Cette contribution avait pour titre initial « L’accès aux archives et au raisonnement du juge : la jeune recherche face à l’occultisme d’État » et c’est ainsi qu’elle fut présentée le 2 juin 2023 au colloque qui a donné lieu à cette publication. Il s’agissait d’une tentative maladroite de démontrer que le Conseil d’État entretiendrait une conception occultiste de sa fonction. La démonstration s’appuyait essentiellement sur le cas particulier de son raisonnement, à partir d’une perspective historique et archivistique.
Un double constat nous avait conduits à adopter, initialement sur le ton de la boutade, la notion « d’occultisme » pour qualifier le rapport que les juridictions de droit public françaises entretenaient avec leur pouvoir (spécialement le Conseil d’État et, dans une moindre mesure, le Conseil constitutionnel).
Le premier constat, factuel, était relativement simple et partagé par tous ceux qui travaillent sur le Conseil d’État : l’accès à ses archives est très difficile. Il est volontairement ou structurellement empêtré dans un réseau de contraintes – qui se lèvent brutalement quand les bons accès sont mobilisés.
Le second constat, analytique, était plus délicat à poser. À l’occasion de recherches sur la fonction consultative du Conseil d’État, nous avons découvert les procès-verbaux (PV) de l’assemblée générale du Conseil d’État1 à l’occasion du second référendum de 1962 – celui sur l’élection du président de la République au scrutin universel direct du 28 octobre. D’immenses problèmes avaient été soustraits au regard public, car l’avis du Conseil d’État sur ce projet de référendum était rédigé dans le formalisme le plus classique. Mais la lecture du PV a révélé une assemblée divisée, incertaine et chahuteuse, à l’opposé de la lisse et policée quasi-unanimité de l’avis (Sultra, 2022). L’avis ne parle que d’agencement d’articles constitutionnels et de garanties démocratiques fondamentales, alors que les conseillers ont parlé de Boulanger, de coup d’État, d’interprétation marxiste de la Constitution par le général de Gaulle… Bref, là où la discussion était passionnante, riche, complexe et humaine, l’avis était pauvre et historiquement frustrant.
Plus encore, sur le fond, l’essentiel des discussions des conseillers s’était concentré sur le rôle du Conseil d’État dans sa fonction consultative. De vrais choix avaient été faits à ce moment-là par le Conseil et leur découverte aujourd’hui permet d’éclairer bien différemment l’avis. Toutes ces questions sont absentes de l’avis. L’enquête historique sur la « proprioception », pour emprunter un vocabulaire médical, du Conseil d’État était vouée à l’échec sans l’accès au PV.
Lors du colloque, nous avions tenté de montrer que le Conseil d’État cachait ses « vraies » raisons derrière le paravent de la rédaction formaliste de son avis, qui n’articulerait ainsi que de « fausses » raisons, ou des raisons superficielles. C’est ce rapport que nous avions entendu qualifier d’occultiste en nous appuyant sur la définition que Papus, le « pape des sciences occultes » en faisait : science du caché, science cachée et science « cachante » (Papus, 1900). Pour en résumer l’idée, l’occultisme est cette doctrine selon laquelle des rapports souterrains aux rapports scientifiques formels existent (occultati), et qu’ils peuvent être connus. Cette connaissance doit être réservée à une élite rigoureusement sélectionnée (occulta) et communiquée à travers une langue secrète pour s’assurer que le commun des mortels ne peut la comprendre (occultans).
La première version de cette contribution avait ainsi cherché à qualifier et à présenter l’occultation que le Conseil d’État mettait en œuvre entre ses discussions d’un côté et ses actes tels qu’il les communique de l’autre. L’audience n’avait pas été pleinement convaincue et, pour cause, de nombreux fils de la démonstration n’avaient pas été tirés. Nous allons essayer de pallier les défauts qui avaient été révélés. Des critiques de trois ordres avaient été adressées : tout d’abord, l’avis ne serait pas une « vraie » décision, c’était un texte consultatif. De plus, il n’était pas censé être publicisé : le traiter comme un acte de « communication » serait ainsi une erreur de nature et dénaturerait la discussion et l’avis lui-même. Enfin, l’articulation entre de « vraies » raisons, secrètes, et de « fausses » raisons, publiées, était trop schématique.
La critique résidait ainsi dans la faiblesse du second constat, et particulièrement dans la qualification et l’explicitation scientifique du lien entre la « discussion » et la « décision ». Autrement dit, d’un côté, le lien entre raisonnement du juge et accès aux archives n’était pas solidement établi et, de l’autre, il n’était pas assez rigoureusement qualifié.
Pour essayer de répondre à ces objections, il nous faut les reprendre dans l’ordre la démonstration. Nous devons fixer avec plus de précision la raison pour laquelle l’accès aux archives est important dans l’étude du formalisme juridique. Cela permettra de justifier le lien entre l’accès aux archives du Conseil d’État et la question du formalisme juridique, puisque le thème du colloque dont est issue cette contribution portait, après tout, sur l’accès aux sources2. Une fois cet obstacle levé, la duplicité des décisions du Conseil d’État pourra être mieux appréhendée à travers les concepts de trace et d’archive chez Derrida, qu’il faudra préalablement expliciter. Cette duplicité permettra d’étudier les textes des décisions juridictionnelles eux-mêmes comme des archives au sens derridien, en ce qu’ils sont des projections du pouvoir qui jouent sur l’explicite et le caché.
1. L’importance de l’archive dans l’étude du formalisme juridique
Les problèmes de communication juridique des décisions juridictionnelles ne sont pas nouveaux. La « communication juridique » s’entend ici comme l’activité de signification des décisions juridictionnelles du point de vue normatif – bref, l’explicitation du contenu et du raisonnement normatifs de leurs décisions. Depuis bien longtemps, on reproche aux décisions des juridictions françaises leur manque de communicabilité (Laubadère, 1979-1980). On n’est pas sûr de savoir ce qu’elles veulent nous dire. Et c’est un problème qui n’est pas seulement celui d’un jeune chercheur inexpérimenté et encore incertain : les voix les plus autorisées se sont, il y a de longues années déjà, inquiétées de ce manque général de clarté des décisions de justice (Tunc, Touffait, 1974).
La critique fut particulièrement renouvelée au tournant des années 2000-2010 (Ducamin, 1998 ; Desmons, 2002 ; Fardet, 2013 ; Pellissier, 2014), menant aux réformes « stylistiques »3 des décisions de justice françaises avec l’abandon de l’« attendu » ou du « considérant », la simplification générale des phrases, notamment avec la fin des trop longues subordonnées (« qu’il est constant que… »)4. Les critiques semblaient essentiellement viser l’accessibilité démocratique des décisions que les justiciables ne parviendraient pas à comprendre pour des raisons de style5.
Cependant, la question de l’intelligibilité des décisions – particulièrement celles du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel – n’a pas disparu avec le changement de style. Pour ne prendre que deux exemples, la doctrine – même celle dite « organique » ! – s’est ainsi montrée incertaine sur la nature ou la portée réelle de la liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative de vivre « dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » (Ranquet, 2022 ; Janicot, Pradines, 2022) que le Conseil d’État a « reconnue »6. La décision « réforme des retraites » du Conseil constitutionnel a aussi été critiquée pour son manque de pédagogie : le Conseil nous apprend ainsi que « si l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel, en réponse aux conditions des débats, elle n’a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution. Par conséquent, la loi déférée a été adoptée selon une procédure conforme à la Constitution7 ».
Les remarques, ou critiques, s’éloignent alors de l’intelligibilité démocratique pour se rapprocher d’un problème qui se cache souvent derrière celui de l’intelligibilité : la doctrine n’est pas satisfaite/convaincue/certaine des raisons que la juridiction avance pour justifier la décision en cause. C’est pourtant le but avoué de la motivation des décisions de justice, comme l’indique le Conseil d’État dans son vade-mecum précité :
« Dans l’idéal, la décision doit pouvoir convaincre les parties de bonne foi de ce que la solution adoptée s’explique et se justifie par des raisons objectives et compréhensibles. Le rédacteur doit ainsi veiller à ce que sa décision soit, pour les parties qui en sont les premiers destinataires, lisible, convaincante et intelligible8. »
Pour reprendre les exemples du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel, on est en droit de se demander pourquoi le premier veut consacrer la liberté fondamentale qu’il reconnaît : pourquoi cette formulation, pourquoi ces conditions d’intérêt à agir, etc.9. Pour le Conseil constitutionnel, les « parties » intéressées à la question auraient souhaité une explication plus développée de ce que le Conseil entend par « procédure législative conforme à la Constitution » et de la raison pour laquelle une procédure législative est conforme du seul fait qu’elle n’est pas « contraire » à la Constitution ? Autrement dit, pourquoi le juge fait-il ce qu’il fait, de cette façon et pas d’une autre ? Ce sont des questions – sur la texture d’une liberté fondamentale autant que sur l’idée que notre juridiction constitutionnelle se fait de la notion de « débat parlementaire » – auxquelles nous n’avons que d’insatisfaisantes réponses.
Il est très probable, même certain, qu’à la date des décisions visées, les deux Conseils avaient bien une vision relativement claire des réponses qu’ils pourraient apporter à ces questions. Cependant, ils ont choisi de ne pas communiquer directement ces éléments et ont laissé aux commentateurs plus ou moins « organiques » le soin de suggérer des pistes. On sait, par la doctrine « organique » du Conseil d’État, que, derrière la définition de la liberté fondamentale consacrée de vivre dans un environnement sain, il y a aussi des enjeux de gestion du prétoire, autant qu’une réflexion sur la véritable texture juridique que pourrait recevoir cette « liberté » dans ce contentieux (Ranquet, 2022 ; Janicot, Pradines, 2022). On sait aussi que le cumul des outils constitutionnellement reconnus au Gouvernement ne constitue pas une procédure législative imparfaite parce que le Conseil constitutionnel a un rapport textualiste et littéraliste à la Constitution : ce qu’elle n’interdit pas explicitement, il est réticent à l’interdire proprio motu (Beaud, 2023 ; Benzina, 2023 ; Dufour, 2023 ; Daugeron, 2023).
La décision juridictionnelle – c’est-à-dire l’acte juridique officiellement communiqué par la juridiction – devient le principal obstacle à l’analyse des actions concrètes de la juridiction. On ne peut pas vraiment comprendre la décision du Conseil d’État sur l’article premier de la Charte de l’environnement sans avoir lu les conclusions du rapporteur public Philippe Ranquet. On ne peut pas vraiment comprendre le raisonnement du Conseil constitutionnel sans avoir auparavant compris qu’il fallait adopter une certaine posture de lecture du texte constitutionnel.
Mais, au risque d’énoncer des platitudes, l’étude du droit n’est pas qu’une description du résultat juridique des actes étudiés. Elle vise bien davantage à en comprendre les raisons, le fonctionnement, la portée, le sens et l’importance. Or, d’entrée de jeu, la rédaction de ces textes – parce que la décision juridictionnelle est avant tout un texte – offusque : elle cache et dissimule. L’expression du pouvoir juridictionnel en France – en réalité, partout où le formalisme rédactionnel est de rigueur10 – se caractérise par un jeu entre l’explicite – les raisons formellement soutenues par la juridiction –, l’implicite – les raisons formellement attribuées à la juridiction par la « doctrine organique » – et l’indicible – les enjeux qui sont matériellement présents dans le débat, mais qu’aucun rattachement formel ne permet d’attribuer à la juridiction.
Un ensemble d’outils rhétoriques est alors déployé pour contingenter ces régimes de diction et présenter l’image qu’ils ne s’entremêlent pas. C’est le rôle, par exemple, de la « gradation » des contrôles du juge : restreint à l’erreur manifeste, normal de légalité ou encore maximal de proportionnalité. Cette gradation est censée permettre la division claire des tâches entre le contrôleur et le contrôlé. À l’administration (ou au supérieur hiérarchique) le soin de prendre des décisions « discrétionnaires » (ou d’exercer un contrôle de l’opportunité sur les décisions) ; au juge le soin d’en contrôler les erreurs manifestes ou la légalité pleine et entière.
Ces concepts sont présentés comme étant clairs, là pour garantir la séparation des fonctions ; ils sont dotés, ou revêtus, de la qualité d’être des évidences. De cette évidence, ils en tirent l’avantage d’être apparemment neutres : ils n’exprimeraient pas d’opinion « politique » de l’organe décisionnaire juridictionnel et organiseraient effectivement et objectivement les résultats contentieux. Mais, derrière ces concepts présentés comme étant formellement clairs et axiologiquement neutres, se cachent en réalité des enjeux capitaux pour les juridictions. Ces commentaires ne sont pas nouveaux et la doctrine a, depuis longtemps, montré en quoi ces concepts présentés comme clairs sont bien plus confus et vivants que la présentation qui en est faite par les décisions juridictionnelles11.
On l’a rapidement évoqué plus haut, les discussions du Conseil d’État dans son avis du 1er octobre 1962 ont porté sur la compétence et la fonction consultatives du Conseil. On n’en trouvera aucune trace dans le texte de l’avis. Le dispositif retenu par le Conseil d’État dans son avis a été déterminé au moins autant par l’attachement des conseillers aux garanties démocratiques de l’article 89, qu’au compromis sur la place que pouvait avoir le Conseil d’État dans une consultation sur un projet de loi que les conseillers estimaient être gravement inconstitutionnel.
Il y a une certaine forme de dissimulation entre la discussion et le texte adopté. Sa nature et sa consistance restent encore à déterminer.
2. L’archive chez Derrida, une ambivalente projection du pouvoir
Le jeu entre l’indice et son offuscation a été particulièrement mis en lumière par Jacques Derrida dans son ouvrage désormais classique De la grammatologie (1967) par les « concepts » de trace, architrace et de rature (Secret, 2012 ; Lobo, 2017 ; Alombert, 2023). Comme il l’indique :
« La trace n’est pas seulement la disparition de l’origine, elle veut dire ici – dans le discours que nous tenons et selon le parcours que nous suivons – que l’origine n’a même pas disparu, qu’elle n’a jamais été constituée qu’en retour par une non-origine, la trace, qui devient ainsi l’origine de l’origine. Dès lors, pour arracher le concept de trace au schéma classique qui la ferait dériver d’une présence ou d’une non-trace originaire et qui en ferait une marque empirique, il faut bien parler de trace originaire ou d’architrace. Et pourtant nous savons que ce concept détruit son nom et que, si tout commence par la trace, il n’y a surtout pas de trace originaire. » (Derrida, 1967, p. 90)
En langage courant, la « trace » derridienne est ce geste intellectuel – Derrida refuse de dire que ce sont des concepts (Derrida, 1995, 2003, p. 235-238) – qui consiste à penser l’indice, « la trace », d’une façon différente.
Prenons un exemple : l’imprimé de la semelle de la botte de Neil Armstrong sur le sol lunaire. Le bon sens inviterait à voir dans l’imprimé, la trace laissée par la semelle de l’astronaute, et de rattacher par un lien d’antériorité l’origine de la trace à la trace par l’absence de la première dans la seconde : c’est la disparition de la semelle qui a fait la trace sur le sol. Dans la perspective non déconstruite, regarder la trace ce serait en chercher l’origine : on pense la trace à partir de l’absence de la semelle. Derrida montre qu’en réalité cette façon de voir n’est pas satisfaisante car, pour lui, la trace n’est pas seulement la marque de la disparition de l’origine. La trace n’est pas que la marque de l’absence d’une présence : l’imprimé de la semelle dans le sol lunaire (la trace) n’est pas seulement la marque du fait que la botte ait été présente pour imprimer le sol puis absente pour laisser libre l’impression.
Pour Derrida, la trace est ce à partir de quoi on pense l’absence que constituerait l’origine, c’est donc, d’une certaine façon l’origine de l’origine – dans un renversement classique pour les « post-modernes ». Autrement dit, c’est à partir de la trace de la semelle qu’on pense la botte et son absence, c’est donc la trace qui est à l’origine des représentations que l’on se fait sur les origines de la trace. Ce renversement entre la trace et l’origine ne signifie évidemment pas que c’est la trace qui a fait la botte dans un sens physique. Mais, pour Derrida, il s’agit d’inviter à penser différemment nos représentations psychiques, internes ou symboliques. Il nous encourage à voir que nous ne pensons à la botte que par le conduit qu’a été sa « trace ». L’origine psychique, affective, imaginale de la botte, c’est sa trace. Pour désigner cette compréhension particulière de la trace – celle qui est chrono-logiquement seconde, mais première dans l’ordre de nos représentations –, il propose cette graphie : l’architrace. L’architrace c’est ce par où nous commençons pour attribuer une origine à la « trace empirique » : nous pensons (à) la botte à travers sa trace.
Avec Derrida, on peut ainsi dire que la trace empirique (l’imprimé de la botte) est ce qui dissimule l’architrace, que la trace rature l’architrace. C’est-à-dire que l’indice empirique à partir duquel on cherche « l’origine » est ce par quoi est dissimulée la véritable trace, à savoir celle laissée dans nos représentations qui consiste à chercher l’origine. C’est ce que Derrida appelle la « rature » : le fait qu’une chose se présente comme étant compliquée d’elle-même. La trace comme point de départ de nos représentations se cache derrière le fait que nous cherchons à lui attribuer une origine. Ainsi, le rapport initial, spontané à la trace, disparaît derrière la recherche d’autre chose que la trace elle-même : son origine, son fondement.
La trace simple est alors le point d’entrée à partir duquel on se raconte l’histoire de pourquoi la trace existe ; et l’architrace est ainsi un geste critique qui sert à marquer et conscientiser ce mouvement par lequel on cherche à résorber l’existant dans un passé, une « origine », un « fondement ». Pour Derrida, la trace est ainsi ce qui masque ou rature l’architrace, c’est-à-dire que l’indice empirique masque le besoin fondationnel/originel derrière la naturalisation du rapport origine/trace (avec un discours de la forme « bien évidemment que c’est la botte qui a fait la trace, si je vois une trace de botte je dois chercher la botte »).
On a vu comment les décisions des juridictions susmentionnées masquaient leurs « origines », leurs fondements – les raisonnements qui en sont le support nécessaire. On peut déjà voir avec Derrida que le régime d’expression du pouvoir par les juridictions peut être compris par le biais de la trace. Le texte juridictionnel se revendique explicitement de n’être que la trace nécessaire d’un fondement qui lui préexisterait. En disant qu’il ne fait qu’appliquer, ou interpréter tel texte, le juge fabrique la rature de son propre texte et barre sa décision en lui sur-imposant un « fondement », ce qui lui permet de cacher ce que le texte en question a de propre et d’irréductible à tout « fondement ». La motivation est alors le principal obstacle à la recherche scientifique en ce qu’elle réduit l’enquête aux origines que la juridiction a voulu donner à sa décision.
Et c’est là où la problématique de l’archive se pose. En effet, ces dernières sont un des recours du scientifique pour lever ces masques. Elles sont généralement utilisées pour mieux comprendre ce qui a motivé les individus composant la formation de jugement à décider en ce sens, les objectifs et enjeux qui se présentaient à eux au moment où ils décidaient, etc.
Mais les Conseils entretiennent des rapports variables avec leurs archives. Le Conseil constitutionnel a pratiqué une politique d’archives ouvertes jusqu’aujourd’hui, le site même du Conseil constitutionnel, à la page des grandes décisions, incluant les éléments essentiels du dossier d’archives conservé aux Archives nationales12. À l’inverse du Conseil d’État qui a déployé un ensemble de techniques administratives et archivistiques pour renforcer le brouillage créé par les décisions que nous allons brièvement esquisser.
Les dossiers contentieux du Conseil d’État sont relativement vides aux Archives nationales. Il n’y a pas nécessairement le pré-rapport, ni les notes ni les conclusions parfois écrites du Rapporteur public (ou du Commissaire du Gouvernement)13. Sans dire qu’il est nécessairement bon ou nécessaire qu’une juridiction effectue ce travail d’archives, on peut néanmoins voir dans ce refus méthodique du soin archivistique la marque d’un rapport particulier du Conseil d’État à son histoire et à sa communication.
De plus, les dossiers consultatifs qui sont archivés aux Archives nationales sont rangés deux fois dans deux séries distinctes qui ne se croisent pas. Il y a donc deux cartons aux Archives nationales où est inventoriée une affaire consultative donnée. Dans l’un des cartons, il n’y a que le projet de loi ou de décret, dans l’autre, il y a aussi le PV et les documents annexes éventuels (travaux d’une éventuelle commission permanente, etc.). Sans l’information du bon numéro de cote, impossible de savoir quel est le bon carton. Cette information est méticuleusement gardée par les services du Conseil, qui ne la dispensent pas librement14.
Enfin, l’accès aux archives du Conseil d’État qui sont conservées par les services internes au Conseil, est conditionné à l’engagement par le chercheur de soumettre à l’autorisation du Conseil la publicisation de ses recherches15.
Nous pourrions continuer à l’envi les exemples frustrants des difficultés que la jeune recherche peut rencontrer pour accéder aux archives16, mais il est plus intéressant d’y voir la volonté par la juridiction de raturer ce que la décision ne voulait déjà pas montrer. C’est prendre ces difficultés d’accès non plus comme des événements ou des marques négatifs – l’absence d’accès – mais comme l’expression positive de l’importance du secret qu’elles gardent.
Et Derrida peut nous y aider avec son ouvrage issu d’une conférence, Mal d’archive, qui constitue une référence dans la pensée de l’archivistique. Il poursuit le mouvement dans un ensemble de papiers sur l’art qu’il publie au début des années 2000 et compilés en 2013 dans Penser à ne pas voir (Derrida, 2013). Il construit à ces occasions des concepts particuliers « d’archive » et de « pulsion d’archive ». De la même façon que Derrida renverse le lien logique entre la trace et l’origine par le geste de l’architrace, il renverse aussi l’ordre logique de l’archive.
En effet, si l’architrace est ce par quoi on commence pour chercher l’origine – étant ainsi l’origine psychologique du besoin d’attribuer une origine empirique –, l’archive n’est pas une chose tournée vers le passé. L’archive est une projection d’un présent vers le futur, une forme de trace inversée. Pour Derrida, l’archive n’est pas un regard du présent vers un passé qui serait conservé dans et par l’archiv(ag)e. L’archive serait davantage à comprendre depuis la pulsion d’archiver qui n’est pas une pulsion conservatrice d’après Derrida, bien au contraire, mais une pulsion destructrice. Elle détruit l’incertitude, le doute, le foisonnement du présent pour forcer vers le futur une vision rendue lisse, cohérente et surtout maîtrisée. Comme il l’écrit :
« La pulsion d’archive, c’est un mouvement irrésistible pour non seulement garder les traces, mais pour maîtriser les traces, pour les interpréter. Dès que j’ai une expérience, j’ai une expérience de trace. […]. L’archive ne traite pas du passé, elle traite de l’avenir. Je sélectionne violemment ce dont je considère qu’il faut que ce soit répété, que ce soit gardé. C’est un geste d’une grande violence. L’archiviste n’est pas quelqu’un qui garde, c’est quelqu’un qui détruit. » (Derrida, 2013, chapitre « Trace et archive, image et art », nous soulignons)
Avec l’hermétisme qu’on lui connaît, Derrida invite à concevoir la communication, ou la signification, comme une opération bien plus complexe et moins ouvertement naïve qu’on l’appréhende spontanément. Pour Derrida, la communication sert autant à exposer qu’à masquer et l’archive conserve autant qu’elle détruit. Il s’inspire beaucoup des travaux de la psychanalyse de son temps. En effet, on sait que Derrida est un lecteur d’Abraham et Torok et qu’ils échangent ensemble régulièrement sur la psychanalyse depuis 1959. Il a lu leur premier grand ouvrage L’écorce et le noyau (Abraham, Torok, 2009) et il a par ailleurs contribué par la préface « Fors » au Verbier de l’homme aux loups (Abraham, Torok, 1999), leur opus magnum. Les idées des seconds se seront imprimées dans les concepts du premier, c’est certain. Or, un des concepts centraux d’Abraham et Torok est celui qui donna le nom à un recueil de leurs travaux : « l’écorce et le noyau ». En simplifiant assez radicalement la pensée des deux psychanalystes, ils nous invitent à comprendre la duplicité complexe de nos apparitions sociales : ce qu’on communique aux autres (l’écorce) sert autant à masquer nos désirs inavouables (le noyau) qu’à les révéler obliquement par le fait même de les cacher.
Ainsi, d’une certaine façon, Derrida emprunte aux psychanalystes l’idée que la communication psychosociale est un phénomène raturé (Abraham, Torok, 2009, p. 218 et suiv.).
Il poursuit ce geste dans Mal d’archive : l’archive n’est pas qu’une question historienne, mais constitue un véritable enjeu de pouvoir. Elle est la forme projective du contrôle politique sur le dicible et l’indicible :
« On ne déterminera jamais cette question [de la politique de l’archive] comme une question politique parmi d’autres. Elle traverse la totalité du champ et en vérité détermine de part en part le politique comme res publica. Nul pouvoir politique sans contrôle de l’archive, sinon de la mémoire. » (Derrida, 2008, p. 16, note 1, nous soulignons)
3. La décision juridictionnelle comme archive
Derrida nous invite à penser différemment les archives, non plus depuis leur fonction revendiquée (conserver, transmettre, protéger), mais depuis leur fonctionnement concret et effectif (choix, hiérarchisation et surtout destruction). Archiver c’est faire des choix entre ce qui mérite d’être conservé et ce qui peut être détruit. L’archivage opère donc une réduction de la masse d’information disponible pour offrir un fonds documentaire que l’on conservera et qui constituera la vérité archivistique de la « chose conservée ». Bref, c’est la question de « l’Histoire officielle » (Combe, 2001) – celle construite et fabriquée par ceux dont elle est censée parler.
Or, on a vu qu’un même mouvement était fait par les juridictions : la masse bouillante et confuse de la délibération est réduite et formalisée dans une décision réputée entière et univoque. Le travail d’archive nous a permis de montrer que c’était un effet volontairement recherché par les conseillers d’État (Sultra, 2022). Ce « style » fait qu’il n’y aurait rien à chercher derrière le raisonnement juridique qui n’est pas une construction, mais une révélation de la vérité sous-jacente à la question posée à la juridiction.
D’autres auteurs ont ainsi montré, dans un même ordre d’idées, comment la construction des « archives » avait conditionné la production d’un discours scientifiquement dominant. En prenant le cas du Code civil, Jean-François Niort (2004, 2009) a montré comment les travaux de Jean-Guillaume Locré de Roissy ont monopolisé les analyses sur la rédaction du Code civil. En effet, ce dernier a publié, en sa qualité de Secrétaire général du Conseil d’État, les travaux du Conseil à l’occasion de la rédaction du Code civil (Locré, Bousquet, 1808), puis un ouvrage particulièrement éloquent : L’esprit du Code Napoléon (Locré, 1805). Après d’autres (Halpérin, 1992), Jean-François Niort a montré avec conviction comment la construction d’un fonds d’archives complexe – depuis les « notes » prises sur les discussions du Conseil d’État jusqu’à leur interprétation « organique » par Locré – avait infiltré les travaux académiques. Ces derniers ont pris pour des évidences ce qui résultait en réalité de choix stratégiques, intervenus à chaque étape : pendant la discussion elle-même, lors de la publication des « notes » de la discussion, puis enfin lorsque l’opinion « autorisée » fut publiée.
On retrouve ainsi le même procédé de maîtrise de l’information à travers son archivage que dans l’activité juridictionnelle.
Avant de voir la question qui se cache sous cette offuscation juridictionnelle, encore faut-il expliciter ce que l’on entend par « décision-comme-archive ».
La déconstruction derridienne de l’archive consiste à y voir le pouvoir encore vivant et inabouti – et non plus mort et abouti – qui cherche à se prolonger dans le contrôle de la postérité qui pourra être attribuée à sa décision. Entendre les décisions juridictionnelles comme archives, c’est changer de rapport avec leur étude. Dans cette perspective, les textes des décisions juridictionnelles ne seraient plus des « vérités » juridiques ni le support de décisions normatives objectivables. Appréhender les textes des décisions juridictionnelles comme des archives au sens derridien c’est y voir un acte de signification : le Conseil d’État a pris la décision X (annuler l’acte, le déclarer inconstitutionnel, etc.) et il décide de consigner dans un texte donné qui articule des raisons données son raisonnement décisionnel tel qu’il estime qu’il doit être connu du reste du monde. Et de la même façon que l’archiviste classe, hiérarchise et détruit les objets pour construire son fonds d’archives, le Conseil d’État classe, hiérarchise et détruit les raisons qui l’ont poussé à prendre sa décision pour ne retenir, pour construire son texte, que celles qu’il souhaite faire connaître
La décision-comme-archive est donc un moyen de comprendre les textes juridictionnels différemment, qui n’empêche en rien de les comprendre comme la doctrine juridique classique le fait, mais qui donne à l’étude critique un cadre théorique plus clair. Dans cette perspective, la distinction entre motifs et dispositif n’est plus aussi centrale, parce que le pouvoir de la juridiction se manifeste dans les deux parties du texte. On peut ainsi répondre à une des remarques qui nous avait été adressée lors du colloque et évoquée en introduction : dans la perspective derridienne, la distinction entre décision et motivation est contestable en ce qu’elle suppose, encore une fois, que la motivation ne serait pas vraiment une décision.
Si la partie décisoire manifeste le plus clairement le pouvoir juridictionnel, la perspective critique derridienne nous permet de voir que la partie « motivation » ou « justification » ne fait pas moins œuvre de pouvoir en sélectionnant et hiérarchisant les raisons que la juridiction accepte de faire connaître.
L’exercice du pouvoir juridictionnel se manifeste ainsi par une signification raturée : le processus décisionnel tel qu’il s’est déroulé est signifié par un texte qui en rature l’essentiel pour ne publiciser que des éléments contrôlés et répétables. Les problèmes d’accès aux archives sont ainsi doubles. Les décisions-comme-archives constituent un premier obstacle à l’accès au processus décisionnel des juridictions qui est redoublé, le cas échéant, par une politique d’obstruction d’accès aux archives.
Nos premières réflexions sur la question manquaient ainsi d’un cadre conceptuel plus abouti pour appréhender cette duplicité de la signification. S’attacher à penser que le Conseil d’État était spécifiquement occultiste, empêchait de voir que tout acte de signification entretenait ce jeu entre la trace et sa rature. La décision-comme-archive n’est alors plus qu’une sous-catégorie de l’ensemble plus général qu’est la trace-qui-se-rature. Le texte juridictionnel conçu comme une pulsion d’archives est une instance particulière de la rature derridienne en ce qu’elle est la production d’une trace (le texte juridictionnel) raturée (par la sélection de raisons qui sont ensuite projetées pour masquer la décision, derrière ce qui est présenté en être le fondement).
Alors que faire de ces résultats ? Il n’est pas question ici de conclure définitivement sur ce renversement d’analyse, mais d’esquisser les similitudes et les prolongements que cette perspective permet d’envisager.
Et il est manifeste, tout d’abord, que ce renversement du rapport entre le texte et la décision (la norme) est caractéristique du réalisme juridique.
En effet, le « réalisme » a toujours insisté sur la nécessité de compliquer les rapports normatifs : l’important n’est ainsi pas le rapport intellectuel ou « scientifique » au texte juridique, mais le rapport entre un texte et la pratique humaine observable. Dans un article central pour le réalisme, Ross montre ainsi que les « catégories » auxquelles croient les juristes (la notion de « droit subjectif » par exemple) ne sont que des outils pour rendre compte du lien entre des conditions et des conséquences socialement observables (Ross, 1957). Plus encore, Llewellyn, dans une charge particulièrement forte contre le « textualisme », invite le juriste à abandonner purement et simplement le texte constitutionnel. Pour le réaliste américain, une constitution, un code, bref le droit écrit n’est qu’un mode d’emploi à l’usage du futur, qui reste tout entier à réaliser (Llewellyn, 1934). Et si, d’après Llewellyn, le texte est mort au moment où il est adopté, le droit, lui, commence à être vivant une fois qu’il est appliqué. On pourrait ainsi multiplier les exemples français du « réalisme de Nanterre » (Troper, 1994, 2001, 2002 ; Troper, Champeil-Desplats, Grzegorczyk, 2005 ; Brunet, 2011, 2014, 2015, 2016a, 2016b), de l’école italienne de Gênes (Guastini, 2010) ou mexicaine (Schmill, 2007).
Ces approches ont en commun la critique de l’idée qu’il existe un « fondement » juridique clair, évident et source des décisions ; bref, que le pouvoir du juge est un pouvoir mort en ce qu’il ne serait que la répétition des mots du passé. Dans une perspective épistémologique assez différente, Alchourrón et Bulygin ont, eux aussi, montré comment la « déduction » n’était pas l’opération mécanique à laquelle on pense souvent. Pour les deux auteurs, la déduction est bien davantage une activité artisanale, au cours de laquelle il faut résoudre un problème en lui fabriquant une solution (Alchourrón, Bulygin, 2015, p. 128 et suiv.).
Une telle approche par la décision-comme-archive permettrait de répondre à certaines critiques adressées au courant de la théorie réaliste de l’interprétation (Jouanjan, 2003). En décorrélant l’étude du droit de la « vérité », c’est-à-dire en abandonnant tout à fait l’idée que l’on puisse déterminer la bonne solution à un problème juridique, on peut envisager les décisions juridictionnelles d’un nouveau point de vue réaliste. Le mouvement a déjà été bien amorcé par un certain nombre d’auteurs qui ont montré que le droit peut être compris comme un ensemble de ressources que les agents mobilisent pour justifier leurs décisions (Meunier, 1994 ; Tusseau, 2006 ; Paour, 2023).
La théorie derridienne de l’archive nous dote d’un appareillage critique convaincant. En effet, l’archive se présente à la postérité comme un reliquat conservé du pouvoir mort du passé. Or, Derrida nous montre que l’archive est en réalité encore bien vivante et qu’elle est la projection au futur d’un pouvoir présent qui continue à faire sentir ses effets de réel.
Ainsi, le pouvoir du juge ne peut pas être mort, justement parce que c’est un pouvoir. Malgré l’insistance du pouvoir juridictionnel à se draper de « l’application de la loi », nous pouvons déconstruire avec Derrida ce recours au « fondement qui masque ».
La théorie de la décision-comme-archive entre alors en parfaite résonance avec les conclusions du réalisme : là où l’archive cherchait à maîtriser le discours futur, la décision-comme-archive, elle, cherche à maîtriser les discours parallèles – des autres institutions.
En effet, par la gestion minutieuse des raisons que la juridiction accepte de diffuser au soutien de sa décision, elle garde un contrôle sur ce que les autres agents pourront lui faire dire en s’appuyant sur ce texte. La justification est alors pleinement appréhendée dans sa dimension dialogique, rhétorique et instrumentale. Elle cesse d’être une chose qui puisse être dite vraie ou fausse, valide ou invalide. Il n’est plus question de déterminer si une décision est conforme ou valide par rapport à un texte, mais de se concentrer sur les effets de droit qu’elle provoque. On rejoint ainsi l’idée, toute réaliste, du juge et théoricien du droit mexicain Ulises Schmill, selon laquelle ce n’est pas parce que les normes sont valides qu’elles peuvent en produire d’autres, mais c’est parce qu’elles en produisent d’autres qu’elles sont valides (Schmill, 2007, p. 344).
La décision juridictionnelle n’a donc plus à être jugée in abstracto par la science du droit (conforme ou pas), mais à être comprise comme un acte qui vise à convaincre un ensemble de destinataires de faire (ou de ne pas), penser, dire certaines choses – sur le modèle de l’archive derridienne.
L’approche derridienne de l’archive permet ainsi d’envisager à nouveaux frais la pensée réaliste sur les décisions juridictionnelles en mettant en avant le continuum entre la « décision » (la norme) et sa « justification », en ce que les deux sont en réalité des manifestations du pouvoir tel qu’il est exercé par la juridiction à ce moment donné.
Au-delà de ces similitudes, des prolongements restent à explorer. L’importance que les juridictions donnent à la rature de leur décision laisse à penser que s’y loge une chose vitale, qui n’a pas encore été évoquée ici. La question est de taille puisqu’il s’agit de déterminer ce que les juridictions chercheraient à cacher en raturant leurs décisions.
En partant de notre perspective empirique tout à fait limitée sur l’avis du Conseil d’État d’octobre 1962, on peut noter qu’une thématique récurrente dans les débats a méthodiquement disparu de l’avis : la compétence du Conseil d’État. La disparition de la compétence est tout à fait compréhensible : c’est l’élément le plus sensible du mythe juridictionnel. Si le Conseil d’État discute ouvertement des raisons de fond qui le poussent, ou pas, à agir dans une sphère déterminée, il devient alors manifeste qu’il maîtrise pleinement sa compétence et qu’il est le seul à pouvoir la déterminer à ce moment précis. Il doit alors cacher cette décision d’agir ou de ne pas agir derrière le paravent d’un concept dont il ne revendique pas directement la paternité et qu’il attribue formellement à une autre autorité. D’où la « rature ».
Ainsi, quand Montesquieu dit que la puissance « de juger est, en quelque façon, nulle » (1777, livre XI, chapitre 6.), il s’agirait moins de décrire comment le juge agit vraiment, qu’une injonction à ce qu’il agisse ainsi, à ce qu’il fasse la preuve permanente que sa puissance est nulle. Il semble difficile d’imaginer le parlementaire de Bordeaux, juge réputé, ne pas bien évaluer la force avec laquelle une juridiction peut étendre son autorité. L’affirmation serait alors performative plus que descriptive, comme le dit le professeur Troper dans sa préface aux travaux de Raphaël Paour :
« Montesquieu était tout sauf naïf. Le fameux passage de l’Esprit des lois sur la puissance de juger qui serait nulle et sur le juge qui ne serait que la bouche qui prononce les paroles de la loi ne vise évidemment pas à décrire la réalité du pouvoir des juges et il n’ignorait pas que jamais les juges ne se bornent, ni ne pourraient se borner, à appliquer la loi par des procédés logiques. Sur ce point comme sur plusieurs autres, il cherchait à construire un modèle de constitution propre à garantir la liberté, c’est-à-dire à énoncer les conditions pour que les citoyens soient libres […]. » (Troper, dans Paour, 2023, p. 13)
Lever le rideau sur ce que l’affirmation de Montesquieu a d’empiriquement faux est un danger vital pour les juridictions en ce que cela brise le mythe sur lequel leur autorité est assise. Ces considérations stratégiques, elles, ont déjà été longuement développées et mises en lumière par d’autres (Meunier, 1994 ; Paour, 2023). Cependant, la conceptualisation de l’acte juridictionnel comme signification raturée, ou comme rature, était une piste inexplorée et reste encore féconde.