Les nuances décentralisatrices d’un « jacobin » : l’organisation de l’action publique territoriale selon Philippe Séguin

Résumé

Alors que le président de la République Emmanuel Macron vient de relancer le débat sur la décentralisation en confiant une mission sur le sujet à l’ancien ministre Éric Woerth, l’analyse des réflexions de Philippe Séguin sur l’action publique territoriale s’annonce stimulante à plusieurs égards. La mise en perspective des positions d’un « jacobin » revendiqué avec celles de personnalités politiques girondines révèle ainsi que, si des divergences existent bien entre ces positions, elles sont plus nuancées que ne le laisse entendre le statut de stigmate acquis par le vocable « jacobin » ces dernières années. Par ailleurs, l’étude des réflexions de cet homme politique des années 1980-1990 montre que les termes du débat sur la décentralisation n’ont pas fondamentalement changé en trente ans.

Index

Mots-clés

Philippe Séguin, histoire des idées, décentralisation, gaullisme, jacobin, girondin, action publique territoriale, région, département, État

Plan

Texte

La vie politique se structure de plus en plus autour de stigmates qui sont autant d’anathèmes destinés à jeter l’opprobre sur le camp adverse. On peut penser à cet égard au terme de « Françafrique » (Alleno, 2020), aux formules telles qu’« islamogauchiste » ou « islamophobe ». C’est le cas aussi du mot « jacobin » qui apparaît comme un stigmate assimilant la cible à un ringard, un anachronique. Et ce d’autant plus que, comme le relève Mona Ozouf, « le jacobinisme est plus souvent nommé, supposé, postulé, adulé ou conjuré que défini » (Ozouf, 1981, p. 29). En creux, le « girondin » renvoie, lui, à la modernité. Le premier est généralement défini comme un centralisateur voire re-centralisateur quand le second renvoie à un défenseur de la décentralisation. Le problème de ces formules réductrices est qu’elles rendent difficile tout débat de fond. L’analyse des réflexions de Philippe Séguin, jacobin revendiqué (Teyssier, 2017, p. 146), nous apparaît à cet égard comme un moyen intéressant d’interroger certaines idées reçues ou caricatures du débat public relatives à l’organisation de l’action publique territoriale et la décentralisation. Une réflexion qui nous apparaît opportune au moment où le président de la République Emmanuel Macron confie à l’ancien ministre Éric Woerth une mission relative à la décentralisation visant à clarifier et à simplifier son organisation. La lettre d’Emmanuel Macron, qui demande notamment d’étudier l’hypothèse de la suppression d’une strate, relance le débat sur la décentralisation et n’a d’ailleurs pas manqué de susciter des réactions, notamment celle, très vive, des conseils départementaux qui se sont sentis visés par cet objectif (Clavier, 2023). L’analyse des réflexions d’un homme politique des années 1980-1990 sur le sujet met en perspective la discussion actuelle sur la décentralisation en permettant, notamment, de mesurer l’évolution des termes du débat.

Par ses choix idéologiques affirmés, son parcours politique riche, son approche intellectuelle de la politique (Alleno, Bruneteau, 2021), Philippe Séguin constitue en effet un objet d’étude stimulant pour l’histoire et la science politiques. Philippe Séguin appartient à ces rares hommes politiques qui sont associés à un corpus idéologique précis, à l’instar de figures comme Michel Rocard (Bergougnoux, 2020) ou Jean-Pierre Chevènement (Boulat, Meltz, 2021), si bien qu’il peut apparaître comme une sorte d’idéal-type toujours appréciable pour servir d’étalon. Réputé pour ses convictions gaullistes et son républicanisme intransigeant, Philippe Séguin est d’autant plus identifié à un corpus d’idées politiques précises qu’il a été l’un des rares hommes politiques à démissionner ou à marquer ses désaccords sur des sujets de fond comme l’Europe. L’homme constitue aussi un objet de recherche intéressant du fait de l’intensité de sa carrière politique : député de 1978 à 2002, ministre des Affaires sociales de 1986 à 1988, président de l’Assemblée nationale de 1993 à 1997, chef d’un parti politique de premier plan, le RPR (Rassemblement pour la République), mais aussi premier président de la Cour des comptes de 2004 à 2010. Ces fonctions, notamment sa présidence remarquée de l’Assemblée nationale (Montis, 20211), en font un observateur et un praticien averti de nos institutions. Cela est d’autant plus vrai s’agissant du sujet qui nous intéresse qu’il a été également élu local. Élu maire d’Épinal en 1983, cinq ans après être devenu député, il a profondément marqué sa ville qu’il a quittée en 1997, considérant qu’il ne pouvait pas être à la fois maire – un élu devant être au-dessus des partis selon lui – et chef du principal parti d’opposition. Il n’a en revanche jamais été conseiller général, se refusant à cumuler au-delà de ses mandats de député et de maire. Il a été brièvement conseiller régional en tant que membre de droit avant que les membres de cette assemblée locale ne soient élus au suffrage universel. C’est un mandat qu’il a peu investi, se contentant d’y défendre les intérêts de sa commune. Ce parcours a nécessairement influencé ses réflexions sur la décentralisation, de même que ses convictions idéologiques. Son « identité républicaine » (Bruneteau, 2009) prononcée explique son attachement fort à l’État. Chantal Morelle a montré la division historique des gaullistes « entre jacobinisme et régionalisme » (Morelle, 2015). Si Philippe Séguin éprouve une méfiance certaine à l’égard de l’institution régionale, sa pensée ne se résume pas pour autant à cette dichotomie.

L’idée de cet article est d’analyser le débat autour de la décentralisation à travers le prisme des cultures politiques qui sont, pour reprendre Serge Berstein, « l’ensemble des représentations porteuses de normes et de valeurs qui constituent l’identité des grandes familles politiques bien au-delà de la notion réductrice de parti ou de force politique » (Berstein, 2003, p. 13-14). Chaque culture politique, nous rappelle l’historien, sécrète sa vision idéale de la société et « détermine l’action politique concrète à la lumière des représentations qu’elle propose » (ibid., p. 18). Il est ainsi stimulant de mettre en perspective les réflexions et positions de Philippe Séguin, gaulliste à la culture politique jacobine, à celles de responsables politiques socialistes, à la culture politique girondine. Nous avons à cet égard choisi principalement des responsables politiques socialistes bretons qui ont souvent été en pointe dans le débat politique français dans les revendications décentralisatrices2. Cette analyse comparative vise à interroger la pertinence des stigmates et de la dichotomie jacobins/girondins. Un sujet d’actualité à l’heure où le livre de Benjamin Morel entendant dénoncer le séparatisme que seraient les régionalismes (Morel, 2023) suscite la controverse.

Laurent Jalabert relevait un certain retrait des historiens politiques par rapport à l’étude de la décentralisation (Jalabert, 2015, p. 355). Cet article entend contribuer partiellement à combler cette lacune. Il s’agit également d’appréhender le phénomène de la décentralisation à travers le prisme des idées politiques. On oppose ainsi souvent sur la décentralisation la première à la deuxième gauche (Bergougnoux, 2020, p. 59), la droite d’inspiration libérale ou orléaniste à celle de tradition gaullo-bonapartiste (Rémond, 1992). Il s’agit ici de mettre en perspective ces oppositions a priori. Un exercice qui n’est pas inintéressant à l’heure où le président de la République annonce une prochaine réforme en matière de décentralisation.

Par ailleurs, l’étude des idées de Philippe Séguin, notamment ses mémoires, dévoile une vision précise de nos institutions et une réflexion approfondie sur notre démocratie. S’agissant de la décentralisation, Philippe Séguin formule une critique argumentée, davantage concentrée sur ses modalités que sur son principe (1), exprime son attachement au couple État-commune (2) et lie toute ambition décentralisatrice avec une nécessaire réforme de l’État déconcentré (3).

1. Une critique de la décentralisation

Philippe Séguin, dans ses réflexions, émet quelques réserves sur le processus décentralisateur, notamment par rapport au principe d’égalité (1.1). Elles ne s’apparentent pas pour autant à une remise en cause de la décentralisation mais s’ajoutent à une critique incisive de la manière dont elle a été appliquée depuis 1981 (1.2).

1.1. Une critique au nom du principe d’égalité

Philippe Séguin, qui cultivait « un vieux fonds de sentiments jacobins » (Teyssier, 2017, p. 145), manifestait une certaine réserve à l’égard du processus décentralisateur. Une attitude qui s’exprima, tout d’abord, par une opposition tous azimuts lors des débats relatifs aux lois Deferre à l’Assemblée nationale. Si cette vive opposition peut s’expliquer par la nécessité pour les élus de droite de l’époque d’engager une « guérilla parlementaire contre l’exécutif » (Bernard, 2016, p. 7), elle s’attachait également à des arguments de fond qu’il détaillera plus tard à travers plusieurs textes. Foncièrement républicain (Alleno, 2021), l’ancien député-maire d’Épinal accordait en effet une importance fondamentale aux principes de la devise républicaine. C’est ainsi au nom du principe d’égalité qu’il exprimait ses réticences principales. Un argument avancé par certains juristes qu’il a développé sur le plan politique mais aussi en tant que premier président de la Cour des comptes. Il est intéressant de noter, d’ailleurs, la continuité des arguments relatifs à la décentralisation entre l’homme politique et le magistrat Séguin.

Philippe Séguin ne s’oppose pas au principe même de la décentralisation. Il en attribue d’ailleurs la paternité intellectuelle au général de Gaulle lors du référendum de 1969 davantage qu’à Gaston Deferre, bien qu’elle fût déclinée par lui et la majorité socialiste de l’époque (Séguin, 1994, p. 122). Il exprime davantage des critiques et des inquiétudes. Dans son discours introduisant la présentation du rapport de la Cour des comptes sur la décentralisation en 2009, Philippe Séguin pose clairement cet enjeu de respect du principe d’égalité dans le cadre de la décentralisation car, dit-il, « il n’y a pas de lien a priori entre l’intensité des besoins et les capacités financières des collectivités responsables ». Et d’ajouter que le « principe d’égalité, tel qu’il résulte de notre pacte républicain, implique un processus de reconnaissance des besoins sociaux qui permette de définir des modalités de réponse suffisamment homogène sur le territoire de la République » (Séguin, 2009). La solution est donc pour lui le principe d’une péréquation et, ajoute-t-il, « l’esprit de notre pacte républicain voudrait en France que cette péréquation soit organisée au niveau national par le jeu d’une modulation significative des dotations » (ibid.). Si de tels dispositifs existent en droit français, Philippe Séguin explique néanmoins qu’ils sont inégaux, le bloc départemental et régional bénéficiant d’une part moindre alors même qu’ils ont connu des transferts de compétences importants, notamment en 2003. C’est pour lui quelque chose de problématique, singulièrement pour les conseils départementaux, dans la mesure où « le domaine social […] demande […] un traitement égal sur le territoire national » avec pour résultat que « ce sont souvent les départements les plus pauvres, ceux qui disposent des recettes fiscales les moins dynamiques, qui doivent en même temps faire face aux charges les plus importantes » (ibid.). Ainsi, selon le magistrat Séguin, « l’État pourrait à tout le moins mieux incorporer le principe de péréquation dans les dispositifs de compensation des transferts de charges et mieux isoler le coût des compensations par rapport aux dépenses discrétionnaires engagées par les collectivités ». D’après lui, cette péréquation imparfaite a contribué à « accentuer les inégalités entre les territoires » (ibid.).

Ce qui gêne Philippe Séguin dans la décentralisation, c’est le risque qu’elle peut faire peser sur la solidarité territoriale. Comme il l’écrivait avec Charles Pasqua en 1993, « la décentralisation s’est accompagnée d’une multiplication des aides attribuées aux entreprises, source de rivalités entre collectivités » (Pasqua, Séguin, 1993, p. 229). Une concurrence qui menace selon lui l’intérêt général. Dans ses mémoires, Philippe Séguin explique ainsi : « Aujourd’hui encore, quand j’entends parler de nouvelles étapes à accomplir dans la décentralisation, je pense d’abord à la solidarité qui risque d’être mise à mal. Car les capacités d’égoïsme des collectivités sont insoupçonnables » (Séguin, 2003, p. 271). Pour illustrer son propos, il prend l’exemple de la restructuration de la filière papier dans l’est de la France avec deux projets concurrents d’entreprises. L’un qui entendait créer 350 emplois dans les Vosges et 200 en Alsace. Et l’autre seulement 270 en Alsace. Les responsables de collectivités alsaciennes (pour certains des militants de la décentralisation précise Séguin) défendaient ardemment la deuxième solution, plus avantageuse pour l’Alsace, mais beaucoup moins du point de vue de l’intérêt général. Philippe Séguin conclut ainsi : « Cette conception de la décentralisation, je la vomis » (ibid., p. 272). C’est le « scénario » qu’il redoutait déjà avec Charles Pasqua en 1993 « celui d’une France à plusieurs vitesses, des territoires aux chances inégales, des collectivités locales aux politiques concurrentes, voire conflictuelles » (Pasqua, Séguin, 1993, p. 19).

L’État, dès lors, demeure incontournable à ses yeux, car il « permet l’arbitrage entre les égoïsmes, entre les intérêts particuliers, comme entre les concurrences et les surenchères » (Pasqua, Séguin, 1993, p. 12). Il s’inscrit à cet égard dans le sillage de la doctrine républicaine de l’État comme l’exprime l’historien Claude Nicolet : « L’État n’est qu’un instrument au service de fins qui le dépassent, mais cet instrument peut être doté d’une autorité considérable pour peu que la justice ou la solidarité l’exigent » (Nicolet, 1994, p. 458). Autorité de l’État que Philippe Séguin entend d’ailleurs renforcer dans le cadre d’une réforme institutionnelle de l’action publique locale car, nous le reverrons, il lie étroitement la décentralisation et la déconcentration et, selon lui, on ne peut pas penser l’une sans l’autre. Ce qu’expliquait d’ailleurs en 2012 une personnalité socialiste comme Marilyse Lebranchu, alors ministre de la Fonction publique (Kada, 2022, p. 35).

Philippe Séguin pose finalement la question de la bonne articulation institutionnelle pour que la décentralisation réponde aux exigences du principe d’égalité et améliore la démocratie en rapprochant les citoyens de la décision :

« Si la décentralisation a pour effet de multiplier la capacité d’action de notre démocratie, de lui apporter une nouvelle énergie, alors ce sera une belle et grande entreprise. Encore faudrait-il, au préalable, avoir tiré les leçons des vingt années écoulées, et esquissé un bilan un peu honnête. Encore faudrait-il avoir défini, toujours au préalable, les premiers éléments d’une organisation cohérente du territoire – quid du rôle respectif de la commune, du département, de la région ? Car s’il ne s’agit que de juxtaposer les provinces, de faire disparaître toute solidarité entre les Français et entre les régions, de laminer l’égalité des chances, de rendre impossible tout projet collectif, bref, de transformer la grande aventure de la Nation française en un congrès permanent de conseillers généraux ou de conseillers régionaux, se répartissant prébendes et clientèles, et se distribuant les restes d’un pouvoir défunt… alors, le grand projet de la décentralisation sera voué à l’échec et ne fera qu’exacerber les ferments de la division qui menacent notre société depuis des années, qui se manifestent un peu plus vivement à chaque élection. » (Séguin, 2003, p. 272)

Cet extrait montre bien que Philippe Séguin fustige l’application et non le principe de la décentralisation en dépit de son jacobinisme revendiqué (Teyssier, 2017, p. 146).

1.2. Une critique incisive de l’application de la décentralisation

Philippe Séguin est particulièrement critique de la façon dont la décentralisation a été appliquée en France. Le premier élément qui l’agace est la manière dont le débat est posé dans la discussion publique. On y retrouve, selon lui, le manichéisme qui caractérisa le débat sur le traité de Maastricht avec une tendance à « escamoter tout vrai débat en “ringardisant” par avance ceux qui se risqueraient à poser quelques questions simples et candides » sans oublier « le procédé incantatoire, consistant à prôner les vertus mêmes du processus à coups de tautologies pseudo-modernisantes » (Séguin, 2003, p. 272). Une dichotomie qui en recoupe une autre : jacobin versus girondin.

Philippe Séguin critique aussi « l’émergence de nouvelles féodalités » (Pasqua, Séguin, 1993, p. 19) dès lors que la décentralisation a contribué à ce « que certaines collectivités locales apparaissent comme de véritables principautés autonomes, gérant leurs affaires sans se soucier des intérêts de la Nation » (ibid., p. 37).

Le conseil régional constitue la cible récurrente de ses critiques. Elle est d’abord la collectivité la plus éloignée des citoyens (ibid., p. 65-66). Elle est également à ses yeux l’incarnation de la technocratie. Une identité technocratique qui s’explique, selon lui, par les conditions d’émergence de cette institution :

« Trois ans s’étaient écoulés entre l’octroi à la région de ses nouveaux pouvoirs et la première élection de ses conseillers. Cette trop longue période transitoire explique que de tous nos niveaux d’administration, c’est certainement celui où la technocratie pèse du plus grand poids. L’administration régionale a été recrutée, s’est mise en place, s’est organisée trois années durant sans le contrepoids d’élus qui fussent à la fois légitimes, spécialisés et actifs. » (Séguin, 2003, p. 262-263)

Accroître les compétences de la région « aggravera les risques qui menacent l’unité de la Nation » pour Philippe Séguin (Pasqua, Séguin, 2003, p. 65). Une position qui tranche naturellement avec celles des socialistes bretons (Bougeard, 2014, p. 59), mais aussi avec celles de responsables de sa famille politique (Haegel, 2001). Le danger, au-delà, pour cet adversaire résolu du traité de Maastricht, c’est « l’Europe des régions » (Pasqua, Séguin, 1993, p. 65), concept qui a vocation, à ses yeux, à vider l’État de sa substance. Mais l’État est en réalité responsable selon lui de cette résurgence des féodalités et de l’étirement du tissu national favorisé par la conjonction des phénomènes régionaux et européen dans la mesure où il « s’est révélé incapable de redéfinir une politique d’aménagement et d’équilibrage du territoire » (ibid., p. 12). Pour lui, l’État a même « démissionné, purement et simplement » (ibid.). Renaud Epstein dressera plus tard un constat similaire en reconnaissant que « la multiplication des centres d’initiatives dans les territoires a profondément déstabilisé l’État, qui a perdu la main sur la définition des buts collectifs et le pilotage de la mise en œuvre des actions définies pour les atteindre » (Epstein, 2013, p. 20), même si lui estime que « les grandes gagnantes du mouvement de redistribution de l’autorité politique amorcé par les lois de décentralisation » ont été les communes urbaines.

L’autre critique de Philippe Séguin relative à la décentralisation porte sur son efficacité. La décentralisation n’a pas conduit à une rationalisation de l’usage de l’argent public d’une part, ni à une rationalisation de la distribution des compétences d’autre part. Sur le premier point, le premier président de la Cour des comptes explique ainsi qu’une hausse des dépenses publiques était inéluctable mais que son ampleur ne se justifie pas nécessairement :

« Il faut bien reconnaître que la décentralisation engendre fatalement, structurellement, un coût supplémentaire : très légitimement, un élu local voudra en effet que soit rendu un meilleur service à ses administrés et remettre à niveau s’il le faut les équipements qui lui sont transférés. La proximité c’est donc une incitation à dépenser plus, même si cette dépense supplémentaire a une contrepartie : les citoyens bénéficient d’un service plus étendu ou de meilleure qualité. Cela n’empêche pas de reconnaître que la décentralisation a également généré des coûts qui n’ont pas de réelles contreparties pour les citoyens. La décentralisation a en effet démultiplié les niveaux de décision, les structures administratives et les doublons. C’est le fameux mille-feuille administratif. On dénombre aujourd’hui plus de 36 000 communes, 100 départements, 26 régions et 16 000 structures intercommunales. Circonstance aggravante : l’État n’a pas su adapter en conséquence ses propres services déconcentrés, comme en témoigne le bilan en matière d’effectifs3. » (Séguin, 2009)

L’échec est observable aussi, nous dit le magistrat Séguin, sur le deuxième point via un « enchevêtrement des compétences [qui] entraîne aujourd’hui, au mieux, nombre de procédures de concertation et de financements croisés, alourdissant le travail administratif, entraînant souvent de longs délais et, au pire, des phénomènes de compétition et des doublons » (ibid.). Il rejoint ainsi l’homme politique Séguin expliquant avec Charles Pasqua que la priorité « est d’en finir avec l’enchevêtrement des compétences et de préciser quelle est la vocation de chacun » (Pasqua, Séguin, 1993, p. 59). Cet enchevêtrement des compétences est ce qui nourrit la concurrence entre les collectivités qui :

« se révèle donc ruineuse et menaçante pour le fonctionnement de notre démocratie, à tel point qu’elle pourrait un jour menacer la cohésion de la Nation. Car la concurrence n’est plus alors émulation créatrice mais un jeu de mistigri destructeur, où chacun s’efforce d’acquérir au détriment d’autrui. Et c’est à qui mettra en place les avantages les plus alléchants pour les entreprises. C’est à qui refusera avec le plus d’énergie les équipements et les logements sociaux […]. Cette logique est tout bonnement suicidaire » (Séguin, 1994, p. 129).

Si Philippe Séguin est inquiet de la remise en cause de l’autorité de l’État, il explique aussi que la manière dont il a conduit la décentralisation n’a pas permis aux collectivités d’agir dans les meilleures conditions. C’est le cas, en un sens, comme nous venons de l’évoquer avec la clause générale de compétences induite pour chaque collectivité mais aussi un transfert de charges dysfonctionnel. Ainsi explique-t-il que « les modes de compensation par l’État des transferts de compétences ont été très fluctuants et le plus souvent jugés insuffisants par les collectivités territoriales » (Séguin, 2009). Si bien que :

« ces dernières ont eu le sentiment de perdre la maîtrise de leur équilibre financier, confrontées qu’elles étaient au transfert de charges particulièrement dynamiques et à la part croissante dans leurs ressources des dotations de l’État sur lesquelles elles n’avaient aucune maîtrise. Constat vérifié, notamment, s’agissant du financement de la décentralisation en matière sociale » (Séguin, 2009).

En argumentant de la sorte, Philippe Séguin n’est pas éloigné d’autres femmes et hommes issus d’autres familles politiques et professant un girondisme affirmé. C’est le cas, par exemple, de Claude Bartolone et de Claudy Lebreton qui, lorsqu’ils présidaient les conseils généraux de Seine-Saint-Denis et des Côtes d’Armor, soulevèrent même une question prioritaire de constitutionnalité sur les transferts de charge qu’ils jugeaient insuffisants s’agissant du RMI, du RSA, de l’APA et la PCH4 et, par-là, inconstitutionnels (Menguy, 2011).

Critique des modalités de la mise en place de la décentralisation, Philippe Séguin était néanmoins attaché au couple État-commune, à l’image de beaucoup d’élus locaux qui expriment leur attachement au binôme préfet-maire.

2. Un attachement au couple État-commune

Si le plaidoyer de Philippe Séguin en faveur de la fonction de maire n’apparaît pas comme d’une grande originalité parmi les discours des hommes politiques, plus singulier est assurément son attachement au fait que le maire soit agent de l’État (2.1). Il s’accompagne d’une vision substantialiste de la démocratie qui appréhende la commune comme le cadre naturel de celle-ci (2.2).

2.1. Le maire, cheville ouvrière de la République

Philippe Séguin est particulièrement attaché à la figure du maire. Celui-ci occupe un rôle fondamental au sein de l’édifice républicain pour lui. Il décrit une fonction sacerdotale, mélange de proximité avec les citoyens et d’incarnation de la République auprès d’eux, qui la rend unique au sein de l’univers institutionnel français5.

« Le soir, en rentrant chez soi, on peut n’être plus conseiller régional ou conseiller général. On peut n’être plus conseiller municipal ou adjoint. […] Mais voilà, être maire, c’est complètement différent. On ne peut l’être à mi-temps […]. C’est un état que l’on vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une préoccupation constante. Une angoisse permanente. Le maire est responsable de tout. Redevable de tout et toujours devant chaque administré. » (Séguin, 2003, p. 248)

Ce qui compte aussi aux yeux de Philippe Séguin, c’est que le maire est à la fois « chef d’une collectivité territoriale qui a vocation à s’administrer librement », mais « également l’agent de l’État et son représentant dans la commune » (ibid., p. 267). Il constitue ainsi le lien entre le local et le national, incarnant parfaitement l’intérêt général et donc la République. Car, ajoute Philippe Séguin, « le maire n’est pas un féodal. Il est même l’antiféodal par excellence » (ibid., p. 268). Philippe Séguin défendra ainsi une continuité entre le mandat communal et le mandat national justifiant à ses yeux le cumul et ce qu’on appelait le député-maire6.

« Le cumul est un gage d’efficacité dans un système où compétences et financement continuent à s’enchevêtrer. Et puis, il faut bien le dire, certains mandats se complètent, se nourrissent réciproquement. Je ne sais pas si j’ai apporté au débat sur le chômage et l’exclusion une contribution vraiment décisive ; ce dont je suis sûr, en revanche, c’est que je n’aurais ni pu ni su crier l’angoisse qu’ils me causaient, je n’aurais jamais détecté, comme je crois l’avoir fait, leurs ressorts, leurs implications, leurs dangers, si je n’avais eu à mettre les mains dans le cambouis, si je n’avais fini par comprendre bien des choses à force de tâtonnements, d’échecs, de frustrations. Être maire est, à cet égard, une incomparable école, celle qui m’a le plus appris. L’échange entre les mandats n’est évidemment pas à sens unique. Un député-maire, cela va sans dire, ouvre plus de portes à Paris qu’un maire dépourvu de mandat national, ne serait-ce que parce qu’il apprend vite où se trouvent les portes à forcer. Je considérais comme légitime le contrat implicite qui avait été passé : compenser une présence physique, par définition intermittente donc insuffisante, par la recherche de tout profit qui pouvait garantir mon éventuelle influence. » (Séguin, 2003, p. 264)

La fonction de maire est pour Philippe Séguin « un poste [qu’il estimait] essentiel à la République, et même consubstantiel avec elle » car « la politique peut enfin être un service public et ne plus s’égarer dans les méandres de la politicaillerie… » (ibid., p. 267). Sa présence est d’autant plus fondamentale pour l’ancien maire d’Épinal que, le monde se complexifiant, sa fonction d’interface entre les citoyens et un monde institutionnel profondément technocratisé apparaît comme une sorte de soupape de sécurité. Il écrit ainsi que les citoyens considèrent « le maire comme un ultime recours, le dernier interlocuteur possible », jusqu’à « le transformer à la fois en point de repère, en bouée de sauvetage et en bouc émissaire. C’est dire qu’il devait, à la fois, porter tous les malheurs de ses concitoyens, en répondre aux yeux de tous, et trouver des solutions, peu importe qu’il en détînt les clés ou qu’il ne pût qu’intercéder » (ibid., p. 269).

2.2. La commune, lieu privilégié des libertés locales

Pour Philippe Séguin la commune est fondamentale dans l’édifice institutionnel français parce qu’elle « est, après la Nation, le cadre d’exercice le plus naturel de la démocratie » (Pasqua, Séguin, 1993, p. 57). Il ajoutera plus tard dans ses mémoires :

« L’État et la commune constituent bien ensemble l’armature de notre République, de même qu’ils sont le champ privilégié de la démocratie. Je l’ai constaté souvent : il existe une opinion publique communale, une opinion publique nationale. Il n’en existe pas ailleurs. » (Séguin, 2003, p. 266)

C’est l’une des raisons, selon lui, pour lesquelles les mandats de député et de maire se complètent si bien. Philippe Séguin cultive, on le voit, une vision substantialiste de la démocratie. Dans son célèbre discours contre le traité de Maastricht prononcé à l’Assemblée nationale le 5 mai 1992, il explique ainsi que la démocratie a besoin, pour vivre, qu’existe un sentiment d’appartenance à la communauté suffisamment fort pour que la minorité accepte la loi de la majorité. Sentiment qui n’existe qu’au niveau de la Nation (Alleno, 2021, p. 72).

Par ailleurs, ce contempteur des féodalités voit dans l’histoire du fait communal un facteur stabilisant pour l’intérêt général et pour la Nation. Ainsi explique-t-il dans ses mémoires que :

« La réalité communale s’est d’ailleurs d’abord constituée, par la force des choses, contre les adversaires d’un pouvoir central. L’alliance de fait qui s’était ainsi réalisée a pu paraître un temps menacée par la tentation des bourgeois de former collectivement un anti-pouvoir à l’image des seigneurs d’antan. L’État a donné un coup d’arrêt décisif, aux lendemains de la Révolution, à ces dangereuses velléités, et a cantonné le maire dans un rôle de relais de ses propres directives. Puis, les choses ont repris un cours plus normal. Et la liberté locale a pu s’épanouir tout en préservant, tout en confirmant les liens organiques qui existaient entre maire et pouvoir central. » (Séguin, 2003, p. 268)

En outre, Philippe Séguin relève que la commune est l’échelon politique pour lequel les Français manifestent l’attachement le plus fort (ibid.). Ce qui conforte l’ancien président de l’Assemblée nationale dans le sentiment qu’il est nécessaire qu’elle demeure la cellule de base de la démocratie en France. À la dichotomie des représentations « qui incitent à penser la commune tantôt comme un échelon premier et essentiel de la socialité républicaine, tantôt au contraire comme un échelon français coûteux » (Le Bart, 2012, p. 263), Philippe Séguin s’inscrit indéniablement dans la première. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille selon lui supprimer les collectivités intermédiaires que sont les conseils régionaux et départementaux. Par ailleurs, s’agissant des intercommunalités, il les considérait aussi comme des outils utiles au service des communes, à l’image d’un Jean-Pierre Chevènement (Chevènement, 2019, p. 421), mais sans doute sans aller jusqu’à la conception d’un Daniel Delaveau qui y voit l’avenir du fait communal. Lequel d’ailleurs estime que la décentralisation doit s’opérer autour des régions et des intercommunalités (Le Tallec, 2019, p. 124).

3. Réorganiser l’action publique territoriale

Philippe Séguin, s’il a critiqué la manière dont s’est accomplie la décentralisation, a également formulé des propositions pour l’améliorer, à commencer par une clarification des compétences des collectivités (3.1). Et pour cela, l’ancien président de l’Assemblée nationale ne dissocie pas la décentralisation de la déconcentration (3.2). L’État conserve un rôle fondamental dans l’action publique locale car, pour lui, comme pour les républicains de la IIIe République, « l’État n’était […] ni le gardien “neutre” des règles du jeu, puisqu’il devait transmettre au corps social l’impulsion volontaire et active de la volonté générale, ni le chien de garde d’une classe, puisqu’il n’était que l’expression de la Nation, c’est-à-dire de la volonté générale » (Nicolet, 1994, p. 455-456). Dans le droit fil de sa culture gaulliste, Philippe Séguin estime même qu’il est nécessaire d’avoir un État fort (Berstein, 2003, p. 172).

3.1. Clarifier les compétences des collectivités

Philippe Séguin milite pour une clarification des compétences de chacune des collectivités. La fin de la clause de compétence générale doit permettre d’éviter la concurrence entre collectivités et d’optimiser l’efficacité de l’action publique. Il lui apparaît ainsi nécessaire de renforcer les compétences des départements en matière sociale (Pasqua, Séguin, 1993, p. 198) et de réserver l’action économique, les aides aux entreprises, aux régions (ibid., p. 229-230). Celles-ci ne doivent pas voir leurs compétences renforcées selon lui, au risque de mettre en péril l’unité nationale. Néanmoins, elles sont destinées à « se concentrer sur l’aménagement et les équipements lourds pour lesquels [elles doivent] désormais être l’interlocuteur privilégié de l’État » (ibid., 1993, p. 66). L’ancien maire d’Épinal critique ceux qui appellent à redéfinir le découpage des régions et supprimer les départements : « En étant obsédés par la notion de taille, ils ignorent celle d’économie d’échelle. En voulant calquer notre organisation territoriale sur celle d’autres pays, ils oublient notre histoire » (ibid., p. 57). En outre, pour lui, s’agissant de la taille de nos régions, le problème ne vient pas de la superficie mais de la densité de population, plus faible chez nous que chez nos voisins. Il est en outre pour lui sans intérêt de :

« savoir si tel ou tel notable local pèse politiquement aussi lourd que le chef de tel ou tel exécutif régional allemand. […] Il faut privilégier les fonctions des collectivités plutôt que la notion de territoire, se préoccuper d’abord de ce qui doit être fait à chaque niveau plutôt que de rester attaché à la notion d’omnipotence dans un espace donné, abandonner l’idée qu’il doit y avoir à tous les niveaux des administrations de même nature, cesser d’affirmer que chaque collectivité doit avoir une compétence générale pour toutes les affaires de son ressort géographique. […] La priorité c’est d’en finir avec l’enchevêtrement des compétences et de préciser quelle est la vocation de chacun » pour « remettre de l’ordre dans la décentralisation » (ibid., p. 59).

Philippe Séguin aurait peu goûté la réforme engagée sous le quinquennat Hollande fusionnant plusieurs régions. D’aucuns ont critiqué alors le caractère artificiel de certaines nouvelles régions comme celle du Grand-Est qui ne répondait à aucune logique historique ou géographique. Sans doute aurait-il davantage apprécié le fait que la loi sur la Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) n’accorde plus la clause de compétence générale qu’aux communes, même si l’on peut penser avec Nicolas Kada que « nombreuses sont les imprécisions qui subsistent à ce jour sur certaines compétences précises qui persistent à relever de niveaux territoriaux différents » (Kada, 2022, p. 38-39). L’ancien ministre des Affaires sociales aurait aussi probablement apprécié que le département soit renforcé dans son rôle de chef de file en matière sociale par la loi NOTRe. Pour lui, le département a effectivement, un « rôle de cohérence intercommunale » et doit « assurer une réelle solidarité entre populations comme entre communes » (ibid., p. 60). Chez Philippe Séguin, communes et département sont assimilés à un « couple pivot de l’organisation territoriale » quand la région est jugée plus éloignée de la population mais « plus directement en charge des problèmes d’aménagement » (Pasqua, Séguin, 1993, p. 60). Ce jugement s’explique chez cet ardent républicain par le fait que la République est née en France sur un triptyque État-département-commune. C’est pourquoi il refuse toute suppression d’échelon mais également toutes les fusions forcées de communes (ibid., p. 57-58).

Philippe Séguin refuse toute capacité législative pour les collectivités qui lui paraît « dangereuse » – il diverge en cela d’anciens élus comme Claudy Lebreton ou Jean-Yves Le Drian. Il apparaît toutefois important à ses yeux que les élus locaux soient associés au processus législatif et réglementaire (Pasqua, Séguin, 1993, p. 63). Là aussi, Philippe Séguin reste fidèle au corpus doctrinaire républicain classique, à savoir que la loi est l’expression de la volonté générale et qu’elle ne saurait, par conséquent, être adoptée par d’autres institutions que le Parlement. Un rousseauisme qui apparaît aussi sur la question européenne dans son discours contre le traité de Maastricht par ailleurs (Alleno, 2021 ; Manigand, 2021). On peut estimer, également, qu’il aurait été quelque peu dubitatif, si ce n’est franchement hostile, à l’idée de différenciation tant elle paraît contradictoire avec sa vision du principe d’égalité. En effet, le principe de différenciation, qui entend promouvoir « une égalité concrète par le traitement différent de situations différentes » (Chavrier, 2020, p. 173) n’apparaît pas compatible avec le caractère uniforme du principe d’égalité sous-tendu par les réflexions de Philippe Séguin.

Soucieux de préserver l’autorité de l’État, Philippe Séguin souligne néanmoins ses lacunes dans le processus de décentralisation. Il rappelle ainsi que l’État, lorsqu’il transfère des compétences, doit déléguer les ressources financières et les personnels afférents comme le dispose l’article 72-2 de la Constitution7. Ce qui implique que ce transfert de ressources soit complet, sachant que l’État n’a pas toujours compensé intégralement ses transferts de compétences sur le long terme. Dans le prolongement, Philippe Séguin affirme que le « principe « qui paye commande » est un principe majeur » (Pasqua, Séguin, 1993, p. 38). Un élément qui n’est pas anodin à rappeler tant l’État a développé une tendance à imposer des dépenses aux collectivités au point d’ailleurs que certains critiquent ce phénomène au nom du principe de libre administration des collectivités territoriales. L’un des derniers exemples en date, au-delà de l’augmentation du point d’indice des fonctionnaires, est la hausse des dépenses subies par les départements dans le cadre de la revalorisation des métiers de l’accompagnement social et médico-social adoptée par des décrets les 28 et 29 avril 2022. On voit donc ici que Philippe Séguin, pourtant jacobin revendiqué, conteste des pratiques de l’État que d’aucuns qualifient d’inspiration re-centralisatrice et jacobine. En matière d’autonomie financière des collectivités, il propose avec Charles Pasqua que l’on accorde à celles-ci davantage d’impôts (et donc de pouvoir de taux) et moins de dotations (Pasqua, Séguin, 1993, p. 85). Il n’est pas très éloigné sur ce point de personnalités politiques girondines.

Philippe Séguin exprime également son attachement à une charte de l’élu local (ibid., p. 73-74), qui constitue un serpent de mer de la vie politique française. Toutes les formations politiques, ou presque, la réclame sans qu’aucune ne la mette en place une fois en responsabilité.

Enfin, ce maire de ville moyenne défendait l’idée d’un réseau de villes et de pays afin d’éviter les surconcentrations urbaines (ibid., p. 93). Dit autrement, il souhaitait un aménagement du territoire plus équilibré pour limiter le phénomène de métropolisation. Une position que défend, par exemple, l’Union démocratique bretonne (UDB) [Sohier, 2019].

3.2. Optimiser l’action déconcentrée de l’État

Philippe Séguin lie, par ailleurs, étroitement la décentralisation à la question de l’action déconcentrée de l’État. Dans son discours introduisant le rapport de la Cour des comptes, il se demande « si la décentralisation n’a pas constitué une espèce de substitut à une véritable réforme de l’État ? La décentralisation de certaines missions n’a-t-elle pas permis d’éviter ou de retarder le moment de leur remise en question, qu’il s’agisse de la légitimité de leur maintien dans la sphère publique ou de l’évolution de leurs modalités d’exercice ? » (Séguin, 2009).

Dans le prolongement, il relève « l’incapacité de l’État à accepter de se désengager autant que nécessaire des dispositifs décentralisés et à réorganiser ses propres services déconcentrés en fonction de la nouvelle donne institutionnelle » (ibid.). La nécessaire clarification des compétences de chacun qu’il appelle de ses vœux s’applique donc au premier chef à l’État. Philippe Séguin affirmait avec Charles Pasqua dès les années 1990 qu’il fallait :

« distinguer les niveaux de responsabilité et réaffirmer que tout découle de l’État. À l’État la garantie de l’ordre, du respect du droit et de l’égalité entre citoyens, sans refus de la différence – conséquence nécessaire et positive de la décentralisation – mais en refusant les disparités excessives et inacceptables. À l’État de confier aux collectivités locales les fonctions de service à la population, dans un souci de rapprochement entre décisions et citoyen bien éloigné du concept abusif de subsidiarité prévu par le traité de Maastricht. […] Ayant délégué aux collectivités les fonctions de services, l’État intervient si l’égalité des chances ou si la solidarité sont en cause ou si la collectivité ne peut agir par insuffisance de moyens ou en raison de l’importance du dossier » (Pasqua, Séguin, 1993, p. 37).

L’État doit ainsi être « véritablement recentré sur ses tâches essentielles : la garantie de l’ordre, la hiérarchie des pouvoirs et l’uniformité de leur exercice, la solidarité et l’unité nationales » ; l’ambition étant de « débarrasser l’État de ce qui entrave son action pour mieux restaurer son autorité dans les domaines où son absence se fait le plus cruellement sentir » (ibid., p. 35). Loïg Chesnais-Girard, pourtant fervent régionaliste et de gauche, ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme au Point :

« Je veux que l’État assume clairement ses responsabilités là où il est attendu. Mais il y a bien des dossiers où il n’a pas l’agilité nécessaire. Alors qu’il laisse la main aux collectivités, la région peut parfaitement gérer les mobilités, l’innovation et l’agriculture de son territoire et bien d’autres sujets. » (Pérou, 2018)

Un constat largement partagé chez les élus locaux et même au-delà. Dressant un bilan de quarante années de décentralisation, le professeur Nicolas Kada note que « les domaines dans lesquels l’État n’a […] plus les moyens financiers et humains d’exercer ses compétences sont […] nombreux, même s’il entend préserver son rôle de chef de file » (Kada, 2022, p. 39) et que « trop attentif à de multiples enjeux, l’État se retrouve éloigné des préoccupations locales. Trop concentré sur les attentes territoriales, l’État se compromet et perd de son autorité » (ibid., p. 45). Pour Philippe Séguin, l’État doit assurer la solidarité et la péréquation entre les collectivités (Pasqua, Séguin, 1993, p. 209), c’est-à-dire être ni plus ni moins le garant du principe d’égalité.

Conclusion

La mise en perspective des réflexions de Philippe Séguin sur la décentralisation montre qu’en trente ans, les débats n’ont pas sensiblement évolué. La question du mille-feuille est toujours présente, de même que celles de l’autonomie financière des collectivités et de la répartition des compétences entre elles. On le voit, par ailleurs, l’analyse de l’action publique territoriale de Philippe Séguin, pourtant « jacobin » revendiqué, rencontrait souvent celle de militants « girondins ». Cela n’efface pas pour autant des divergences réelles de points de vue sur cette question, mais ce constat prouve que les différences sont plus nuancées que ne le suppose l’usage stigmatisant du vocable de « jacobin » dans le débat politique français. Ce besoin d’atténuer l’intensité de l’antagonisme girondins/jacobins en France apparaît d’autant plus nécessaire que des hommes politiques au girondisme si marqué qu’il constitue une part fondamentale de leur identité et de leur culture politiques ont participé à des gouvernements à l’action re-centralisatrice importante. On peut penser, par exemple, à Jean-Yves Le Drian, dont l’attachement à la décentralisation occupe une part importante dans sa culture politique personnelle, défenseur du principe de différenciation, mais qui était membre d’un gouvernement ayant re-centralisé la gestion des subventions de la Politique agricole commune (PAC), supprimé des impôts locaux réduisant l’autonomie fiscale des collectivités territoriales (comme la Taxe d’habitation), imposé une limitation des dépenses de fonctionnement de celles-ci via le pacte de Cahors. L’analyse des positions d’un élu jacobin revendiqué montre qu’elles sont souvent moins éloignées qu’on ne pourrait le croire de celles d’élus girondins revendiqués. Cela pose plusieurs questions. Si un consensus politique existe sur la question de l’autonomie fiscale (au sens de la capacité à fixer un taux d’imposition), du transfert défaillant des ressources en lien avec les compétences transférées par l’État, de la nécessité d’amorcer une réforme de la déconcentration, par exemple, comment expliquer que des décisions politiques ne suivent pas ? Doit-on en déduire que les oppositions sont du côté des structures administratives de l’État ? Ou que ces sujets ne figurant pas au sommet des préoccupations des citoyens ou des médias, les politiques n’estiment pas nécessaire d’engager un tel chantier ? Les débats à venir relatifs au projet de réforme décentralisatrice voulue par Emmanuel Macron éclaireront peut-être davantage ces interrogations.

1 Audrey de Montis explique ainsi que « ses initiatives ont été significatives pour l’Assemblée nationale en particulier mais pour le Parlement en

2 Au point que la chaire « Territoires et mutations de l’action publique » (TMAP), dirigée par Romain Pasquier, a organisé un colloque intitulé

3 Au 1er janvier 2022, on comptait 34 955 communes, 1 254 établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), 101 départements, 18 régions (

4 RMI : Revenu minimum d’insertion ; RSA : Revenu de solidarité active ; APA : Allocation personnalisée pour l’autonomie ; PCH : Prestation de

5 François Cuillandre, maire de Brest, aime quant à lui à dire que l’un de ses mérites est d’être « à portée de baffe » (Pauly, 2020).

6 La réflexion qu’il développe sur le cumul des mandats est très nuancée. Il explique d’ailleurs avoir évolué sur la question. S’il reconnaît que le

7 Article 72-2, alinéa 4 : « Tout transfert de compétences entre l’État et les collectivités territoriales s’accompagne de l’attribution de

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Notes

1 Audrey de Montis explique ainsi que « ses initiatives ont été significatives pour l’Assemblée nationale en particulier mais pour le Parlement en son entier » (Montis, 2021, p. 83).

2 Au point que la chaire « Territoires et mutations de l’action publique » (TMAP), dirigée par Romain Pasquier, a organisé un colloque intitulé Existe-t-il un modèle breton de la décentralisation ? le 30 mars 2023 à Rennes.

3 Au 1er janvier 2022, on comptait 34 955 communes, 1 254 établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), 101 départements, 18 régions (Direction générale des collectivités locales, 2022).

4 RMI : Revenu minimum d’insertion ; RSA : Revenu de solidarité active ; APA : Allocation personnalisée pour l’autonomie ; PCH : Prestation de compensation du handicap.

5 François Cuillandre, maire de Brest, aime quant à lui à dire que l’un de ses mérites est d’être « à portée de baffe » (Pauly, 2020).

6 La réflexion qu’il développe sur le cumul des mandats est très nuancée. Il explique d’ailleurs avoir évolué sur la question. S’il reconnaît que le cumul a amoindri de fait la quantité de son travail parlementaire (en matière de commissions d’enquêtes, d’amendements), il explique qu’il a dans le même temps amélioré la qualité de son travail de maire et inversement il a été un meilleur député, plus au fait des réalités de ses concitoyens, grâce à son mandat de maire. Il explique néanmoins qu’il s’en est tenu à un cumul limité de deux mandats. Au-delà, il estime qu’il n’aurait pas pu assumer ses fonctions convenablement en termes d’agenda.

7 Article 72-2, alinéa 4 : « Tout transfert de compétences entre l’État et les collectivités territoriales s’accompagne de l’attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d’augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi. »

Citer cet article

Référence électronique

Kevin Alleno, « Les nuances décentralisatrices d’un « jacobin » : l’organisation de l’action publique territoriale selon Philippe Séguin », Amplitude du droit [En ligne], 3 | 2024, mis en ligne le 21 mars 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://amplitude-droit.pergola-publications.fr/index.php?id=605 ; DOI : https://dx.doi.org/10.56078/amplitude-droit.605

Auteur

Kevin Alleno

Docteur en science politique, Univ Rennes, Institut du droit public et de la science politique (IDPSP – UR 4640) ; kevin.alleno@univ-rennes.fr

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