La petite Agnès Blanco est une image présente dans l’esprit de toute personne ayant étudié ou pratiqué le droit administratif. À part quelques autres noms féminins ayant marqué les Grands arrêts de la jurisprudence administrative, les figures féminines en droit administratif restent assez minoritaires1. Le rôle des femmes protagonistes dans les différents arrêts ayant marqué cette matière n’est pas le propos de cet article, qui portera sur certains personnages féminins internes au contentieux administratif, c’est-à-dire celles qui ont instruit les affaires et ont proposé leurs conclusions au juge administratif afin qu’il rende ses décisions : les femmes qui ont travaillé au Conseil d’État.
Présentons-les brièvement. Louise Cadoux est la première femme à intégrer le Conseil d’État, en 19532. Elle ainsi qu’une autre pionnière, Jacqueline Bauchet, sont classées parmi les quinze premiers lauréats du concours de sortie de l’École nationale d’administration (ENA). Suzanne Grévisse intègre le Conseil d’État la même année. Ces femmes représentent une minorité dans la minorité, puisqu’entre 1946 et 1973, au sein de l’ENA, les femmes représentent 4 % de l’effectif total des anciens élèves (Bui-Xuan, 2001 ; Loiseau, 2015 ; Biland, Kolopp, 2013).
Nicole Questiaux entre au Conseil d’État en 1955 et deviendra la première femme à exercer la fonction de commissaire du gouvernement (aujourd’hui rapporteur public) en 1963. La même année, Marie-Aimée Latournerie intègre le Conseil d’État. Marie-Dominique Hagelsteen rejoint le Conseil d’État en 1972 et exercera six ans plus tard les fonctions de commissaire du gouvernement3.
L’intégration des femmes au corps des conseillers d’État semble avoir été bien vécue, d’un côté comme de l’autre. Jacqueline Bauchet raconta :
« Les collègues qui (nous) accueillirent furent charmants, courtois, amusés, curieux, étonnés, intrigués, réservés, voire ironiques, un brin sceptiques pour quelques-uns : “Que diable venaient-elles faire dans ce temple du droit administratif” ? » (Sauvé, 2017)
L’arrivée de ces femmes dans les années 1950 s’explique par l’évolution du cadre juridique, amorcée par la consécration jurisprudentielle du principe d’égalité d’accès à la fonction publique en 19364, puis poursuivie par l’adoption de l’ordonnance du 9 octobre 1945 portant création de l’École nationale d’administration5 – ouverte aux femmes sous quelques conditions (Bui-Xuan, 2001) –, et surtout couronnée par la reconnaissance de l’égalité entre les femmes et les hommes par le préambule de la Constitution de 1946 dans son alinéa 3.
Pour étudier la contribution des premières conseillères d’État à la jurisprudence administrative, il est inutile de remonter trop loin dans l’histoire du droit administratif. En effet, la présence des femmes dans les professions juridiques en général reste faible jusqu’à assez récemment. Certes, la première femme docteure en droit en France a soutenu sa thèse en 1890. Il s’agit de la roumaine Sarmiza Bilcescu. Sa thèse portait sur « la condition légale de la mère » (Champeil-Desplats, 20196). Cependant, en 1898, il n’y avait que 565 femmes dans les facultés de médecine, 61 en faculté de lettres et philosophie, 31 femmes dans les facultés de sciences, et seulement 4 en droit (ibid.). La première professeure de droit est nommée en 1931 : il s’agit de Charlotte Béquignon-Lagarde, spécialisée en droit privé (ibid.), qui deviendra la première femme magistrate en 1946 (Belloubet, 2019). En 1932, Suzanne Basdevant est nommée professeure de droit public à l’Université de Paris. Première femme agrégée en droit public (Marjany, 2019), elle est spécialisée en droit international (Champeil-Desplats, 2019).
L’apport doctrinal des femmes au droit administratif dans la première partie du xxe siècle semble donc très limité, et le même constat peut être fait pour d’autres aspects de l’histoire récente du droit administratif. Le faible nombre de femmes dans l’appareil gouvernemental et dans la haute fonction publique au milieu du xxe siècle (Favier, 2021) permet en effet de déduire un rôle limité des femmes dans l’effort de codification du droit administratif, amorcé à partir de 1948 (Lebreton, 2021) à travers l’adoption de décrets. Le constat est le même en ce qui concerne la constitutionnalisation du droit administratif puisque le Conseil constitutionnel a accueilli sa première membre en 19927, donc bien après la décision du 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence8.
En plus d’être restreinte, la présence des femmes est peu visible. De la même façon que Charlotte Béquignon-Lagarde, pionnière dans l’ordre judiciaire évoquée précédemment, est restée invisible pendant des décennies (Joly-Coz, 2019), les premières femmes ayant travaillé au Conseil d’État sont peu identifiées dans la mémoire collective.
Cela s’explique en partie par un certain refus de la féminisation des titres et des fonctions, tout comme de la discrimination positive, au sein du Conseil d’État (Bui-Xuan, 2001). En effet, certains articles de doctrine évoquant par exemple la jurisprudence dite « des semoules » parlent du commissaire du gouvernement au masculin sans mentionner qu’il s’agit d’une femme9, mais cela ne traduit pas nécessairement une volonté d’exclusion. La notion de « juge » peut renvoyer à celle de justice au sens large et ainsi désigner indistinctement un homme ou une femme (Delahousse, 2019). C’est la même chose pour les commissaires du gouvernement et rapporteurs, dont seules les initiales sont généralement indiquées dans les commentaires, sans que le genre de l’auteur ne soit précisé.
Nous verrons d’abord les dossiers que les pionnières au Conseil d’État ont eu à traiter (1), puis comment elles les ont traités et comment leur travail a été reçu (2).
1. L’apport des premières femmes au Conseil d’État : peu de « grandes décisions » mais un vivier d’une grande diversité thématique
La partie statistique de notre recherche porte sur la période qui court entre le 1er janvier 1953, année d’entrée des premières femmes au Conseil d’État, jusqu’à la fin de l’année 1969, ce qui permet d’avoir un aperçu représentatif des deux premières décennies de jurisprudence rendue par des équipes composées de femmes. Cette recherche a été effectuée en grande partie à partir de la base de données Ariane Web du Conseil d’État, qui ne garantit pas l’exhaustivité des décisions rendues entre 1953 et 1969, certaines n’ayant pas encore été numérisées.
Nous soulignons qu’à partir du 1er janvier 1970, la base de données Ariane Web comporte un nombre sensiblement plus important de jurisprudences, à savoir plus de 9 000 arrêts du Conseil d’État entre 1970 et 1980 (et plus de 2 000 rien qu’entre 1970 et 1973). L’étude de ces arrêts aurait représenté un travail matériellement infaisable dans les délais impartis pour cette recherche.
Malgré ces limites, des constats peuvent être faits. On peut avancer que les femmes représentaient une quantité infinitésimale des effectifs des conseillers d’État dans les années 1950 et 1960, dans la mesure où il y en avait à peine une dizaine d’entre elles (voir le tableau en fin d’article). D’ailleurs, cette proportion semble avoir évolué lentement : les femmes représentaient 32 % des membres du Conseil d’État en 201710 et 34 % en 202211.
Sur les 2 117 arrêts rendus par le Conseil d’État entre le 1er janvier 1953 et le 31 décembre 1969, 416 ont été instruits ou conclus par une femme, soit 19,6 % des arrêts. Ainsi, pour ne pas restreindre excessivement notre analyse, nous y avons inclus autant des affaires où l’on comptait une femme exerçant les fonctions de commissaire du gouvernement, que des affaires où l’on comptait une femme exerçant les fonctions de rapporteur. La nomination de femmes aux fonctions de présidents de section n’aura lieu qu’à partir des années 1980 (Bui-Xuan, 2001).
Les affaires confiées aux premières femmes au Conseil d’État portent sur des questions extrêmement variées, touchant à la responsabilité administrative12, à la protection de l’ordre public13, à la nomination et la promotion des fonctionnaires14, aux actes de gouvernement15, à la voie de fait16, à l’office du juge administratif et au contrôle de légalité qu’il effectue17,18,19, ce qui permet d’écarter toute hypothèse touchant à une tendance particulière à confier certaines questions aux femmes.
Entre 1953 et la fin de l’année 1969, il y a eu 52 arrêts rendus en assemblée, dont neuf ont été instruits ou conclus par une femme. Autrement dit, seuls 17 % des arrêts rendus en assemblée pendant cette période, ont eu une femme pour rapporteur ou pour commissaire du gouvernement.
Parmi les « grandes décisions » recensées sur le site du Conseil d’État, cinq ont été rendues entre 1953 et 196920 ; aucune n’a été instruite ou conclue par une femme. De même, d’autres arrêts marquants de cette époque, tels que Société Le Béton (1956), Société Les Films Lutetia (1959), Narcy (1963) n’ont pas été instruits ou conclus par des femmes.
Pendant ce laps de temps, on recense 32 affaires ayant été attribuées à la fois à une commissaire du gouvernement femme et à une rapporteure femme, soit moins de 8 % des 416 affaires traitées par des femmes entre 1953 et la fin de l’année 1969, ce qui représente 1,5 % des 2 117 arrêts rendus au total pendant la période étudiée.
Entre 1953 et la fin de l’année 1969, un seul « grand arrêt » a été conclu par une femme, mais il a été par la suite rendu obsolète : l’arrêt dit « des semoules », du 1er mars 1968. En voici les principales caractéristiques.
Nicole Questiaux est la première femme à avoir accédé à la fonction de commissaire du gouvernement21. Elle conclut notamment pour cette affaire dite « des semoules » en 196822, qui va conduire à considérablement singulariser le juge administratif par rapport au reste de l’ordre juridictionnel français et à l’étranger23, en privilégiant une vision légicentriste conduisant à la primauté du raisonnement chronologique en cas de conflit entre un traité et une loi postérieure.
Sur cette affaire portant sur la question de savoir, en cas de contrariété entre un règlement communautaire et une ordonnance de valeur législative adoptée postérieurement, quel texte le juge doit faire primer, il n’est pas si surprenant que Madame Questiaux se soit positionnée en faveur d’une solution perçue comme classique, dans la mesure où, nous le verrons plus loin, l’intégration des premières femmes parmi les conseillers d’État a été faite sous le signe de la discrétion et de la sobriété.
À l’heure où Nicole Questiaux formule ses conclusions, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a rendu son arrêt Consta contre Enel24 qui consacre la primauté du droit communautaire sur les législations nationales. Par ailleurs, sur le plan doctrinal, le juriste Hans Kelsen a développé et publié, peu de temps auparavant, sa Théorie pure du droit, dans laquelle il présente sa théorie de la hiérarchie des normes (Kelsen, 1962). Celle-ci se diffuse puissamment dans l’imaginaire juridique collectif.
La plus haute juridiction administrative avait, jusqu’à cette date, évité d’aborder cette question frontalement : dans ce type de cas de figure, le juge optait soit pour une mise à l’écart de l’une des deux normes, soit pour une conciliation entre les deux grâce à une interprétation des textes (Lachaume, 201925).
Pour le cas d’espèce, la prise de position s’annonçait cependant inévitable (Lachaume, 2019). La commissaire du gouvernement Nicole Questiaux se fonde alors sur le postulat selon lequel le juge administratif ne peut pas contrôler la conformité de l’ordonnance au cœur de ce litige avec le texte communautaire26. En effet, rappelant que, selon l’article 55 de la Constitution, il existe une prééminence du droit international sur la loi interne, Madame Questiaux souligne néanmoins la nécessité de respecter la place du juge dans les institutions27. Elle s’en remet donc à la stricte mission du juge d’appliquer la loi et de ne pas empiéter sur la mission du Conseil constitutionnel.
Cette voie qu’elle préconise implique d’écarter les moyens tirés de la violation du règlement communautaire visé, dans la mesure où la décision attaquée est conforme à l’ordonnance adoptée postérieurement. Ainsi, en écartant ces moyens, le juge éviterait de tomber dans un travail d’« interprétation hasardeuse28 » : en effet, Madame Questiaux considère que, dans les cas de figure comme celui-ci, soit le juge peut interpréter la loi – et « ses silences ou ses ambiguïtés29 » – en estimant qu’elle n’a pas pour but d’enfreindre le traité international, soit, si la loi nationale exprime une volonté précise, difficilement conciliable avec le traité, il est alors
« difficile d’imaginer que se créent, dans tous les domaines affectés par un traité international, des zones entières où les lois seraient privées d’effet par le juge […]. La thèse est séduisante pour encourager le développement d’un ordre juridique communautaire, l’évolution se conçoit moins facilement si elle fait échapper à l’action du législateur des pans entiers de la vie du pays30 ».
Ce faisant, Madame Questiaux fait application de la doctrine Matter pensée par ce procureur général au début des années 1930 à l’occasion de la décision de la Cour de cassation du 22 décembre 1931, Sanchez31, selon laquelle, en cas de conflit entre une loi et un traité non résolu par voie d’interprétation, la loi postérieure doit prévaloir sur le traité (Debbasch, 1990).
L’argumentaire de la commissaire du gouvernement dans l’affaire « des semoules » illustre la façon dont une partie des juristes de l’époque conçoit la force normative du droit communautaire. En 1968, la Communauté européenne existe seulement depuis dix ans. Or la force d’une norme juridique, par exemple des normes communautaires, est liée à « l’autorité de celui qui l’énonce », à sa légitimité (Béchillon, Amrani-Mekki, 2009). Il est concevable que l’autorité politique et la légitimité de la Communauté européenne se soient affirmées progressivement, en même temps que le degré d’adhésion32 des récepteurs de ces normes dans les droits internes des États membres a pu croître.
Le Conseil d’État suivra la conclusion de Madame Questiaux : il n’y a pas lieu de s’interroger sur l’application du règlement européen invoqué, dans la mesure où les actes attaqués étaient conformes à une ordonnance postérieure, qui avait valeur législative.
Selon le professeur Lachaume, la jurisprudence « des semoules » revenait à priver les citoyens français de la primauté du traité de Rome et du droit dérivé – pourtant affirmée dans la décision de la CJCE, Costa c/ Enel, en 1964 – dont les autres ressortissants européens pouvaient bénéficier devant leur juge national (Lachaume, 2019). Symbolisant les « survivances d’un nationalisme juridique périmé », la décision du 1er mars 1968 a suscité le mécontentement d’une partie de la doctrine, dans la mesure où elle conduisait à tenir l’article 55 de la Constitution pour « non-écrit », voire à le « nullifier » (ibid.).
2. Les premières femmes au Conseil d’État : une voix discrète mais écoutée
On raconte qu’à l’époque, certains – de bonne ou de mauvaise foi – avaient craint que l’on entende mal la voix féminine lors des audiences au Conseil d’État (Bui-Xuan, 2001).
De façon moins anecdotique, une idée forte qui se dégage des témoignages des pionnières du Conseil d’État est la volonté de réussir par le seul mérite et de maintenir dans la discrétion, vis-à-vis des collègues, les différences liées aux contraintes familiales, voire de ne pas « accentuer leur féminité » (Bui-Xuan, 2001).
Dans le cadre de cette intégration féminine à pas feutrés dans la haute juridiction, le travail des pionnières semble avoir été apprécié. Rappelons que les conclusions des commissaires du gouvernement ont un poids important lors des délibérations et plus largement dans l’évolution de la jurisprudence (Barav, 1974). Dans une majorité des cas, les conclusions des rapporteurs publics sont suivies d’effets. Cette vérité se vérifie dans les décisions que nous avons piochées parmi les 416 arrêts identifiés pour notre étude. La première affaire sur laquelle Nicole Questiaux, première femme ayant endossé la fonction de commissaire du gouvernement, a rendu ses conclusions, date de 1964. Mais les conclusions des premiers arrêts où son nom est indiqué ne figurent pas dans les archives. Les premières conclusions de Nicole Questiaux auxquelles nous avons eu accès remontent à 1967 et sont des documents manuscrits scannés, parfois peu lisibles. Néanmoins, sur douze décisions rendues entre 1967 et 1969, il apparaît que le juge administratif a suivi sa commissaire du gouvernement dans plus de 80 % des cas (dix fois sur douze)33.
Dans les années suivantes – et nous élargissons ici notre cadre temporel –, deux contre-exemples significatifs peuvent être mentionnés34. Premièrement, nous évoquerons une décision d’assemblée du 22 octobre 1979, Union démocratique du travail35, où le juge administratif suit les conclusions de la commissaire du gouvernement Marie-Dominique Hagelsteen, mais en ne choisissant pas, toutefois, l’explication privilégiée par celle-ci. Celle-ci proposait une solution pragmatique et attendue.
Sept ans après la décision Syndicat général des fabricants de semoules de France, le Conseil constitutionnel prend une décision signifiant la distance qu’il souhaite afficher vis-à-vis de cette jurisprudence du Conseil d’État. Avec la décision Interruption volontaire de grossesse de 1975, le juge constitutionnel se déclare incompétent pour contrôler la conventionalité des lois dans le cadre du contrôle de constitutionnalité36. Dans ce contexte, le Conseil d’État est saisi d’une requête concernant un décret relatif à l’élection des représentants à l’assemblée des Communautés européennes. L’un des moyens de la requête reposait sur la méconnaissance, par le décret attaqué, des dispositions de l’article 138 du traité du 25 mars 1957 créant la Communauté européenne. La commissaire du gouvernement, Madame Hagelsteen, constate qu’entre le traité de Rome invoqué par la requérante et le décret attaqué en date du 28 février 1979 (n° 79-160), deux actes de valeur juridique supérieure se sont interposés : la loi n° 77-729 du 7 juillet 1977 relative à l’élection des représentants à l’assemblée des Communautés européennes, et la décision du Conseil des Communautés européennes du 20 septembre 1976, entrée en vigueur en droit français le 1er juillet 1978. Ces deux textes représentent alors un « écran infranchissable » pour le juge administratif37.
Deux possibilités sont évoquées par Madame Hagelsteen. La première consiste à retenir que c’est la loi du 7 juillet 1977 qui fait écran, parce que c’est pour son application que le décret attaqué a été adopté. La commissaire du gouvernement suggère alors éventuellement, pour trancher cette affaire, que le juge administratif s’interroge sur le maintien de la jurisprudence « des semoules »38. En effet, Madame Hagelsteen appelle à tenir compte de l’évolution du droit depuis cet arrêt, c’est-à-dire de la décision IVG du Conseil constitutionnel de 1975 et de la décision de la Cour de cassation Administration des douanes c/ société café Jacques Vabre du 24 mai 197539.
La deuxième possibilité préconisée par Madame Hagelsteen est de retenir au contraire pour texte « écran », la décision du Conseil des Communautés européennes du 20 septembre 1976, régulièrement introduite en droit interne par une loi en 197740 et un décret de 197941. Ce texte est entré en vigueur après la loi du 7 juillet 1977 (précisément le 1er juillet 1978), mais avant le décret attaqué (28 février 1979)42 : « La règle postérieure, la seule dont vous auriez à assurer l’application si cela vous était demandé, est celle résultant de l’accord et non celle résultant de la loi, puisqu’à peu de chose près, l’accord est d’un an postérieur à la loi43. » Elle privilégie donc la « priorité chronologique », s’alignant ainsi explicitement sur l’arrêt Croissant rendu par le Conseil d’État peu de temps avant44. Elle recommande :
« de répondre en l’espèce à la requérante que le décret attaqué pris pour l’application de la loi du 7 juillet 1977 trouve son fondement dans les dispositions de l’Acte du 20 septembre 1976, lequel est un engagement international régulièrement ratifié et publié qui est entré en vigueur le 1er juillet 1978 ; […] son moyen qui tend à faire apprécier la validité de cet engagement au regard d’un traité antérieur ne peut être utilement présenté à la juridiction administrative45 ».
Le juge administratif opte malgré tout pour la première possibilité, en retenant pour texte écran la loi du 7 juillet 1977 : « Le décret attaqué se borne à appliquer les dispositions de cette loi46. » En outre, il se montre dans cette décision plus explicite qu’en 1968 : « Les moyens tirés de ce que le décret pourrait être contraire à la Constitution, aux principes consacrés par son Préambule et à l’article 138 du traité précité tendant nécessairement à faire apprécier par le juge administratif la constitutionnalité des dispositions de la loi et leur conformité à ce traité […] ne peuvent donc être accueillis47. »
La solution « des semoules » est ensuite abandonnée par le Conseil d’État lors de son arrêt Nicolo du 20 octobre 198948, lequel marque, pour le juge administratif, un tournant vers un nouveau rapport à la loi (Connil, 2012) : s’alignant avec la jurisprudence des juges constitutionnel et civil, le juge administratif accepte d’opérer un contrôle de conventionnalité de la loi, que celle-ci soit antérieure ou postérieure à l’entrée en vigueur du traité (ibid.).
La commissaire du gouvernement Marie-Dominique Hagelsteen porte, dans plusieurs de ses conclusions, une vision novatrice. Nous verrons à présent un second exemple montrant qu’elle n’a pas été suivie immédiatement mais que ses suggestions auront des effets ultérieurement en ce qui concerne la jurisprudence sur l’abrogation des règlements illégaux49.
Il s’agit de l’arrêt rendu le 30 janvier 1981, Ministre du travail et de la participation contre Société France Europe Transactions50, dans lequel le Conseil d’État a eu à se prononcer sur la question de l’abrogation des actes illégaux de l’administration. Cet arrêt peut être considéré comme l’une des étapes qui a contribué, indirectement, à mener à l’adoption de la décision Nicolo par le Conseil d’État en 1989. En effet, Madame Hagelsteen, commissaire du gouvernement sur l’affaire Ministre du travail et de la participation contre Société France Europe Transactions, préconisait déjà, en 1981, la solution qui ne sera adoptée par le juge administratif qu’en 1989 dans son grand arrêt Alitalia51. Or l’ancien vice-président du Conseil d’État Marceau Long, dans un entretien accordé en 2014, revient sur les circonstances internes de l’adoption des décisions Alitalia et Nicolo en 1989 :
« Il n’aurait, à mon sens, jamais été possible de rendre la décision Nicolo si l’assemblée du contentieux n’avait pas, quelques mois auparavant, adopté la décision Alitalia. C’est en écoutant les brillantes conclusions de Noël Chahid-Nouraï dans cette affaire que je me suis dit qu’un abandon de la jurisprudence Syndicat général des fabricants de semoules de France était possible. D’ailleurs, je me souviens qu’à la fin du délibéré sur l’affaire Alitalia, la présidente Bauchet m’avait glissé à l’oreille que, maintenant, tout était possible. » (Domino, 2014)
Selon la jurisprudence antérieure du Conseil d’État portant sur cette question52, les arrêtés préfectoraux prévoyant les jours de fermeture des commerces doivent être adoptés sur la base d’accords syndicaux représentant la volonté de la majorité des membres de la profession concernée. La société requérante invoque un changement de circonstances, dans la mesure où les syndicats ayant signé l’accord de 1937 n’existent plus, et les habitudes des consommateurs, tout comme les circuits de distribution, ont évolué depuis cette date53.
La question posée au juge était de savoir si l’administration est tenue d’abroger ses règlements illégaux, ou si elle n’est tenue de le faire que lorsque l’abrogation est demandée en raison d’un changement des circonstances de droit ou de fait, postérieur à l’intervention du règlement.
Madame Hagelsteen envisage deux possibilités. Soit le juge administratif retient que les jurisprudences sur l’exception d’illégalité et sur le changement de circonstances suffisent pour assurer le respect du principe de légalité54, soit le juge administratif substitue à la simple « faculté » de ne pas appliquer un règlement illégal une véritable obligation d’abroger un tel règlement quand la demande lui en est faite55. Cette seconde solution permettrait, selon la commissaire du gouvernement, une conciliation entre les exigences nécessaires à la liberté d’action de l’administration et l’obligation de respecter la légalité56.
Madame Hagelsteen s’appuie, comme la société partie au litige, sur la jurisprudence Leboucher et Tarandon57, jamais réaffirmée depuis, qui a énoncé la règle selon laquelle « l’auteur d’un règlement illégal, ou son supérieur hiérarchique, saisi d’une demande tendant à l’abrogation de ce règlement, est tenu d’y déférer58 ». Elle souligne que la jurisprudence Leboucher et Tarandon permet à un plus grand nombre de personnes de faire respecter le principe de légalité par l’administration59. Elle recommande d’adopter la deuxième solution et précise qu’il est nécessaire pour le juge, dans un premier temps, de vérifier la légalité des arrêtés attaqués, afin de trancher l’affaire60.
Le juge ne la suit pas. Faisant l’économie de cette vérification, il décide de maintenir les possibilités existantes61. Ainsi, soit la société devait former un recours pour excès de pouvoir tendant à obtenir l’annulation des arrêtés, ce qu’elle a fait trop tardivement, soit soulever l’exception d’illégalité des arrêtés lors d’une demande d’annulation d’une décision prise en application de ces arrêtés, ce qu’elle n’a pas fait, soit elle devait fournir des conclusions contre le refus du préfet d’abroger ces arrêtés, mais en invoquant un changement de fait ou de droit postérieurs aux arrêtés contestés, ce qui n’est pas établi qu’elle ait fait en l’espèce. Le juge administratif accueille la demande du ministre, contrairement à ce que préconise Madame Hagelsteen.
Cet arrêt de 1981 est ensuite contredit par l’article 3 du décret n° 83-1025 du 28 novembre 1983 qui prévoit que « l’autorité compétente est tenue de faire droit à toute demande tendant à l’abrogation d’un règlement illégal, soit que le règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l’illégalité résulte des circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ».
Puis, le grand arrêt Compagnie Alitalia est rendu en 1989 par le Conseil d’État, la requérante faisant référence au même décret de 1983. Les deux questions posées au juge à cette occasion étaient liées à deux obligations de l’administration : d’une part, celle d’accueillir une demande d’abrogation d’un règlement illégal, d’autre part, celle d’appliquer les directives communautaires (Long et al., 2021). À l’occasion de cette affaire, le Conseil d’État pose le principe selon lequel « l’autorité compétente, saisie d’une demande tendant à l’abrogation d’un règlement illégal, est tenue d’y déférer, soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l’illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date62 ». Le juge administratif œuvre ainsi pour l’effectivité du principe de légalité (Guyomar, Collin, 2014).
Conclusion
Marie-Dominique Hagelsteen est décédée en 2012. Avec elle, s’est tournée une des premières pages de l’histoire des pionnières du Conseil d’État.
L’apport des premières hautes fonctionnaires ayant travaillé au Conseil d’État est discret. D’une part, parce qu’au cours des presque deux décennies étudiées dans notre première partie (1953-1969), les pionnières ont rarement eu l’occasion d’instruire ou de conclure sur de grands arrêts. D’autre part, parce que leur intégration dans l’institution s’est faite sous le signe de l’assimilation et non de l’affirmation. En outre, la période étudiée correspond à une séquence temporelle considérée comme moins dense d’un point de vue jurisprudentiel (Melleray, 2019), ce qui a peut-être contribué à diminuer les opportunités pour les femmes de se voir confier des affaires exceptionnelles.
Cette discrétion ne peut se confondre avec une facilité d’intégration des femmes au Conseil d’État. On ne peut affirmer avec certitude que cette institution est exclue de celles citées dans les textes qui soulignent les difficultés auxquelles les femmes ont dû faire face, de façon générale, lorsqu’elles ont intégré la haute fonction publique. Des auteurs ont pu relever, par exemple, le fait d’exiger d’une femme qu’elle reste à son poste jusqu’à des heures tardives (Rouban, 2013).
En dépit de cette discrétion, les conclusions des premières commissaires du gouvernement ont été suivies d’effet. Les arrêts et conclusions évoqués ici n’ont pas permis de conclure à une moindre prise en compte des avis juridiques féminins.
La jurisprudence « des semoules », bien qu’obsolète à présent, a laissé une empreinte indélébile dans l’histoire du droit administratif moderne. Cependant, Madame Questiaux semble aujourd’hui moins connue que d’autres grandes personnalités ayant marqué le Conseil d’État, alors qu’elle est pourtant considérée comme faisant partie des « virtuoses du droit administratif », comme Bruno Genevois (Latour, 2004).
Nul doute que la contribution des femmes du xxie siècle au droit administratif sera plus visible. En effet, la féminisation du corps des magistrats administratifs a progressé rapidement et fortement au cours des dernières années (Sauvé, 2017). Les femmes représentent 32 % des membres, 30 % des présidents de chambre et 31 % des rapporteurs publics (ibid.). Le corps des conseillers d’État est le plus féminisé de la haute fonction publique (Bui-Xuan, 2001). La parité est proche d’être acquise pour les emplois de directeurs, de chefs de département et de chefs de bureau au Conseil d’État63. Cependant, aucune femme n’a encore vice-présidé le Conseil d’État (Champeil-Desplats, 2019).
De nos jours, la justice administrative se mobilise en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes et a signé un accord avec les organisations syndicales en faveur de l’égalité professionnelle : dans ce cadre, différentes actions sont mises en œuvre par les juridictions administratives à tous les niveaux, par exemple la visibilisation64 des femmes dans les productions écrites de la justice administrative65.
La doctrine, évoquée en introduction, a un lien étroit avec la jurisprudence dans la construction du droit ; le professeur Rivero y voyait une « collaboration nécessaire » (Rivero, 1980). À cet égard, il reste encore une marge de progrès en matière de parité dans le milieu universitaire. Mis à part le faible nombre de femmes dédicataires d’ouvrages intitulés « Mélanges en l’honneur de…66 » qui peut paraître anecdotique, on recensait, pour les années 2017-2018, sur le nombre total d’étudiants en droit, 60 % de femmes (Champeil-Desplats, 2019). En 2008, il y avait 43,5 % de femmes parmi les maîtres de conférences en poste et 30 % de professeures. En 2009-2010, en droit public, il y avait 391 hommes pour 109 femmes dans le corps des professeurs, et 476 hommes pour 330 femmes dans le corps des maîtres de conférences (ibid.). Enfin, en ce qui concerne les résultats du concours pour l’agrégation de droit public, les femmes représentaient 30 % des reçus en 2002, puis 33 % en 2014, 26 % en 2016 et 30 % en 2018, soit cette année-là 7 femmes reçues pour 23 hommes (ibid.). Autant de pistes de progression pour que le droit administratif de notre siècle soit incarné par toutes et tous.
Tableau : les pionnières du Conseil d’État
Nom | Date d’entrée au Conseil d’État |
Louise Cadoux | 1953 |
Jacqueline Bauchet | 1953 |
Suzanne Grévisse | 1953 |
Nicole Questiaux | 1955 |
Marie-Aimée Latournerie | 1963 |
Marie-Dominique Hagelsteen | 1972 |
Mme Meme | 1967 (au plus tard) |
Mme Aubin | Date inconnue |
Françoise Chandernagor | 1972 (au plus tard) |