Réflexions sur la production routinière des jugements d’éloignements par les juges du fond : approche pragmatique et méthodes computationnelles

DOI : 10.56078/amplitude-droit.699

Résumé

Depuis septembre 2021, les décisions de la justice administrative sont progressivement et exhaustivement publiées en open data, ouvrant par là un corpus d’une très grande richesse pour les recherches empiriques sur le droit et des opportunités de recherche uniques en Europe. Cependant, un tel matériel, parce qu’il est novateur et unique, requiert de s’équiper d’un outillage méthodologique et conceptuel adapté. C’est à ces deux discussions que cette contribution souhaite apporter des pistes de réflexion, en introduisant un cadre méthodologique inspiré du pragmatisme et des outils dits computationnels, qui permettent d’analyser de larges corpus de données. Il s’agira dans une première partie d’introduire le cadre méthodologique de l’étude et de présenter les récents développements dans la recherche computationnelle sur le droit. Dans une seconde partie seront présentés des résultats empiriques tirés d’un projet de recherche en cours portant sur le rôle des juges dans la définition de l’éloignabilité des étrangers et de la création d’une base de données sur le contentieux de l’éloignement dans les tribunaux administratifs. Ce retour d’expérience est suivi par une discussion conceptuelle qui a pour objectif d’ouvrir un dialogue sur le cadre analytique adapté aux opportunités offertes par l’open data.

Plan

Texte

Depuis l’adoption en 2016 de la loi visant à mettre à la disposition du public en données ouvertes toutes les décisions des juridictions françaises1, les décisions de justice, y compris celles des juges du fond, sont accessibles en open data. Ce nouveau matériel empirique pour la recherche en droit se prête particulièrement bien aux analyses dites computationnelles sur le droit. Les approches computationnelles permettent en effet de « lire » des corpus de jugements bien plus larges que ce qui est possible à travers une approche qualitative, tout en ouvrant des possibilités d’analyses quasi qualitatives des raisonnements juridiques que ne permettent pas les approches par les statistiques juridictionnelles. Les approches computationnelles du droit forment un mouvement en développement et, pour l’instant, sont essentiellement appliquées aux jugements des cours suprêmes ou internationales. L’analyse computationnelle des juges du fond est encore peu explorée, principalement en raison du manque de bases de données exhaustives sur ces jugements. C’est précisément à cette joncture que la publication en France des jugements en open data intervient comme source novatrice de recherche sur les pratiques judiciaires.

La publication des décisions en open data en France permet en théorie de développer une recherche empirique et computationnelle sur l’activité et le raisonnement des juges du fond. En pratique, cependant, ce programme de recherche n’est pas si évident et se heurte à au moins deux obstacles. Un premier qui est technique et pose la question des méthodes adéquates pour observer et analyser un corpus de plusieurs dizaines de milliers de jugements. Un second qui est conceptuel et pose la question de la grille d’analyse appropriée afin d’interpréter ces observations empiriques. Je souhaite avec cette contribution contribuer à réfléchir à ces deux questions et poser les jalons d’un programme de recherche computationnel et pragmatique sur la production de légalité par les juges du fond. Je m’appuie pour cela sur une recherche en cours qui vise à comprendre la définition de l’(in)éloignabilité des étrangers dans les tribunaux administratifs français. Dans le cadre de cette recherche, j’ai créé, à partir de l’open data, une base de données du contentieux de l’éloignement. Cette contribution est l’occasion de proposer un retour d’expérience sur les enjeux méthodologiques et théoriques posés par cette base de données.

Je préciserai dans une première partie le positionnement ontologique de cette recherche, celui du réalisme juridique ; et l’approche méthodologique que je qualifie de « pragmatique » associée aux méthodes « computationnelles » qui permettent d’analyser de larges corpus de jugements (1). Dans une seconde partie, je présenterai les premiers résultats empiriques sur la pratique du contentieux de l’éloignement dans les tribunaux de première instance (2). Enfin, la troisième partie propose une discussion de ces résultats ainsi que des pistes de réflexion empiriques et conceptuelles qu’ouvre l’open data des décisions de justice (3).

1. Enjeux théoriques et méthodologiques de l’analyse computationnelle du droit

1.1. Méthodes computationnelles appliquées à l’analyse du droit

Le développement rapide des technologies de l’information et des sciences informatiques a impacté de nombreux champs du savoir. Ces approches numériques ont trouvé un terrain particulièrement fertile dans le programme de recherche des « humanités numériques », néologisme traduit de l’expression anglaise digital humanities. Le terme recouvre de nombreuses pratiques de recherche qui ont en commun de se situer « à l’intersection des technologies numériques et des sciences humaines » (Dacos, Mounier, 2015, p. 7). Plus récemment, l’usage des opportunités informatiques pour la recherche juridique s’est développé avec le mouvement des computational legal studies ou approches computationnelles du droit2. Dans son introduction à l’ouvrage consacré aux computational legal studies, Ryan Whalen identifie trois espaces d’intersections entre le droit et le numérique (Whalen, 2020, p. 1–2). Le premier espace est celui, substantiel, des manières dont le droit se saisit des nouvelles questions liées au développement du numérique et des technologies de l’information. Le second espace relève de l’utilisation des nouvelles technologies dans la pratique du droit et du développement des legal techs. Enfin, le troisième espace est celui dans lequel les méthodes juridiques computationnelles sont appliquées au droit en tant qu’objet d’étude (Whalen, 2020, p. 2). C’est dans cette dernière déclinaison que s’inscrit cette contribution.

Il s’agit donc de mettre les outils d’analyse computationnelle au service de la recherche en droit pour lire et analyser les textes juridiques. La puissance et la mémoire des ordinateurs, ainsi que le développement de nouveaux outils d’analyse textuelle permettent aujourd’hui de déplacer l’analyse computationnelle des nomenclatures et index vers le texte même des décisions de justice. L’analyse quantitative de larges données textuelles s’appuie sur les méthodes de natural language processing (NLP) ou « traitement automatique du langage naturel » (TALN). Cette branche des sciences computationnelles transforme les textes en données que l’ordinateur peut ensuite « lire », ce que la littérature anglo-saxonne appelle le text as data. Dans leur ouvrage de référence sur le sujet, Justin Grimmer, Margaret Roberts et Brandon Stewart dressent le tableau des opportunités et des limites de l’approche du text as data. Une première observation est qu’un ordinateur ne peut pas « lire » un texte, pas plus qu’il ne peut le « comprendre » ou « l’interpréter ». Un texte peut être considéré comme une forme de donnée, mais il est une donnée particulière. La transformation du texte en donnée repose donc sur la réduction de la complexité d’un texte afin de pouvoir le représenter, tout en conservant les aspects pertinents pour le type d’analyse que l’on souhaite produire (Grimmer, Roberts, Stewart, 2022, p. 28). Par conséquent, il n’existe pas de « parfait » modèle de transformation du texte, la pertinence de chaque modèle dépend de la tâche que l’on souhaite accomplir. En outre, et quelle que soit la sophistication de la méthode computationnelle utilisée, l’ordinateur n’a pas vocation à remplacer l’humain dans le processus de recherche. Les approches computationnelles du text as data ne remplacent pas la lecture attentive et qualitative des textes dans leurs contextes, mais elles peuvent permettre de faciliter le travail de la chercheuse. Tandis que, traditionnellement, la recherche en droit est caractérisée par une lecture « profonde » des textes (deep reading), les approches computationnelles du droit permettent d’augmenter l’échelle des textes analysés en en faisant une lecture « distanciée » (distant reading).

Se saisissant de cette opportunité, de plus en plus de chercheurs se sont essayés à l’analyse computationnelle des corpus des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne. Ces recherches s’inscrivent dans la continuité des théories des comportements judiciaires en sciences politiques, développées afin d’expliquer l’apparition des juges constitutionnels et des juges internationaux comme acteurs politiques depuis la seconde moitié du xxe siècle (Tate, Vallinder, 1995, p. 28). Ces théories donnent moins d’importance explicative aux règles elles-mêmes et recherchent les causes du comportement des juges dans des éléments « externes » au droit, tels que l’idéologie et les préférences des juges (Segal, Spaeth, 2002) ou la nature stratégique du jugement (Epstein, Weinshall, 2021). Appliquant des méthodes et des outils empruntés à l'informatique et aux digital humanities pour analyser les textes juridiques et la jurisprudence des tribunaux internationaux, l’objectif est d’acquérir « une compréhension plus profonde de la manière dont les tribunaux internationaux développent le droit international » (Sadl, Olsen, 2017, p. 328). Dans cette optique, des recherches ont été menées à l’aide d’outils informatiques pour extraire des variables de corpus d’opinions judiciaires à grande échelle et pour appliquer l’analyse de corpus, la modélisation de sujets ou l’analyse de réseaux de citations aux textes judiciaires (Frankenreiter, Livermore, 2020). Ces types d’analyse peuvent être utilisés dans une perspective interne, en dialogue avec les approches doctrinales traditionnelles (Dyevre, 2020 ; Olsen, Küçüksu, 2017), mais également dans une perspective stratégique des pratiques argumentatives et rhétoriques des juges (Larsson, Naurin, Derlén, Lindholm, 2017).

Les méthodes computationnelles ouvrent donc la porte à l’analyse à grande échelle des jugements des tribunaux. L’utilisation de méthodes quantitatives pour détecter des thématiques ou similarités dans les raisonnements des juges nécessite l’accès à une base de données exhaustive de décisions, ou au moins à un échantillon aléatoire de décisions de justice. Or, la plupart des bases de données publiques ou commerciales existantes de juridictions du fond sont publiées sur la base d’un processus de sélection non aléatoire qui implique une pré-évaluation de la pertinence juridique du jugement par un praticien du droit et ne sont donc pas représentatives d’une population plus large d’affaires (Boyd, Kim, Schlanger, 2020 ; Siegelman, Donuhue III, 1990). Pour cette raison les recherches computationnelles ont pour l’essentiel été menées sur des bases de données jurisprudentielles émanant de tribunaux internationaux ou de juridictions nationales suprêmes. Adopter ces méthodes computationnelles pour analyser les jugements des tribunaux administratifs français requiert, outre une adaptation au contexte juridique national, un effort de théorisation permettant de guider l’analyse.

1.2. Présupposés théoriques et méthodologiques

Si cet article se veut avant tout une contribution aux recherches empiriques sur le droit, cela ne signifie en effet pas que la théorie n’y a pas sa place. Au contraire, c’est en rendant explicites les présupposés théoriques et méthodologiques guidant la recherche que peut s’ouvrir une discussion sur ce qu’apporte l’open data des tribunaux administratifs en tant que nouvelle source de la recherche sur le droit.

Afin d’analyser les pratiques des juges du fond dans le contentieux de l’éloignement, j’ai fait le choix d’adopter une conception du droit inspirée du réalisme juridique. Le réalisme juridique englobe en réalité plusieurs écoles d’approches sur le droit3. Malgré les importantes différences entre elles, ces écoles ont en commun de s’accorder sur une ontologie empirique du droit : le droit n’est pas un ensemble abstrait de normes mais un ensemble de faits empiriques qui peuvent être observés, décrits et expliqués (Guastini, 2021, p. 103). Adoptant une conception réaliste, il sera donc admis ici que (1) les normes juridiques sont produites (ou créées) par les décisions des juges, elles ne pré-existent pas à l’interprétation mais en sont le produit ; et (2) le moment de la décision judiciaire n’est pas un acte cognitif (il ne s’agit pas de « trouver » ce que dit le droit pour le cas d’espèce) mais un acte volitif (il s’agit de créer le droit appliqué au cas d’espèce en choisissant parmi plusieurs interprétations possibles).

Un objet de la science du droit dans une perspective réaliste est donc l’analyse de la motivation des jugements en tant que pratique argumentative, pour expliquer les raisons conduisant au choix d’une norme ou d’une interprétation au lieu d’une autre. Cette épistémologie descriptive et explicative permet aux approches réalistes du droit d’ouvrir un dialogue avec d’autres disciplines qui se sont également penchées sur le comportement et les décisions des juges, en particulier les théories du comportement judiciaires mentionnées plus haut. Par comparaison avec celles des juges des cours suprêmes et internationales, les pratiques interprétatives et décisionnelles des juges du fond ont fait l’objet de moins de théorisations. En l’absence de théories bien établies sur le comportement et les pratiques interprétatives des juges du fond, qu’une recherche empirique pourrait tester et nuancer, une solution est d’adopter une démarche de recherche plus inductive à partir des données empiriques. Pour mes recherches, j’ai fait le choix de m’appuyer sur une méthodologique pragmatique, qui m’a permis de choisir « où observer » et « qu’observer » de la pratique des juges du fond.

Cette approche pragmatique est interprétée au sens large comme une continuation dans le domaine du droit des courants du pragmatisme philosophique et sociologique4. Le pragmatisme philosophique émerge aux États-Unis à la fin du xixe siècle, autour des travaux de Charles Sanders Peirce, William James et John Dewey pour qui on ne peut connaître « l’essence » d’un concept, mais seulement ses effets pratiques et ses conséquences empiriques (James, 2008, p. 36). Presque un siècle plus tard, dans le milieu des années 1980, un nouveau programme de recherche naît dans la sociologie française autour des figures de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, d’une part, et de Bruno Latour et Michel Callon, d’autre part5. Dans leurs travaux, ces chercheurs pragmatiques ont dirigé leurs investigations vers les moments de dispute, les « épreuves » durant lesquelles l’ordre social est dénaturalisé et sur l’usage pratique de l’argumentation. Sur la base de cela, un premier principe pragmatique peut être tiré, qui est de s’intéresser moins au « pedigree » des normes juridiques et plus à la manière dont ces normes sont « élaborées, invoquées, interprétées, contestées ou écartées en pratique par les acteurs qui agissent dans le monde, et avec quels effets » (Cornut St-Pierre, 2020, p. 11 ; Frydman, 2014, p. 187). L’approche pragmatique est donc parfaitement compatible avec une conception réaliste du droit. Pour le pragmatiste John Dewey : « Nous ne pouvons juger de ce qu’est le droit en tant que fait, qu’en indiquant comment il opère, et quels sont ses effets dans et sur les activités humaines qui se déroulent » (Dewey, 1941, p. 77). C’est cette même intuition qui conduit à l’orée du xixe siècle les premiers juristes réalistes américains à préférer le « droit en action » au « droit des livres », et les réalistes scandinaves à préférer, à la conception idéelle de validité des normes, celle, factuelle, de leur effectivité (Millard, 2014, p. 92-95).

Un second principe pragmatique veut que « ce qui existe vraiment ne sont pas les choses faites mais les choses en train de se faire » (James, 2012, p. 138)6. Ce principe de la philosophie pragmatique que l’on doit à William James trouve sa contrepartie méthodologique dans le « présentisme » du pragmatisme sociologique, selon lequel la priorité analytique est placée sur le présent de l’action et son indétermination relative (Barthe et al., 2013, p. 7). Dans sa thèse sur le travail des concepts par le juge européen, Vincent Réveillère propose un exemple de mise en œuvre de ce principe. Il suit l’approche préconisée par Cyril Lemieux pour analyser les controverses juridiques dans leur dimension instituante, afin d’éviter d’une part la réification de la solution arrêtée par le jugement (l’approche téléologique) et d’autre part l’approche consistant à considérer la controverse juridique comme « un épiphénomène traduisant des oppositions préconstituées » (Lemieux, 2007 ; Réveillère, 2017, p. 36). L’observation des disputes au niveau des tribunaux de première instance est un autre exemple de mise en œuvre de ce principe méthodologique. Il s’agit d’analyser le présent de la controverse sur l’éloignabilité de la personne étrangère, au moment où les juges du fond proposent une première résolution de la dispute, mais une résolution impermanente, car on ne sait pas encore si cette solution fera ou non l’objet d’un appel devant une cour administrative. Ce « présent » de la première instance, dans le cadre des affaires d’éloignement, représente un moment de la dispute d’autant plus particulier qu’il est également celui de la suspension de l’éloignement, dans l’attente du jugement7.

Enfin, le troisième principe guidant mon investigation pragmatique est la notion d’« internalisme », selon laquelle la chercheuse s’attache à prendre au sérieux le sens donné par les acteurs et actrices à leurs actions. Il s’agit de prêter une attention particulière aux définitions et concepts utilisés par les personnes ou qu’elles considèrent comme importants, sans imposer de concepts prédéfinis pour analyser la situation sociale (Lemieux, 2018, p. 19 ; Scott, Marshall, 2009). Ce principe méthodologique résonne avec le récent « tournant technique » dans la recherche sur le droit (Riles, 2005 ; Valverde, 2009). Ces travaux invitent à prendre au sérieux ce que les juges considèrent être important dans leurs pratiques et les outils techniques utilisés dans l’application du droit. Dans le cadre de l’analyse des productions de la légalité dans les tribunaux de première instance, ces pistes de recherche invitent à décrire « dans le détail de leurs manifestations les différentes dimensions sémantique, institutionnelle, cognitive et volitive que l’application des normes juridiques requiert » (Audren, 2022, p. 8).

Ces principes méthodologiques mettent en lumière l’importance du travail d’application pratique des règles dans les tribunaux administratifs, et donc l’intérêt d’avoir accès à cette forme de pratique quotidienne du droit avec la publication de ces décisions en open data. Si les lignes jurisprudentielles délimitant les compétences des juges administratifs dans le contentieux de l’éloignement émanent du Conseil d’État, il revient aux juges du fond de naviguer, dans leurs pratiques quotidiennes, dans le labyrinthe procédural de ce contentieux, afin de contrôler la légalité des pratiques étatiques d’éloignement, dans des délais de jugements de plus en plus restreints. Le contentieux de l’éloignement est caractérisé par son caractère massif et routinier, par l’enchevêtrement des règles de procédure dérogatoires et par l’emballement législatif qui tente sans succès de les simplifier depuis quarante ans (Lochak, 2016a, 2016b). Le contentieux de l’éloignement est en outre particulièrement intéressant en raison de l’entrelacs de règles émanant en partie du développement jurisprudentiel du contrôle du juge administratif sur l’éloignement des étrangers et de l’influence du droit de la Convention européenne et du droit de l’Union européenne. Avoir accès aux décisions des juges du fond sur ces sujets permet donc d’accéder à un matériel original et particulièrement riche sur la « vraie vie » du droit européen dans les tribunaux nationaux, faisant écho à un courant émergeant dans la littérature contemporaine (Pavone, 2022). Dans le cadre spécifique du droit des étrangers, cette opportunité empirique est d’autant plus intéressante que les cours européennes justement ont adopté depuis quelques années une forme de « repli » jurisprudentiel par lequel elles s’appuient sur la subsidiarité de leur office pour éviter de se prononcer sur les critères permettant ou non d’éloigner une personne étrangère, laissant aux juridictions nationales le soin de procéder à cet exercice (Çalı, Cunningham, 2021, p. 173 ; Thym, 2019, p. 140).

2. Retour d’expérience : analyse quantitative du contentieux de l’éloignement

Les techniques et méthodes présentées plus haut ne sont pas transposables directement à la jurisprudence française. La principale limite est l’interdiction de mener des recherches sur les comportements individuels des juges8. En revanche, certaines spécificités du système français et du style de rédaction des décisions offrent des opportunités que ne présentent pas forcément les décisions des juridictions internationales. En particulier, le formalisme et la structure même du texte des décisions permettent d’extraire facilement beaucoup d’informations dans les textes des jugements. C’est ce que la prochaine partie de cette contribution illustre par un retour d’expérience sur la création d’une base de données regroupant le contentieux de l’éloignement dans les tribunaux administratifs français pendant l’année 20239.

2.1. Étapes de construction d’une base de données

Le contentieux de l’éloignement est devenu un contentieux de masse dans les tribunaux administratifs et cours administratives d’appel depuis la création en 1990 d’un recours suspensif contre les mesures de reconduite à la frontière, celles-ci ayant été remplacées par la mesure de l’obligation de quitter le territoire (OQTF) en 2011. Les recours contre les obligations de quitter le territoire représentent la grande majorité de ce contentieux, mais ils co-existent avec les recours contre d’autres mesures d’éloignement, telles que les arrêtés d’expulsion10, les interdictions judiciaires du territoire intervenant dans le cadre d’une condamnation pénale11, les transferts Dublin ou accords de réadmission12 et les refus d’entrée au titre de l’asile13.

La première étape de la construction d’une base de données d’éloignement a consisté à identifier les jugements d’éloignement dans l’ensemble des jugements administratifs. Une simple recherche par mots-clés dans le texte de la décision n’est pas suffisamment précise pour construire une base de données fiable. Prenons l’exemple des jugements traitant des obligations de quitter le territoire (OQTF). En faisant une recherche avec le mot-clé « obligation de quitter le territoire », on obtient les décisions dont l’objet est l’annulation de l’OQTF, certes, mais également d’autres types d’affaire, dès lors que la personne a fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire et que le corps du raisonnement le mentionne, sans que l’annulation de l’OQTF ne soit l’objet même de la requête. Afin de contourner ces difficultés et de constituer une base de données à vocation exhaustive ne comportant que les jugements dont l’objet de la requête est l’annulation ou la suspension d’une mesure d’éloignement, j’ai réalisé une recherche par mots-clés ciblée.

Le texte des décisions de justice administrative répond à des normes de rédaction et de style très formalisées qui s’inscrivent « dans un cadre général qui donne une unité de ton aux décisions rendues par l’ensemble des juridictions administratives » (Conseil d’État, 2018). Cette unité de ton est un atout pour l’analyse computationnelle du texte. Un jugement administratif est toujours structuré autour de trois parties. Les visas comprennent les conclusions des parties (ce que les parties demandent au tribunal), les moyens des parties (les arguments présentés par les parties en soutien de leurs conclusions), les visas proprement dits (les textes de droit appliqués dans la décision). Les motifs présentent le raisonnement juridique suivi par les juges pour arriver à leurs conclusions. Enfin, le dispositif présente la solution au litige. Si l’on revient au problème pratique de l’identification des jugements dans lesquels un ou une requérante demande au tribunal d’annuler ou de suspendre une décision d’éloignement, la recherche par mots-clés donnera les résultats les plus précis si elle est ciblée sur le texte des conclusions des parties. On obtient ainsi une base de données qui rassemble tous les jugements dans lesquels une personne étrangère demande au tribunal d’annuler ou de suspendre une décision d’éloignement.

Illustration 1. Place du contentieux de l’éloignement dans la production des tribunaux administratifs en 2023

Illustration 1. Place du contentieux de l’éloignement dans la production des tribunaux administratifs en 2023

Quelques précisions s’imposent sur le caractère exhaustif de la base de données du contentieux de l’éloignement. Tous les tribunaux ne versent pas systématiquement tous leurs jugements sur la plateforme open data. Cependant, j’ai pu observer depuis juin 2022, date des premières mises en ligne, une amélioration dans le nombre de jugements disponibles. À la date de la rédaction de cet article14, 199 149 jugements ont été téléchargés depuis la plateforme pour l’année 2023, contre les 243 089 affaires jugées par les tribunaux administratifs cette même année d’après les chiffres du Conseil d’État (2024). C’est donc plus de 80 % des jugements qui ont été versés sur la plateforme open data15.

D’après les statistiques publiques du Conseil d’État, le « contentieux des étrangers » (qui est une catégorie plus large que celle du contentieux de l’éloignement puisqu’elle regroupe également les refus de visas, de titres de séjour, les rendez-vous en préfecture, etc.) représentait 43 % du total des affaires jugées par les tribunaux administratifs en 2023. La base de données du contentieux de l’éloignement recense, toujours pour 2023, 53 004 jugements d’éloignement, soit 26,5 % de l’ensemble des jugements versés par les tribunaux administratifs sur la plateforme d’open data. L’illustration 1 représente la distribution des différents types d’éloignement dans la base de données obtenue. Il apparaît que la très grande majorité des mesures d’éloignement contestées devant les tribunaux administratifs sont des obligations de quitter le territoire (86 %). Les jugements concernant des transferts Dublin représentent 11 % de l’ensemble de la base de données, tandis que le contentieux des refus d’entrée au titre de l’asile en représente moins de 2 %. Sur une année, les affaires d’expulsion et d’interdiction judiciaire du territoire représentent autour de 0,4 % des jugements d’éloignement. Enfin, les remises à un État membre de l’Union européenne ne représentent que 0,2 % des jugements d’éloignement. Cette distribution reste relativement similaire entre les différents tribunaux administratifs, avec les obligations de quitter le territoire représentant toujours la grande majorité du contentieux de l’éloignement, entre 70 % et presque 100 % dans le cas particulier de Mayotte. La structure du contentieux de l’éloignement varie cependant entre les tribunaux. À titre d’exemple, dans le tribunal de Nantes, les transferts Dublin représentent 30 % des affaires d’éloignement traitées. Les refus d’entrée au titre de l’asile sont eux principalement traités par le tribunal administratif de Paris, qui reçoit 88 % des affaires de refus d’entrée, ce qui s’explique sans doute par la présence des deux principaux aéroports internationaux à Paris.

Il est possible d’aller plus loin dans l’analyse computationnelle et d’enrichir la base de données en y ajoutant des variables d’intérêt. Ces variables sont en partie disponibles dans les « métadonnées » accessibles avec le texte des décisions sur la plateforme open data16. On y trouve par exemple le nom du tribunal, la formation de jugement, la solution, les dates d’audience et de lecture, le code de publication, etc. D’autres variables peuvent être extraites du texte même des jugements, en s’appuyant sur la structuration des jugements et la recherche ciblée de mots-clés. Dans le cadre des affaires d’éloignement, il est par exemple pertinent de rechercher, dans les motifs, la nationalité des requérants ou leur date d’entrée en France. Dans les visas, on peut extraire le cadre juridique de chacune des affaires. Dans le dispositif, il est possible d’extraire la solution du jugement d’une manière qui soit plus précise que la variable disponible dans les métadonnées. J’ai ainsi créé une variable « solution » qui ne conserve que trois valeurs : soit le tribunal juge que la mesure d’éloignement est illégale et dans ce cas la décision d’éloignement ou l’une des mesures administratives connexes (assignation à résidence, délai de départ volontaire, interdiction de retour ou de circulation, etc.) est annulée, soit l’éloignement est légal et la requête est rejetée. Il arrive que certaines affaires ne donnent pas à lieu à un jugement, en cas notamment de non-lieu, désistement ou transfert au tribunal compétent ; dans ces cas, la variable solution prend la valeur « autre solution » dans la base de données. L’extraction computationnelle des données n’est pas infaillible. Dans le cas présent, l’algorithme n’a pas extrait la solution du jugement dans 322 affaires correspondant à la valeur « donnée manquante » de la variable. L’illustration 2 permet de visualiser les solutions des jugements d’éloignement en valeurs relatives. On observe que 22 % des mesures d’obligation de quitter le territoire sont annulées, soit directement en tant qu’elles obligent la personne à quitter le territoire, soit dans une des mesures connexes, que ce soit la durée de départ volontaire, le pays de destination, l’assignation à résidence ou le placement en rétention. Par contraste, les refus d’entrée au titre de l’asile ne sont annulés que dans 14 % des cas.

Illustration 2. Solution des jugements d’éloignement par type de mesure contestée

Illustration 2. Solution des jugements d’éloignement par type de mesure contestée

2.2. Approches quantitatives du droit à la vie privée et familiale dans les affaires d’éloignement

Poursuivant l’enrichissement de la base de données, j’ai fait le choix d’extraire les différentes sources de droit citées à l’appui du raisonnement juridique dans les motifs et, en particulier, les citations de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales (ci-après CEDH) protégeant la vie privée et familiale17.

Le droit à la vie privée et familiale n’est pas un droit absolu : il peut y avoir atteinte à la vie privée et familiale sans qu’il y ait pour autant violation de l’article 8, pourvu que la mesure restrictive soit prévue par la loi, poursuive un des buts légitimes prévus au paragraphe 2 et soit nécessaire pour atteindre ces buts. Par conséquent, la mise en œuvre de l’article 8 requiert un exercice de mise en balance – ou de proportionnalité – entre l’atteinte portée au droit à la vie privée et familiale de la personne en instance d’éloignement, et les raisons pour l’éloignement. Dans sa décision de section du 18 janvier 1991 aux conclusions de Ronny Abraham, le Conseil d’État a jugé, au vu du développement d’une jurisprudence européenne sur le droit à la vie privée et familiale des étrangers en instance d’éloignement, que le moyen tiré de l’article était opérant dans les affaires d’expulsion et de reconduite à la frontière18.

Illustration 3. Mobilisation de l’article 8 CEDH dans les jugements d’éloignement

Illustration 3. Mobilisation de l’article 8 CEDH dans les jugements d’éloignement

L’illustration 3 permet de visualiser la place que tient le moyen tiré de l’article 8 dans les raisonnements des jugements d’éloignement. On observe qu’il est mobilisé, c’est-à-dire soulevé par le ou la requérante et cité par les juges dans le jugement, dans plus de 40 % des jugements d’obligation de quitter le territoire. En chiffres absolus, l’article 8 de la CEDH est mobilisé dans 19 331 jugements d’obligation de quitter le territoire. Il est en revanche en grande majorité rejeté par les juges et n’a été accepté que dans 1 617 jugements. L’article 8 tient également une place importante dans les jugements d’expulsion, ce qui s’explique par la nature de cette mesure : elle a pour objet d’éloigner des ressortissants étrangers en situation régulière en France et ayant donc développé une vie privée et familiale sur le territoire. En revanche, et encore une fois assez logiquement compte tenu du type de mesure d’éloignement, l’article 8 de la CEDH n’est cité que dans deux jugements de refus d’entrée au titre de l’asile (la personne se présentant aux frontières n’aura que très exceptionnellement une vie familiale à faire valoir en France), même si le moyen est opérant sur ces types d’affaire19. À l’inverse, si l’article 8 apparaît dans des jugements d’interdiction judiciaire du territoire, il n’est jamais accepté. Le moyen tiré de l’article 8 n’est en effet pas opérant sur cette mesure, il revient au juge pénal ayant décidé de la peine complémentaire de mettre en balance l’interdiction du territoire avec la vie privée et familiale de la personne condamnée20.

Ces premières étapes de construction d’une base de données du contentieux de l’éloignement dans les tribunaux administratifs permettent de rendre compte des opportunités de recherches empiriques ouvertes par la nouvelle source de la recherche en droit qu’est la publication des jugements en open data. Dans le cadre du contentieux de l’éloignement, les outils computationnels ouvrent par exemple la porte à une analyse empirique de la mobilisation et de l’impact du droit conventionnel européen sur les pratiques juridictionnelles des juges du fond, comme illustré plus haut. Il est certes possible de produire ce type d’analyse sans passer par les méthodes computationnelles. C’est ce qu’a fait Fabrice Langrognet en 2015, lorsqu’il a proposé une approche statistique des usages des articles 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l’enfant et 8 de la CEDH dans les tribunaux administratifs (Langrognet, 2015). Néanmoins, les méthodes computationnelles appliquées à l’open data permettent a minima un gain de temps et de ressources, comparativement à l’exercice de « dépouillement exhaustif » des archives contentieuses. La base de données du contentieux de l’éloignement permet de repérer très rapidement les jugements d’éloignement annulant l’éloignement sur le fondement de l’article 8 par exemple, pour en faire une lecture qualitative.

Illustration 4. Longueur du raisonnement juridique sur la vie privée et familiale en fonction du sort réservé au moyen tiré de l’article 8 CEDH dans les jugements d’obligation de quitter le territoire

Illustration 4. Longueur du raisonnement juridique sur la vie privée et familiale en fonction du sort réservé au moyen tiré de l’article 8 CEDH dans les jugements d’obligation de quitter le territoire

Mais les outils computationnels permettent également de pousser plus loin les recherches empiriques sur les textes des jugements. Afin d’illustrer les possibilités de recherche empirique sur le raisonnement juridique, j’ai extrait, pour chaque jugement d’obligation de quitter le territoire citant l’article 8, la longueur du raisonnement consacré au moyen de la vie privée et familiale. L’illustration 4 montre la distribution de la longueur du raisonnement vie privée et familiale, en nombre de mots, en fonction du sort réservé au moyen tiré de l’article 8. On observe que le raisonnement de l’article 8 est significativement plus long lorsque le moyen est accueilli (en moyenne 258 mots) que lorsqu’il est rejeté (en moyenne 211 mots)21. Ces résultats peuvent être mis en relation avec des travaux récents d’approches computationnelles du droit, qui lient la « qualité » du raisonnement juridique avec les stratégies argumentatives des juges internationaux, ces derniers développant leur raisonnement juridique dans le but de « parler au pouvoir dans le langage du droit » (« speaking law to power ») [Larsson, Naurin, Derlén, Lindholm, 2017]. Afin de pouvoir tirer des conclusions de ce type, il faudrait développer un protocole de recherche approprié qui dépasse le cadre de cette contribution. Néanmoins, ces données suggèrent que le raisonnement des juges du fond peut se prêter à une analyse des stratégies argumentatives, tant et aussi longtemps que l’on garde en tête que cette analyse requiert une compréhension fine des spécificités de la pratique argumentative dans un contexte donné. À titre d’illustration, les enjeux stratégiques diffèrent vraisemblablement entre les juges des cours suprêmes et les juges des juridictions internationales. On observe également, sur la droite du graphique, la présence de « valeurs extrêmes » dans cette distribution, c’est-à-dire de jugements dans lesquels la longueur du raisonnement juridique est plus d’une fois et demie supérieure à la valeur de l’espace interquartile. Ces valeurs extrêmes permettent d’identifier les jugements dans lesquels les juges mettent en œuvre une argumentation largement plus poussée sur le droit à la vie privée et familiale. Cela ouvre de nouvelles questions : qu’est ce qui explique que, dans certains cas, des juges décident de consacrer jusqu’à quatre fois plus de mots que d’habitude à la vie privée et familiale d’un ressortissant étranger en instance d’éloignement ? Plus fondamentalement, si l’approche quantitative présentée permet de repérer des jugements dans lesquels l’interprétation du droit à la vie privée et familiale fait l’objet d’un long raisonnement juridique, quelles conclusions est-il possible d’en tirer pour la recherche en droit ?

L’ouverture à une recherche computationnelle des jugements de première instance vient donc renouveler les sources de recherche réalistes sur le droit et offre l’opportunité de tester la pertinence des théories existantes du comportement des juges, en déplaçant l’analyse vers la pratique spécifique des juges du fond.

3. Discussion : conceptualiser la production routinière des jugements d’éloignement

L’un des intérêts de cette recherche est de prendre des pratiques qui apparaissent à première vue comme routinières ou de « simple » application des règles, en tant qu’objet d’étude qui vaille la peine d’être creusé. La dernière partie de cet article propose donc une discussion sur les nouvelles formes de connaissance du droit que permet l’ouverture de l’open data22.

3.1. Du pouvoir jurisprudentiel aux productions juridictionnelles

Plus on se rapproche de la prise de décision administrative et de la pratique des tribunaux administratifs et plus le poids des règles et des normes semble s’exercer sur le raisonnement des juges du fond. Au point où le modèle formaliste, pourtant aujourd’hui largement récusé, du raisonnement juridique comme pratique syllogistique d’application des règles à un cas semblerait presque le plus adéquat pour expliquer les régularités de jugement observées dans les jugements des tribunaux administratifs, en particulier dans le cadre du contentieux de l’éloignement, dont le caractère répétitif a été souligné précédemment. En observant la pratique des juges du fond, il est peu probable que l’on documente des instances où les juges interprètent de manière novatrice les dispositions existantes afin de tempérer ou d’adouber les velléités des gouvernements successifs de « maîtriser les flux » (Lochak, 2013). Tout au plus pourra-t-on identifier des jugements qui semblent aller à rebours d’une routine contentieuse de traitement accéléré des demandes des personnes étrangères.

Le rôle des juges dans le domaine des politiques migratoires a largement été étudié en fonction de leur capacité (ou non) à impacter les politiques migratoires ou, plus récemment, dans la réception des jugements dans le cadre discursif des droits des migrants (Bonjour, 2016 ; Guiraudon, 2000 ; Guiraudon, Lahav, 2000 ; Kawar, 2015 ; Miaz, 2021 ; Sterett, 2016). Dans leur revue de littérature sur le rôle des tribunaux en matière de migration, Rebecca Hamlin et Hillary Mellinger concluent que le pouvoir des juges s’est globalement accru malgré d’importantes variations entre les pays. Elles notent également que :

« Aux niveaux national et supranational, il n’est pas tout à fait certain que l’implication des tribunaux soit toujours synonyme de pouvoir judiciaire. Parfois, les tribunaux interviennent pour affirmer la légalité de politiques restrictives, et parfois, les tribunaux se contentent de traiter à grande échelle (large-scale processing) des affaires de migration sans grand impact jurisprudentiel. » (Hamlin, Mellinger, 2018, p. 106)

Les autrices soulignent le fait que les concepts de pouvoir judiciaire ou d’impact des jugements, tels qu’ils sont développés dans la littérature sur le droit et les juges, ainsi que la notion plus doctrinale d’« impact jurisprudentiel » d’un jugement ne sont sans doute pas des outils analytiques pertinents pour donner un sens à la pratique du contentieux de l’éloignement par les juges du fond. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait rien à dire de cette pratique quotidienne du droit. Bien au contraire. La production jurisprudentielle n’est qu’un des aspects de l’activité judiciaire. Il est courant de distinguer, du moins en France, entre deux facettes de l’activité des tribunaux : leur activité jurisprudentielle, de création de droit à travers notamment la rédaction de solution reproductibles ; et leur activité juridictionnelle, qui consiste en la résolution du litige qui leur est soumis (Serverin, 1993). Dans l’un des premiers travaux consacrés aux méthodes du juge administratif, Yves Gaudemet en faisait même la distinction structurante de son ouvrage, entre deux missions du juge, « celle, immédiate, de donner leur solution aux différents litiges qu’on lui soumet ; et celle, occasionnelle, de participer à la création des règles de droit positif » (Gaudemet, 1972, p. 11).

Les travaux d’Évelyne Serverin ont permis de tirer les conclusions épistémologiques et méthodologiques de cette distinction, que l’on peut identifier schématiquement à une forme de partage des tâches entre disciplines. Les juristes et la doctrine auront tendance à analyser les décisions pour leurs valeurs jurisprudentielles, tandis que les approches sociologiques du droit seront orientées vers la production juridictionnelle des tribunaux, à travers des études ethnographiques ou à travers les statistiques disponibles sur l’activité d’une juridiction donnée. Cette distinction est, bien sûr, la simplification d’enjeux disciplinaires et épistémologiques bien plus larges23. Néanmoins, elle permet de mettre en lumière le fait que très peu de recherches en droit prennent pour objet les jugements des juges du fond et qu’il n’est pas évident de proposer une analyse juridique de la production juridictionnelle des tribunaux. Pourtant, comme le note Isabelle Sayn, « la connaissance de la production des juridictions permet de connaître ce que les parties et les juges font avec le droit, si et comment ils le mobilisent, dans quelles circonstances et comment les magistrats usent de leur pouvoir souverain d’appréciation, ensemble d’éléments que l’analyse de la jurisprudence ne permet pas d’appréhender » (Sayn, 2019, p. 235).

3.2. Pistes pragmatiques d’analyse des productions juridictionnelles des juges du fond

Reposant sur une conception réaliste du droit et une méthode pragmatique, cette recherche permet de placer au centre de l’analyse : les pratiques juridiques des juges du fond, la notion de routine et la transition entre cas d’application « simple » des règles et cas qui sortent de ce cadre. Il est fréquent, suivant les travaux de H. L. A Hart, de distinguer entre les cas « simples » (« plain ») d’application des règles et ceux « complexes » qui appelleraient de la part des juges un travail d’interprétation juridique. Certaines affaires seraient donc « simples » : les termes généraux dans lesquels est exprimée la norme seraient suffisamment ordinaires pour ne pas appeler d’interprétation, et son application serait automatique aux cas de l’espèce (Hart, 2012, p. 126). C’est le cas, pour Hart, des affaires familières et répétitives, et cela paraît à première vue s’appliquer naturellement aux affaires du contentieux de l’éloignement. Or, pour les partisans de l’approche réaliste du droit, il n’y a pas de sens ordinaire aux dispositions normatives, pas plus qu’il n’y a d’application automatique de la norme, ainsi que l’exprime Pierre Brunet :

« [D]ire d’un cas qu’il est facile ou difficile ne décrit rien mais est, au contraire, une appréciation évaluative susceptible de justifier une décision interprétative. Autrement dit, cette distinction est à la discrétion des juges mais elle ne saurait servir d’instrument de mesure d’un pouvoir discrétionnaire lui-même, à proprement parler, incommensurable. » (Brunet, 2016, p. 10)

Parce que les juges ne sont pas des bureaucrates, mais bien des autorités d’interprétation « authentique », il leur est toujours possible de décider de dédier au cas d’espèce un peu plus de temps, de se pencher sur les textes existants, éventuellement d’en proposer une nouvelle interprétation. Une piste de recherche s’ouvre alors, celle de questionner les mécanismes par lesquels les affaires d’éloignement sont traitées comme des « cas faciles » et de repérer les endroits ou les moments où se déploie le pouvoir discrétionnaire des juges. Dans le même ordre d’idée, plutôt que de voir la pratique routinière du contentieux de l’éloignement comme une simple application « apolitique » des interprétations du Conseil d’État ou, à l’inverse, comme le spectacle sans cesse répété du déséquilibre des rapports de force entre l’État souverain et l’étranger éloigné, notre approche propose de saisir cette pratique dans sa dimension instituante.

À cet effet, un emprunt disciplinaire vers les théories des pratiques bureaucratiques, dans le sillage des travaux de Michael Lipsky, peut s’avérer une piste fructueuse (Lipsky, 2010). Prenant au sérieux la proximité du travail des juges du fond avec le travail bureaucratique des administrations, des travaux ont montré comment, dans le contexte d’un travail routinier d’application du droit, le pouvoir discrétionnaire des juges peut se mesurer à l’aune de leur capacité à adapter le jugement aux spécificités de l’affaire (Biland, Steinmetz, 2017, p. 312). Dans le cadre du contentieux administratif de l’éloignement, on peut alors utiliser des outils computationnels, même aussi simples que compter le nombre de mots d’un raisonnement juridique, pour identifier les jugements dont le raisonnement « sort du lot » et rompt avec la routine d’un contentieux caractérisé par sa répétitivité. Un détour par le modèle développé par Michael Lipsky permet également de déplacer l’attention analytique vers la production d’une routine institutionnelle. Les techniques du contrôle des juges, les règles de procédures formelles et informelles permettant de gérer les flux du contentieux de masse que représente le contentieux de l’éloignement, créent des régularités de jugement et des « habitudes de juger » qu’il est important de ne pas négliger, puisque ces pratiques institutionnelles définissent, dans la pratique quotidienne du contentieux de l’éloignement, les critères de l’(in)éloignabilité des ressortissants étrangers.

Conclusion

L’ambition de cet article était de donner un aperçu des possibilités empiriques ouvertes par la publication en open data des décisions des tribunaux administratifs. L’une des innovations permises par l’open data est d’ouvrir la porte à une analyse computationnelle du raisonnement juridique des décisions de première instance. Cette innovation technique requiert de s’équiper d’outils conceptuels adaptés et c’est à cet enjeu que la dernière partie de cet article espère contribuer.

Une approche computationnelle de la production de légalité au niveau des tribunaux administratifs peut ainsi être utilisée pour analyser les processus de routinisation du contentieux de l’éloignement et les techniques juridiques qui lui sont spécifiques. Il faut néanmoins garder à l’esprit que la lecture distanciée des jugements du fond par ordinateur ne peut s’affranchir d’une lecture humaine et qualitative des jugements et ce, à deux niveaux. Tout d’abord, il est important de vérifier à chaque étape de l’analyse computationnelle ce que l’ordinateur « lit » et ce qu’il en « comprend », et d’ajuster l’algorithme en conséquence. Ensuite, et cette fois en lien direct avec la question de la production de légalité par les juges du fond, il s’agit de garder à l’esprit que l’application des normes, si elle est un objet de recherche juridique, prend son sens lorsqu’elle est analysée en dialogue avec le niveau de la création jurisprudentielle de ces normes. C’est dans ce dialogue que l’on pourra alors distinguer entre ce qui relève de l’application des règles jurisprudentielles et ce qui relève de la création de règles routinières et de pratiques institutionnelles.

Cette contribution n’est qu’un premier jalon vers un programme de recherche computationnel et pragmatique sur la production de légalité par les juges du fond. Dans les approches computationnelles en sciences sociales, la théorisation est un processus itératif allant de pair avec l’analyse empirique. C’est donc en développant la discussion sur les enjeux de l’analyse computationnelle des jugements que l’on verra se dessiner plus clairement à la fois les opportunités de théorisation et les limites de ces approches.

Cette recherche est financée par le Danish National Research Foundation Grant no. DNRF169 et menée sous les auspices du Danish National Research Foundation’s Centre of Excellence for Global Mobility Law.

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Tate N. C., Vallinder T., 1995, « The global expansion of judicial power: The Judicialization of politics », dans N. C. Tate, T. Vallinder (dir.), The global expansion of judicial power, New York, New York University Press, [https://doi.org/10.18574/nyu/9780814770078.001.0001], p. 1-10

Thym D., 2019, « Between “administrative mindset” and “constitutional imagination”: The role of the Court of Justice in Immigration, Asylum and Border Control Policy, European Law Review, vol. 44, n° 2, p. 138-158

Valverde M., 2009, Law’s dream of a common knowledge, Princeton, Princeton University Press

Whalen R., 2020, « The emergence of computational legal studies: An introduction », dans R. Whalen (dir.), Computational legal studies, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, [https://doi.org/10.4337/9781788977456.00005], p. 1-8

Annexe

MÉTHODE D’EXTRACTION DES DONNÉES

L’extraction des données à partir du texte des décisions repose sur l’utilisation d’expressions régulières (regex) : « un mini-langage informatique permettant de décrire et rechercher des motifs complexes dans un texte » (Barnier, 2024, p. 2). Ainsi que le note Julien Barnier, cette méthode a pour inconvénients de nécessiter un long travail d’identification des formes que peuvent prendre l’information recherchée, de présenter un risque de faux positifs (extraction d’une donnée qui ne correspond pas à l’information recherchée) et de dépendre des formulations présentes dans le corpus (et donc de pratiques rédactionnelles susceptibles de changer) [Barnier, 2024, p. 6]. J’ai néanmoins fait le choix de cette méthode en raison du caractère très formel des décisions de justice administrative dont les normes de rédaction, s’appliquant à tous les tribunaux, rendent plus facile l’identification des formes récurrentes. L’utilisation des expressions régulières plutôt que des techniques plus récentes de traitement automatique du langage naturel (TALN) permet également de garder le contrôle sur les sources d’erreur.

L’extraction des données s’est faite en plusieurs étapes : (1) identifier et baliser les différentes parties des décisions (conclusions, visas, motifs, dispositif) ; (2) identifier les décisions d’éloignement ; (3) extraire la solution du jugement ; (4) baliser le raisonnement lié à l’article 8 CEDH.

1. Baliser les différentes parties des décisions

Comme mentionné dans l’article, je me suis appuyée sur la structuration des décisions de justice administratives en plusieurs parties, que j’ai pu identifier à l’aide d’expressions régulières dans les titres des parties (paragraphes composés d’une seule courte phrase).

Les conclusions des parties sont la plupart du temps introduites par l’expression « Vu la procédure suivante : » ; les moyens par l’expression « Il soutient que : » ; les visas par l’expression « Vu : », les motifs par l’expression « Considérant » et enfin le dispositif par l’expression « Décide » ou « Ordonne ». Pour chacune de ces parties, j’ai recherché les variations de formulations et j’ai ainsi pu créer les expressions régulières pour automatiser le balisage.

Sur l’ensemble des décisions de justice administratives téléchargées depuis juin 2022 (363 224 décisions) :

  • Pour 99 % des jugements, l’ensemble des parties (conclusions, moyens, visas, motifs et dispositif) ont été identifiées et balisées.
  • Pour 0,9 % des jugements, les conclusions des parties n’ont pas pu être identifiées et balisées.
  • Pour 0,06 % des jugements, le dispositif n’a pas pu être identifié et balisé.
  • Pour 0,03 % des jugements, les motifs n’ont pas pu être identifiés et balisés.
  • Pour 0,02 % des jugements, plus d’une partie est manquante.

2. Identifier les décisions d’éloignement

Dans les conclusions des parties, j’ai ensuite identifié les différentes mesures d’éloignement à l’aide d’une recherche par mots-clés :

  • Obligation de quitter le territoire : « quitter le territoire », « quitter sans délai le territoire ».
  • Interdiction judiciaire du territoire : « interdiction judiciaire du territoire », « interdiction judiciaire de territoire », etc.
  • Transferts Dublin : « transfert aux autorités », « transféré aux autorités », etc.
  • Remise État membre : « remettre aux autorités », « remise aux autorités », « remise d’office aux autorités ».
  • Refus d’entrée au titre de l’asile : « refusé l’entrée sur le territoire », « refus d’entrée », « refusé l’admission sur le territoire », etc.
  • Expulsion : « expulsion du territoire », « arrêté d’expulsion », etc.

Comme à l’étape précédente, j’ai identifié les variations dans les formulations et j’ai extrait le type d’éloignement à l’aide d’expressions régulières. Il a parfois été nécessaire de procéder à des vérifications. Par exemple, pour les refus d’entrée au titre de l’asile, et afin de les différencier des refus d’entrée à la frontière, j’ai vérifié que l’autorité nommée dans le texte était bien le ministre de l’Intérieur (et non le préfet ou la police aux frontières).

3. Extraire la solution du jugement

Le dispositif des décisions de justice administratif est composé de plusieurs articles, traduisant « les différents éléments de la décision du juge », chaque décision du juge donnant lieu à un article distinct (Conseil d’État, 2018, p. 14). J’ai ainsi procédé à une recherche d’expressions régulières pour chaque article, permettant d’extraire les différentes formes des informations suivantes :

  • Éloignement légal : « La requête est rejetée ».
  • Éloignement illégal : « L’arrêté est annulé », « L’arrêté est suspendu », etc.
  • Autre solution : « sursis à statuer », « désistement », « renvoyé à la juridiction compétente », « renvoyé en formation collégiale », « il n’y a plus lieu de statuer », etc.

4. Baliser le raisonnement lié à l’article 8 CEDH

L’identification et l’extraction du raisonnement lié à l’article 8 CEDH repose sur les mêmes méthodes que dans les étapes précédentes.

J’ai d’abord identifié dans le texte des motifs les citations directes de la règle de droit appliquée à l’aide d’expressions régulières. Dans les décisions administratives, la citation de la règle de droit correspond à la première étape du raisonnement juridique et forme la majeure du raisonnement (Conseil d’État, 2018, p. 10). D’après le « Vade-mecum sur la rédaction des décisions », les règles de droit sont introduites soit par l’expression « L’article X dispose que » soit par « Aux termes de l’article Y » (ou, dans la pratique, par d’autres variantes plus rares, qu’il a fallu identifier, comme « Il est disposé par l’article Z »). J’ai ensuite identifié dans le texte la conclusion du raisonnement à partir d’expressions régulières permettant de reconnaître :

  • Les formules de rejet telles que : « le requérant n’est pas fondé à soutenir que […] », « le moyen tiré de […] doit être écarté », « le préfet n’a pas porté une atteinte disproportionnée à […] », etc.
  • Les formules d’acceptation telles que : « la mesure a été prise en méconnaissance de […] », « il y a lieu d’annuler la décision », « la requérante est par suite fondée à demander l’annulation », etc.

Une fois identifiées la majeure (la citation de l’article 8 CEDH) et la conclusion du raisonnement, il a été possible d’extraire de manière automatisée le texte entre les deux balises et ainsi d’obtenir le texte du raisonnement lié à l’article 8, ainsi que le sort réservé à l’argument tiré de cette disposition.

La longueur du raisonnement a été calculée à partir du nombre de mots présents dans le raisonnement de l’article 8 ainsi extrait. J’ai utilisé la méthode la plus simple pour compter le nombre de mot, qui consiste à compter le nombre de caractères groupés et séparés d’un espace. Cette méthode a l’avantage d’être très simple à mettre en œuvre, elle a comme inconvénient de compter comme un seul mot l’expression « qu’elle » ou « s’il ». La mesure du nombre de mot étant utilisée comme un indicateur de la longueur du raisonnement, le plus important est d’assurer l’uniformité de la méthode de comptage utilisée afin de pouvoir utilement comparer les résultats.

Notes

1 Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique. Retour au texte

2 Le terme « computationnel » est également un néologisme formé à partir de l’adjectif anglais computational (du latin computatio, calcul) utilisé pour caractériser les recherches utilisant l’ordinateur. Pour une discussion sur les différences entre approches numériques et computationnelles, voir (Meunier, 2014). J’ai fait le choix pour le reste de cette contribution de m’en tenir au terme computationnel, qui permet de rester au plus près du terme consacré en anglais. Retour au texte

3 On peut citer notamment le réalisme américain, le réalisme scandinave, le réalisme de l’École de Nanterre en France ou le réalisme analytique italien. Retour au texte

4 Ce projet analytique s’inscrit dans la continuité de l’approche pragmatique des techniques juridiques proposées par Pascale Cornut St-Pierre. Il partage des caractéristiques avec le mouvement du pragmatisme juridique développé aux États-Unis dans le sillage du pragmatisme philosophique (Haack, 2005 ; Posner, 2004), ainsi qu’avec le pragmatisme de l’École de Bruxelles (dont il ne partage cependant pas la dimension prescriptive) (Frydman, 2013). Retour au texte

5 Les deux courants se sont développés séparément, mais leurs travaux sont souvent associés dans les descriptions de ce qui est devenu le pragmatisme sociologique ou la « sociologie des épreuves » (Lemieux, 2018 ; Renault, 2020). Retour au texte

6 Dans la version originale : “What really exists is not things made but things in the making.” Retour au texte

7 Le recours contentieux n’est pas suspensif dans les cas d’expulsion. Retour au texte

8 Art. L. 10, § 4, du Code de justice administrative : « Les données d’identité des magistrats et des membres du greffe ne peuvent faire l’objet d'une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées. » La pénalisation de la recherche sur le comportement judiciaire est une spécificité française, datant de mars 2019, en réaction à un article analysant les biais des juges français de l’éloignement. Pour une discussion, voir : Langford, Madsen (2019). Retour au texte

9 La base de données fera l’objet d’une publication sous la forme d’une data note après soumission de la dissertation doctorale. Une description plus concrète des méthodes utilisées et des étapes de la construction de la base de données est disponible en annexe. Retour au texte

10 Art. L. 631 et suiv. du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Retour au texte

11 Art. 131.30 du Code pénal et art. L.721 CESEDA. Retour au texte

12 Règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 ; art L. 571-1 et suiv. et art. L. 621-1 et suiv. CESEDA. Retour au texte

13 Art. L. 352 CESEDA. Retour au texte

14 La dernière mise à jour de la base a été effectuée le 8 août 2024. Retour au texte

15 Ce pourcentage va probablement augmenter dans les prochains mois, puisque certains tribunaux mettent plusieurs mois à verser leurs jugements. Retour au texte

16 Les décisions sont mises en ligne dans un format .xml, qui permet de stocker différentes informations et contient, outre le texte du jugement, des « métadonnées » qui ne font pas partie du texte du jugement. Retour au texte

17 « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » Retour au texte

18 Cons. État, 2e et 6 e sous-sections réunies, 18 janvier 1991, n° 99201. Retour au texte

19 Cons. État, 2 e et 7 e sous-sections réunies, 15 juillet 2004, n° 263501. Retour au texte

20 Notons par ailleurs que la représentation en valeurs relatives ne doit pas faire oublier la structure du contentieux de l’éloignement : seuls cinq jugements d’interdiction judiciaire du territoire mobilisent l’article 8, ce qui représente 3 % du contentieux des interdictions du territoire, qui lui-même représente 0,4 % du contentieux de l’éloignement. Retour au texte

21 Le test de Student réalisé sur les deux groupes donne une valeur t de 13,9 et une valeur de p (p-value) largement inférieure à 0.05. Cela permet donc de rejeter l’hypothèse selon laquelle les deux moyennes ne sont pas statistiquement différentes (c’est-à-dire : l’hypothèse selon laquelle la différence de moyenne serait due au hasard). Retour au texte

22 Pour une discussion des conséquences normatives de la diffusion des décisions de justice en open data sur la définition de la jurisprudence, voir Cottin (2019). Retour au texte

23 On peut mentionner l’intérêt porté par la sociologie du droit à la production jurisprudentielle des cours supérieures. L’ouvrage de référence ayant ouvert la voie à ce type d’investigation est le travail de Rosenberg datant de 1994, mesurant les effets sociétaux des grandes décisions de la Cour suprême des États-Unis. Pour un exemple récent explicitant les enjeux méthodologiques et disciplinaires de l’analyse sociologique des Cours suprêmes, voir Israël (2021). Pour un exemple de ce type d’approche comparant la Cour suprême des États-Unis et le Conseil d’État français dans le cadre du contentieux des étrangers, voir Kawar (2015). Retour au texte

Illustrations

  • Illustration 1. Place du contentieux de l’éloignement dans la production des tribunaux administratifs en 2023

    Illustration 1. Place du contentieux de l’éloignement dans la production des tribunaux administratifs en 2023

  • Illustration 2. Solution des jugements d’éloignement par type de mesure contestée

    Illustration 2. Solution des jugements d’éloignement par type de mesure contestée

  • Illustration 3. Mobilisation de l’article 8 CEDH dans les jugements d’éloignement

    Illustration 3. Mobilisation de l’article 8 CEDH dans les jugements d’éloignement

  • Illustration 4. Longueur du raisonnement juridique sur la vie privée et familiale en fonction du sort réservé au moyen tiré de l’article 8 CEDH dans les jugements d’obligation de quitter le territoire

    Illustration 4. Longueur du raisonnement juridique sur la vie privée et familiale en fonction du sort réservé au moyen tiré de l’article 8 CEDH dans les jugements d’obligation de quitter le territoire

Citer cet article

Référence électronique

Anouk Lamé, « Réflexions sur la production routinière des jugements d’éloignements par les juges du fond : approche pragmatique et méthodes computationnelles », Amplitude du droit [En ligne], 4 | 2025, mis en ligne le 20 janvier 2025, consulté le 22 janvier 2025. URL : https://amplitude-droit.pergola-publications.fr/index.php?id=699

Auteur

Anouk Lamé

Doctorante, MOBILE (Center of Excellence for Global Mobility Law), Université de Copenhague ; anouk.lame@jur.ku.dk

Droits d'auteur

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