par la Cour EDH, que les conditions dégagées par celle-ci « pour faire naître un droit d’accès à des informations détenues par une autorité publique en faveur du requérant ne nous semblent pas discutables, M. Klausser confirmant le caractère sérieux de sa démarche et l’intérêt public de son étude, même si le fait que M. Klausser ait débuté sa thèse il y a plus de six ans peut interroger10 ». Au-delà de la mauvaise foi de ce dernier argument – la demande de consultation a été faite en 2016, soit en 2e année de thèse, la lenteur procédurale n’ayant permis que consulter les documents en question qu’en... 2022, une fois la thèse soutenue –, cet argument laissait sous-entendre qu’une durée de thèse trop longue pourrait remettre en question le caractère sérieux d’une démarche de recherche. Il s’agissait alors de vérifier si d’autres personnes sollicitant un accès dérogatoire avaient pu être concernées par une telle rhétorique visant à décrédibiliser une demande au regard du profil du demandeur et non de ses travaux.
Une affaire relative à un refus d’accès aux archives de François Mitterrand portant sur la politique de la France au Rwanda entre 1990 et 1995 fait justement écho à cette rhétorique. Selon un protocole pris en application de l’article L. 213-4 du Code du patrimoine (Canavaggio, 2019 ; Wagener, 2019), les demandes d’accès dérogatoires à ces archives ont été soumises à l’avis de la mandataire de François Mitterrand, Dominique Bertinotti. Dans le contexte de l’annonce de la présidence de la République d’ouvrir aux chercheurs, aux associations de victimes et à la société civile des archives de l’Élysée relatives au génocide des Tutsis au Rwanda, François Graner, auteur d’un ouvrage consacré au rôle de la France au Rwanda, a demandé une consultation anticipée des fonds de François Mitterand. N’ayant obtenu la consultation que d’une partie des documents demandés, celui-ci a entamé une procédure contentieuse devant la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), laquelle a émis un avis défavorable à sa demande, puis devant le tribunal administratif de Paris, lequel a rejeté son recours. Après avoir effectué une mise en balance des intérêts en présence et précisé le contrôle renforcé auquel l’administration et le juge doivent procéder sur de telles demandes dérogatoires, le Conseil d’État a annulé le jugement précité et a enjoint au ministère de la Culture d’autoriser le requérant à consulter les documents demandés11 (Rollin, 2020). Un élément déterminant de ce contrôle a été, comme devant la Cour EDH, celui de « l’intérêt légitime du demandeur » qui « doit être apprécié au vu de la démarche qu’il entreprend et du but qu’il poursuit en sollicitant la consultation anticipée d’archives publiques, de la nature des documents en cause et des informations qu’ils comportent ». Dans son mémoire en défense, le ministère de la Culture s’appuie particulièrement sur ce critère :
« Concernant le rôle du requérant, qui souhaite écrire un ouvrage sur le génocide rwandais, il convient de relever qu’il n’est ni historien, ni universitaire, ni journaliste, mais titulaire de l’agrégation de physique et chercheur au CNRS au sein du laboratoire Matière et systèmes complexe. Cette qualité ne paraît pas de nature à le faire considérer comme un “chien de garde public” au sens de la jurisprudence […] ou à établir la nécessité d’accéder aux informations contenues dans les archives en cause pour l’exercice de sa fonction. »
Se dessine ici une tentative du ministère de la Culture d’opérer un traitement différencié des accès dérogatoires selon la qualité du demandeur et non plus seulement au regard de son « rôle », qui peut être de diffuser des connaissances liées à une thématique, sans casquette universitaire ou scientifique. Dans ses conclusions, la rapporteure publique du Conseil d’État relève que le fait que le requérant « soit membre d’une association qui se présente comme dénonçant toute forme d’intervention néocoloniale en Afrique et comme militant pour une refonte de la politique étrangère de la France sur ce continent n’affaiblit pas cet intérêt : il renforce au contraire le sentiment que M. Graner entend, par ses travaux, alimenter le débat public sur le sujet » (Iljic, 2020). Elle poursuit en relevant que, « dans cette logique, la teneur du positionnement du demandeur, ici clairement critique, est indifférente », car « il serait très contestable » de réserver la consultation anticipée « aux seules personnes dont on peut penser qu’elles entendraient faire des documents obtenus une restitution élogieuse ». Enfin, « quant à la profession de physicien de M. Graner », la rapporteure conclut « qu’elle n’est pas non plus de nature à atténuer l’intérêt légitime qu’il avance. Seuls comptent la nature des informations en possession de l’administration et le but de sa demande ». Cette dernière phrase est d’importance, car elle va à l’encontre de l’interprétation proposée par le ministère de la Culture dans son mémoire en défense : il ne s’agit pas d’apprécier la qualité des travaux menés par le requérant, ni ses ouvrages, mais le but de sa démarche. Dans son arrêt, le Conseil d’État n’a pas clarifié l’interprétation du critère lié à « l’intérêt légitime du demandeur » et s’est contenté de relever que les demandes en l’espèce s’inscrivaient dans une perspective de publication d’un ouvrage.
À défaut de voir les contours de l’interprétation ayant trait au profil du demandeur explicitement tranchés par le Conseil d’État, l’interprétation de ce critère ouvre la voie à un contrôle ne portant pas seulement sur la qualité du demandeur, mais aussi sur la qualité intrinsèque des travaux qu’il mène, sur sa posture critique et, en définitive, sur son éventuel manque d’objectivité. À cet égard, l’intégrité scientifique peut constituer une grille d’évaluation qui permettrait à l’administration de motiver un refus d’accès dérogatoire aux archives.
1.2. La conséquence paradoxale des difficultés d’accès aux archives : quand les règles se retournent contre le chercheur qui les a respectées
Une autre dimension relative à la déontologie du chercheur consacrée par la Charte nationale de déontologie des métiers de la recherche est relative au « respect des dispositifs législatifs et réglementaires », supposant que « tout chercheur se tient informé des dispositifs législatifs et réglementaires qui régissent les activités professionnelles et veille au respect des textes correspondants ». Les évolutions récentes relatives à l’extension du délai de non-communicabilité de certaines archives publiques par la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement constituent de nouveaux moyens pour les services de l’État en charge des archives de restreindre leurs accès pour certains chercheurs. Une affaire médiatisée par la Revue XXI en est un exemple frappant (Billet, 2022).
Au cours des années 2010, un certain nombre d’archives relatives à la guerre d’Algérie sont devenues librement communicables en raison de l’expiration du délai de cinquante ans prévu par l’article 213-2 du Code du patrimoine. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’IGI 1300 précédemment évoquée a été révisée par le Gouvernement en 2011 (Bellot, 2021) : la nouvelle version prévoit que tout document portant un marquage « secret-défense » doit être déclassifié par l’autorité compétente avant communication. Il s’agit d’une procédure lourde et, qui plus est, contraire à ce que prévoit l’article L. 213-2 précité. L’application de l’IGI 1300 n’a pas été uniforme : alors que les Archives nationales l’ont appliqué à partir de 2014-2015, le Service historique de la Défense (SHD) ne l’a fait qu’à partir de 2019 (Branche, Morin, Vaisset, 2020). Cette application tardive par le SHD permettait donc la consultation de plusieurs archives relatives à la guerre d’Algérie, notamment celles liées à l’utilisation de gaz toxiques par l’armée française contre les indépendantistes algériens qui se cachaient dans des grottes (Lafaye, 2023). Du fait de l’expiration de ces délais de non-communicabilité, un doctorant a pu légalement consulter certaines archives du SHD relatives à ce sujet à partir de 2015. Mais, en décembre 2019, le SHD a commencé à appliquer l’IGI 1300 et a considéré que les archives en question n’étaient plus librement communicables. Du fait de ce retournement, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a perquisitionné l’appartement et le bureau du doctorant en question, soupçonné de compromission du secret-défense pour avoir consulté – légalement – des archives relatives aux sections des grottes de l’armée française. Si aucune poursuite judiciaire n’a été finalement engagée, le projet de recherche s’est trouvé nécessairement impacté, ne serait-ce que par la rétention du matériel informatique par la DGSI. Cette affaire témoigne de l’effet retors du cadre juridique relatif à l’accès aux archives classées « secret-défense ». Et, si l’IGI 1300 a été annulée par le Conseil d’État, il convient encore une fois de rappeler que la loi du 30 juillet 2021 a repris certaines de ses dispositions en autorisant la prolongation indéfinie de la non-communicabilité de certaines archives étatiques.
Ces exemples viennent illustrer le fait que les glissements du droit d’accès aux archives publiques (Wagener, 2022) permettent aux administrations chargées de celles-ci non seulement de produire un discours permettant de mobiliser indirectement l’intégrité scientifique pour délégitimer des demandes d’accès dérogatoires, mais aussi de revenir sur certains droits d’accès. La limitation du droit d’accès aux archives opère ainsi à la fois en amont et en aval du droit d’accès. Le régime juridique des archives publiques n’est cependant pas le seul concerné par ce phénomène, comme l’accès aux bases de données de la juridiction administrative en témoigne.
2. La mobilisation de l’intégrité scientifique pour contrôler l’usage des données jurisprudentielles
La question de l’accès aux jugements rendus par la juridiction administrative est également l’occasion de mettre en lumière une autre fenêtre par laquelle des acteurs extra-universitaires se retrouvent à évaluer l’intégrité scientifique des chercheurs. Une difficulté récurrente à laquelle se confrontent les personnes désireuses de procéder à une recherche sur l’administration ou la jurisprudence administrative est le manque d’exhaustivité des bases de données publiques. Si l’open data des décisions de justice initié en 201912 (Alhama, 2019) était supposé faciliter la consultation des décisions rendues, sa mise en application apparaît peu satisfaisante pour les personnes n’étant pas familières avec le codage informatique. Lesdites décisions sont effet des fichiers zip téléchargeables sur le site dédié du Conseil d’État13, de sorte qu’il est impossible d’effectuer des « recherches avancées » (comme c’est le cas sur Légifrance). Au surplus, tous les jugements rendus ne semblent pas y figurer14. Afin d’avoir un accès exhaustif aux jugements rendus par les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel, ainsi que par le Conseil d’État, il faut nécessairement solliciter auprès de ces derniers un accès aux bases de données Ariane, bases internes à la juridiction administrative dont se servent quotidiennement les magistrats. Au Conseil d’État, l’accès à cette base est placé sous la responsabilité du service de diffusion de la jurisprudence au sein du Centre de recherche et de documentation juridique (CRDJ), qui propose aux équipes de recherche souhaitant la consulter de signer une convention de mise à disposition. Celle-ci permet l’accès encadré à cette base de données afin de mener certaines recherches. Un autre épisode relatif à un programme de recherche reposant sur une telle convention vient mettre en lumière un nouveau mécanisme par lequel des acteurs extra-universitaires, en l’occurrence le Conseil d’État, portent une appréciation sur l’intégrité scientifique d’une équipe de recherche.
En 2016, alors que la France est placée sous un régime d’état d’urgence à la suite des attentats commis en novembre 2015 par l’État islamique, le Centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux (CREDOF) de l’Université Paris-Nanterre entreprend, avec le soutien financier du Défenseur des droits, une étude sur l’application de l’état d’urgence en France. Une des dimensions de l’étude vise à analyser l’application par l’administration des mesures permises par l’état d’urgence –assignation à résidence, perquisitions administratives, interdictions de séjour, etc. – ainsi que le contrôle opéré par le juge administratif sur celles-ci. Une convention d’accès aux bases de données Ariane Archives est ainsi passée avec le Conseil d’État, permettant de collecter périodiquement les dernières décisions rendues par les tribunaux administratifs. Le 11 octobre 2017, alors que l’étude n’est pas encore finalisée, un article publié dans Le Monde et résultant d’échanges avec Stéphanie Hennette-Vauchez, coordinatrice du projet de recherche, souligne notamment le fait que peu de recours exercés par des personnes assignées à résidence ou perquisitionnées aboutissent à une annulation par le juge administratif (Chemin, 2017). L’étude souligne notamment que seulement 10 % des arrêtés d’assignations à résidence ont été annulés ou suspendus, des chiffres qui ne correspondent pas à ceux communiqués par le Conseil d’État à la même période. Jean-Marc Sauvé, vice-président de l’institution à l’époque, se félicite notamment « de l’efficacité du contrôle opéré par le juge administratif », en indiquant que « plus de 20 % des assignations à résidence et plus de 30 % des perquisitions administratives ordonnées sur le fondement de l’état d’urgence ont été annulées, retirées, ou abrogées » (Sauvé, 2017)15. Le soir de la parution de cet article dans Le Monde16, Stéphanie Hennette-Vauchez, responsable du programme de recherche et directrice du CREDOF, reçoit un mail de la part de la secrétaire générale du Conseil d’État, puis un courrier, dans laquelle cette dernière lui reproche d’avoir manqué au code de conduite entre chercheurs et institutions publiques (Hennette-Vauchez, 2023). Cette « méconduite » serait liée à une divergence d’interprétation des termes de la convention de mise à disposition aux bases de données.
L’article 6 de celle-ci – un modèle standard – précise que le bénéficiaire de la convention s’engage « à remettre au responsable du service de diffusion de la jurisprudence, pour l’usage de la juridiction administrative, un exemplaire papier ou une copie du fichier numérique du travail universitaire pour lequel la mise à disposition a été convenue ». C’est là où les interprétations divergent, le Conseil d’État (par l’intermédiaire de sa secrétaire générale) considérant que le CREDOF aurait dû le prévenir de la parution de ces résultats dans la presse, tandis que le CREDOF considère pour sa part qu’il ne s’agissait que de résultats intermédiaires n’entrant pas dans les prescriptions de l’article 6 de la convention et que rien ne faisait obstacle à ce que l’équipe de recherche réponde à des sollicitations de presse sur le fondement de ces résultats. Le projet de recherche a néanmoins pu se poursuivre jusqu’à son terme et aboutir à la publication d’un rapport final, lequel a été dûment transmis au Conseil d’État (Hennette-Vauchez et al., 2018). Au-delà des faits relatés ici, ce sont surtout la réaction du Conseil d’État et ses conséquences qui sont révélatrices d’une certaine volonté de contrôle de la recherche via le resserrement des conditions de diffusion des résultats issus des consultations de ses bases de données.
À ce propos, il est significatif que le modèle de convention d’accès aux bases de données entre le Conseil d’État et le CREDOF ait été modifié après cet épisode. Formellement, il contient désormais un préambule et neuf articles au total (contre six dans l’ancienne version). Les différences notables avec l’ancienne version concernent d’abord le fait que le bénéficiaire s’engage à détruire les données « conservées sous forme nominative dès l’achèvement du travail pour lequel l’accès à Ariane aura été accordé ». Surtout, le bénéficiaire doit désormais remettre au responsable du CRDJ « dans un délai d’au moins quinze jours avant toute diffusion ou publication, quels que soient sa forme et son support, une copie du fichier du travail universitaire pour lequel la mise à disposition a été convenue, y compris si cette diffusion ou cette publication intervient à un stade intermédiaire ». Cette disposition peut ainsi s’interpréter comme un moyen pour le Conseil d’État de contrôler sa communication, mais aussi comme un moyen de limiter fortement la communication médiatique des personnes liées par une convention et dont les travaux sont encore en cours – il semble en effet peu probable de pouvoir anticiper la publication d’un article de presse au moins quinze jours à l’avance. La nouvelle version de la convention prévoit que, dans le cas où ces stipulations ne seraient pas respectées, le Conseil d’État peut y mettre fin sans préavis. « Le candidat ne pourra pas, dans ce cas, faire usage des données issues des bases Ariane et Ariane Archives qu’il aurait collectées17 ».
En somme, la deuxième version de la convention de mise à disposition des bases de données du Conseil d’État, mise en lumière avec les circonstances liées au projet de recherche du CREDOF, peut s’interpréter comme un mécanisme permettant au Conseil d’État de sanctionner les chercheurs qui ne feraient pas un usage conforme – selon sa propre interprétation – des données collectées dans ses bases. Des principes inhérents à l’intégrité scientifique – telles que le respect des textes réglementaires, ou des règles de bonne conduite entre chercheurs et institutions – peuvent ainsi être mobilisés pour restreindre ou limiter l’usage des données collectées dans les bases de données jurisprudentielles du Conseil d’État. Ces critiques peuvent sembler exagérées, eu égard au fait qu’aucun groupe de chercheurs ne s’est vu refuser ou interrompre une telle convention de mise à disposition pour ces motifs18. L’argument est ici que la nouvelle version de la convention a des conséquences plus diffuses, en ce qu’elle peut agir comme un mécanisme disciplinaire visant les chercheurs lorsqu’ils utilisent les données auxquelles ils ont pu accéder par l’intermédiaire de la base. Cela est d’autant plus regrettable que la raison d’être de cette procédure d’accès dérogatoire résulte d’un manque de moyens financiers – et/ou d’un manque de volonté politique – de diffuser l’ensemble des jugements rendus par la juridiction administrative sur une plateforme telle que Légifrance, qui permettrait la recherche ciblée de décisions.
Les difficultés d’accès aux archives publiques et aux sources jurisprudentielles montrent que les procédures instaurées permettent aux décideurs de ces accès d’opérer un contrôle sur l’intégrité scientifique des chercheurs. Partant, le contrôle de l’intégrité scientifique n’est pas le seul apanage de la police administrative récemment instaurée en la matière – par l’intermédiaire des référents –, ce qui amène à une profusion de discours et d’interprétation de celle-ci. Il ressort de cette analyse que l’une des conséquences des difficultés d’accès aux sources réside dans le fait que des acteurs externes au milieu universitaire peuvent se faire entrepreneurs de morale de l’intégrité scientifique, et ce, pour contrôler et limiter l’usage des sources, en particulier sur le droit, par la recherche.
Remerciements : Pour leur aide, retours d’expérience et partage d’idées dans l’élaboration de cet article, l’auteur tient à remercier particulièrement Noé Wagener, Raphaëlle Branche, Christophe Lafaye, François Graner, Stéphanie Hennette-Vauchez ainsi que les membres du réseau H2C.