Le thème suggéré par le Professeur Richard Desgorces, prédécesseur du Professeur Olivier Serra en tant qu’organisateur du cycle de conférences « Le droit selon… », fut à l’origine d’un sentiment de réjouissance pour la redécouverte d’un auteur quelque peu oublié1.
Henry Vizioz naît le 18 novembre 1886 à Saint-Jean-de-Maurienne dans le département de la Savoie. Il commença ses études de droit à Grenoble pour les terminer à Bordeaux. Il fut lauréat de la Faculté de droit de Bordeaux au titre du concours de droit civil de troisième année de licence en 1907. C’est à partir de cette période qu’il décida de s’engager au sein des associations estudiantines et fut l’un des fondateurs de l’Association catholique des étudiants (Malherbe, 1996, p. 151)2. Il rédigea une première thèse portant sur « la notion de quasi-contrat », qui obtint la médaille d’or du concours des thèses de l’année 1912, et une seconde sur « le fidéicommis en Prusse » en 1914. Sa préparation à l’agrégation fut interrompue par la Première Guerre mondiale, quand il fut mobilisé comme sous-lieutenant. Fait prisonnier, il ne retrouva sa liberté qu’à la fin des hostilités. Reçu au concours de l’agrégation en 1920, il fut nommé à Bordeaux. Le Doyen Léon Duguit, spécialiste de droit civil et de droit commercial, le convainquit de reprendre le cours de procédure civile pour le « régénérer » (Malherbe, 1996, p. 432). En effet, cette matière était souvent délaissée en raison de son « aridité » (Vizioz, 2011, p. 3). Vizioz réussit sa mission et devint un éminent spécialiste de la matière en y intégrant des éléments de droit comparé, notamment italien (Fatal, 2018, p. 365-380) et allemand (Vizioz, 2011, p. 16, note 3). Il publia en 1927 à la Revue générale du droit ses « Observations sur l’étude de la procédure civile », qui lui assurèrent une renommée internationale (Malherbe, 1996, p. 432). Il fut par la suite désigné par le recteur pour accéder au décanat. Il décida néanmoins de n’accepter la charge qu’après la ratification de son poste par l’assemblée des professeurs (ibid., p. 72). Elle accepta à l’unanimité. Il fut ainsi doyen du 20 janvier 1944 au 1er août 1948. Il présida l’agrégation de droit privé en 1947, puis a été à l’origine de l’École de droit de Fort-de-France. Ce fut au retour de son voyage aux Antilles qu’Henry Vizioz perdit la vie le 1er août 1948, à la suite de l’accident de son hydravion (ibid., p. 253)3. Pour lui rendre hommage, un amphithéâtre de la Faculté de droit de Bordeaux porte encore aujourd’hui son nom (ibid., p. 148-149)4.
La réédition des Études de procédure aux éditions Dalloz en 2011 permet de mettre en lumière la pensée d’Henry Vizioz dans le domaine de la procédure civile. Par le biais de ses « Observations sur l’étude de la procédure civile », il propose une relecture complète de la matière. En effet, s’il constate une « défaveur aussi persistante » (Vizioz, 2011, p. 5) envers la procédure civile, il envisage une alternative à son origine : soit elle provient de la matière elle-même, soit elle est issue d’une mauvaise conception, d’un défaut de méthode (ibid.). La conséquence n’est assurément pas similaire. Dans la première hypothèse, rien n’est envisageable pour sauver la matière, tandis que, dans la seconde, un remède peut exister (ibid.). D’une plume parfois « acerbe » (Guinchard, 2011), Henry Vizioz remet en cause l’analyse exégétique de la procédure civile. Il reproche aux auteurs de la doctrine « de n’avoir pas su s’affranchir de ce legs du passé [le Code de procédure civile de 1806] et, dans l’exécution, de trahir leur dessein » (Vizioz, 2011, p. 7). L’étude de la procédure civile ne peut donc être, selon lui, un simple commentaire de la loi (ibid.). Il faut en conséquence en finir avec le « fétichisme » (Gény, 1919, p. 70) de la loi écrite, même s’il reconnaît lui-même que l’exégèse est la suite logique de toute codification (Vizioz, 2011, p. 8). En procédant à la critique de la méthode exégétique en procédure civile, Henry Vizioz a pour objectif de reconstruire la matière. Effectivement, cette méthode analytique qui se focalise sur la lettre du texte amène la doctrine à se concentrer exclusivement sur le formalisme tout en oubliant la réalité sociale qui sous-tend les règles de droit (ibid.). Une telle analyse pragmatique du droit est d’ailleurs en adéquation avec la pensée du Doyen François Gény. Il a réaffirmé son aversion pour l’exégèse dans la préface d’un manuel de procédure civile publié en 1944 (ibid., p. 165). Henry Vizioz est ainsi le premier à envisager un droit processuel, bien qu’il ne retienne pas pleinement cette qualification, plutôt qu’un droit de la procédure (Guinchard, Varinard, Debard, 2021, p. 5). Les quelques lignes suivantes extraites d’une note de ses « Observations sur l’étude de la procédure civile » sont à cet égard très éclairantes :
« Les termes de procédure, de droit procédural, ont l’inconvénient de mettre exclusivement en relief le côté formaliste, extérieur du procès : on oppose d’ordinaire les règles de procédure aux règles de fond. […] une étude scientifique de la procédure doit s’orienter de plus en plus vers ces problèmes de fond. […] En même temps que de droit processuel, on parlerait de rapports processuels, de situations processuelles, et de processualistes pour désigner les auteurs qui s’adonnent à l’étude de cette branche du droit […]. » (Vizioz, 2011, p. 13-14, note 2).
Dans cette vision renouvelée de la procédure civile, le procès civil ne s’étudie plus au prisme de la pure technique ; il convient dorénavant de prendre en considération des principes directeurs (Guinchard et al., 2022, p. 21). Le dessein du droit processuel est alors d’envisager l’ensemble des procès – civil, pénal et administratif, disciplinaire ou encore communautaire (Frison-Roche, Baranes, Robert, 1993, p. 9) – pour en dégager des principes communs et développer une théorie générale du procès (Cadiet, Normand, Amrani-Mekki, 2020). L’analyse d’Henry Vizioz trouva sa consécration dans la création d’un enseignement de droit processuel (Motulsky, 1973). D’ailleurs, la réédition des Études de procédure dans la « Bibliothèque Dalloz », qui a pour « vocation la réédition d’œuvres qui, bien qu’appartenant déjà à l’histoire de la pensée politique, juridique ou économique, conservent une actualité incontestable », illustre l’intérêt indéniable de la doctrine pour le droit processuel.
Dans cette perspective, il n’est de méthode plus honnête que de suivre pas à pas l’analyse d’Henry Vizioz dans la réédition des Études de procédure : il conviendra tout d’abord de rappeler son ouverture d’esprit à la doctrine tant étrangère que publiciste (1) pour envisager successivement ses théories de l’action (2), de la juridiction (3) et de l’instance (4). Nous laisserons donc de côté le commentaire de la réforme de l’appel par la loi du 23 mai 1942, les réflexions quant à l’arbitrage et les questions liées aux voies d’exécution.
1. L’ouverture d’esprit d’Henry Vizioz à la doctrine
En prolégomènes, il convient d’indiquer que, si la conception du droit processuel était à l’origine une comparaison « brute » (Guinchard et al., 2022, p. 24) des procédures administrative, pénale et civile, elle dépasse désormais cette analyse comparatiste. Le droit processuel se retrouve « irrigué par des standards communs à tous les procès, nationaux ou internationaux, peu important qu’ils relèvent de la matière civile ou de la matière pénale, standards provenant de sources internationales, pour l’essentiel européennes, mais aussi de sources constitutionnelles » (Guinchard, 2011). L’analyse d’Henry Vizioz s’est, de fait, étoffée pour intégrer d’autres éléments, notamment issus de la Convention européenne des droits de l’homme.
Pour développer ses principes de droit processuel, Henry Vizioz, faisant preuve d’ouverture d’esprit, utilisera la littérature juridique étrangère, plus spécifiquement allemande et italienne. Ce recours à de la doctrine étrangère n’allait pourtant pas de soi à l’époque, la fin de la Grande Guerre contre l’Allemagne s’étant terminée neuf ans avant la publication de son article « Observations sur l’étude de la procédure civile ». À côté de la littérature étrangère, il usera de la doctrine publiciste française. L’utilisation de la doctrine est en conséquence un pilier fondateur de la reconstruction de la procédure civile française.
Henry Vizioz estime que, pour « rechercher le but social des règles et des institutions de la procédure, [la doctrine doit faire] appel à l’histoire, au droit comparé, à la jurisprudence », et ce dans un objectif de fécondité du droit processuel (Vizioz, 2011, p. 15)5. Pour ce faire, il divise son raisonnement en deux parties : tout d’abord, il regarde la doctrine étrangère ; ensuite, il évoque celle publiciste française.
En premier lieu, pour développer une « étude vraiment scientifique de la procédure » (Vizioz, 2011, p. 16), Henry Vizioz fait appel à la doctrine allemande. En effet, en lieu et place d’un repli sur le droit français à la suite de la Première Guerre mondiale, il démontre que les processualistes allemands avaient déjà une conception scientifique de la matière. Sans en résumer le contenu ni en faire la critique, il estime qu’il s’agit d’une « contribution précieuse […] non seulement à la science de la procédure mais à la science juridique en général » (ibid., p. 17-18). Il est intéressant de mentionner que le droit allemand, qui réfléchit aux théories de l’action, de la juridiction et du jugement, est pour l’auteur tout ce que n’est pas le droit français. Le droit italien prendra exemple sur ces analyses allemandes. Henry Vizioz accorde d’ailleurs sa préférence au droit italien. Il évoque le Professeur Chiovenda, qui avait écrit les Principes de droit processuel. Ce dernier avait par ailleurs réduit le procès à deux notions maîtresses : l’action et le rapport processuel. Il est opportun d’indiquer que, si Henry Vizioz ne partagera pas l’ensemble des analyses de l’auteur italien, Chiovenda laisse toutefois « l’impression d’une construction solidement charpentée, dont toutes les parties se relient harmonieusement, d’une magnifique synthèse doctrinale de la procédure civile » (ibid., p. 24). La doctrine française semble pourtant être restée réfractaire quant à ses analyses étrangères. En effet, la majorité des auteurs restait attachée au texte légal et ne se souciait guère des problèmes de fond. Seuls deux auteurs de droit privé semblent avoir pris en compte cette évolution (ibid., p. 25) : René Japiot et Albert Tissier (Glasson, Tissier, 1926).
À côté de la doctrine étrangère, Henry Vizioz va étudier les auteurs publicistes qui avaient commencé à analyser la procédure sous un angle scientifique. Ainsi, seulement quatre ans après l’article « Observations sur l’étude de la procédure civile », il en publie un second, tout aussi fondateur, intitulé « Les notions fondamentales de la procédure civile et la doctrine française du droit public ». Dans sa préface des Études de procédure, M. Guinchard met en avant l’idée que rien dans le texte de 1927 ne laissait supposer qu’Henry Vizioz aurait un intérêt pour la doctrine publiciste (Guinchard, 2011). Il y consacrera pourtant 110 pages. En introduction de son article, Henry Vizioz traite des notions fondamentales de procédure qui « dominent toute espèce de procès » (Vizioz, 2011, p. 53), à savoir celles de la juridiction, de l’action et de l’instance. Il va alors étudier quatre auteurs : Carré de Malberg, Duguit, Hauriou et Jèze. Les recherches menées par ces auteurs ont un double mérite. Premièrement, elles ont mis en lumière l’ampleur et la complexité des notions qui irriguent le droit procédural, plus généralement la théorie générale du droit ; deuxièmement, elles ont suscité un vif intérêt pour les problèmes de fond (ibid., p. 54). Si Henry Vizioz fait appel à la doctrine publiciste pour étayer ses propos, c’est en raison de l’origine jurisprudentielle du droit public (ibid., p. 55). N’ayant pas une règle légale comme source de droit, la jurisprudence et la doctrine publiciste ont dû dégager des principes, leurs conditions et leurs effets. Vizioz remarque toutefois que l’aspect procédural du droit public n’est pas à l’origine de ces réflexions, c’est au contraire la problématique de la séparation des pouvoirs qui en serait la source (ibid., p. 58).
Avec le soutien de cette littérature juridique – étrangère et publiciste française – Henry Vizioz va offrir aux processualistes une lecture, voire une relecture, des théories de l’action, de la juridiction et de l’instance. Effectivement, il convient de rappeler que les ouvrages du xixe siècle n’accordaient qu’une place restreinte à ces théories (ibid., p. 27).
2. La théorie de l’action
Henry Vizioz a remarqué que les auteurs de procédure civile avaient tendance à rapprocher l’action de la compétence. Elle n’en était que le préambule (ibid.,). Sur la notion même de l’action, peu d’auteurs s’attardaient. Au contraire, ils ne s’intéressaient qu’à la classification des actions. Pour affiner sa théorie de l’action, il va faire référence aux auteurs de droit public, même s’ils « ne se sont guère souciés d’approfondir la théorie de l’action » (ibid., p. 127). En effet, leur objectif était de « concentr[er] toute leur attention sur le détail d’une évolution jurisprudentielle dont ils discernaient l’importance pour le développement ultérieur de l’ensemble du droit administratif » (ibid., p. 128).
Pour ces auteurs du xixe siècle, l’action peut revêtir deux aspects : soit être le recours à la justice, soit être un aspect du droit lui-même que le juge doit reconnaître et protéger (ibid., 2011, p. 27-28). Pour le dire plus simplement, l’action était soit assimilée au droit d’accès aux tribunaux, soit au droit substantiel. La première conception est évidente ; la seconde est, quant à elle, plus récente. L’action serait donc « le pouvoir de réclamer en justice ce qui nous est dû ou ce qui nous appartient, […] la sanction, la garantie d’un autre droit : droit de créance ou droit réel. Or, la sanction est un corollaire du droit. Le droit implique donc l’action : elle lui est inhérente » (ibid., p. 29-30). Cette analyse, issue des écrits de Démolombe énonçant que « l’action est le droit mis en mouvement, à l’état de guerre » (Démolombe, 1872, p. 201), sera toutefois remise en cause.
En effet, il était clairement énoncé qu’une action se fondait nécessairement sur un droit préexistant. Mais comment expliquer l’action publique ? ou encore le pourvoi dans l’intérêt de la loi ? En étudiant les écrits des auteurs de droit public, Henry Vizioz conforte son idée que l’action doit être distinguée du droit substantiel. À cet égard, Duguit, auteur de droit public, ne confondait pas l’action avec le droit déduit en justice. Il convient, de fait, de séparer l’action du droit qui la sous-tend. Une action peut être mise en œuvre sans invoquer un droit, tout simplement en alléguant la violation de la loi (Vizioz, 2011, p. 133). C’est exactement cette idée qui est mise en avant pour justifier l’action publique, l’action en nullité, car il n’y a pas de droit à la nullité ou encore l’ancienne action possessoire où la possession n’était pas un droit mais un simple fait6. Une même idée se trouve en droit public avec le recours en excès de pouvoir.
De plus, il était mis en avant que, pour un droit, il ne pouvait y avoir qu’une action. Il est pourtant possible de cumuler plusieurs actions se fondant sur un même droit, à l’instar du cumul de l’action publique et de l’action civile pour une seule et même infraction (ibid., p. 32). Sur ce point, les auteurs du XIXe siècle se contredisaient puisqu’ils admettaient cette possibilité de cumul.
Enfin, si l’action se confond avec le droit, elle va aussi se confondre avec les conditions d’existence du droit (ibid., p. 33). Il y en a quatre : le droit, l’intérêt, la qualité et la capacité. Reprenons-les successivement.
En premier lieu, pour intenter une action, il faudrait un droit. C’est évident, car l’action ne serait ici que le droit déduit en justice. Pour autant, il est incompréhensible que le droit soit en lui-même une condition de l’action. Henry Vizioz explique cette analyse en remarquant qu’il y avait eu un recopiage des textes antérieurs : auparavant, l’action était distinguée du droit dont on demandait au juge la reconnaissance et la protection (ibid.). Ce qui n’est pas le cas dans les écrits de l’époque contemporaine d’Henry Vizioz : si l’action est le droit, le droit ne peut donc être une condition d’existence de l’action. La jurisprudence récente valide ce raisonnement7.
Ensuite, il convient d’avoir un intérêt. Pour ces auteurs du xixe siècle, cet intérêt va résider dans le droit contesté, méconnu ou violé. Ces derniers mettaient en lumière deux possibilités, à savoir l’intérêt légitime8 pécuniaire ou moral et le préjudice qui ne s’était pas encore réalisé. Henry Vizioz va s’en étonner. En effet, comment est-il possible de concilier la recevabilité de l’action pour prévenir un dommage imminent avec l’idée que l’action suppose un droit contesté, méconnu ou violé ? Par conséquent, s’il est utile de s’adresser à la justice en cas de préjudice éventuel, il ne devrait pas y avoir d’action faute de droit contesté, méconnu ou violé. Le doyen bordelais estime alors que la définition de l’action est inexacte, sauf à admettre que le droit se met en mouvement dès lors qu’il risque d’être contesté, méconnu ou violé et non plus seulement dès qu’il l’est. Il est intéressant d’indiquer qu’à l’origine, le doyen Hauriou ne prenait en compte que l’intérêt (ibid., p. 130), avant d’y rajouter le caractère légitime de cet intérêt.
Par la suite, Henry Vizioz évoque la qualité comme troisième condition. Les auteurs de l’époque ne s’entendaient pas sur sa définition : certains considéraient qu’il s’agissait du titre auquel on figurait dans l’acte juridique ou dans le procès (est-ce alors vraiment une condition ?) ; pour d’autres, il s’agissait de la faculté légale d’agir en justice. Tous étaient d’accord, en revanche, pour dire que la qualité était celle du titulaire du droit litigieux. Pour autant, Henry Vizioz s’étonne encore :
« Mais si, avoir qualité, c’est être titulaire du droit litigieux, la faculté légale d’agir en justice se confond avec le droit muni d’action, avec l’action. La qualité s’évanouit. Du moins on ne peut plus y voir une condition spéciale d’exercice des actions. » (ibid., p. 35)
Il est des hypothèses où ce n’est pas le titulaire du droit qui agit en justice mais un tiers, à l’image de la représentation en justice. Dans cette hypothèse, ce ne serait pas vers l’action qu’il faudrait se tourner pour Henry Vizioz, mais vers l’instance et ses conditions. Les auteurs n’ont donc pas examiné sous « [son] véritable jour » (ibid.) l’action. Aujourd’hui encore, la qualité est une condition d’existence de l’action (Guinchard et al., 2022, p. 173-206).
Pour terminer, Vizioz se questionne sur la condition de capacité. De nos jours, elle n’est pas une condition d’existence de l’action, mais de régularité de son exercice (Guinchard et al., 2022, p. 159). Ainsi, pour le doyen bordelais, toute personne peut plaider sauf si elle a été déclarée incapable par la loi. Dès lors, si l’action se confond avec le droit, la capacité pour exercer l’action devrait être la même que celle requise pour exercer le droit. Cependant, Vizioz remarquait que tel n’était pas toujours le cas. Pour illustrer ses propos, il donnait l’exemple d’une femme mariée non séparée de corps ne pouvant ester en justice sans l’accord de son mari, alors qu’elle avait pu faire seule l’acte litigieux. Bien entendu, cet aspect a disparu avec la réforme du 18 février 1938 qui a permis aux femmes mariées d’ester en justice sans l’autorisation de leur mari (Vizioz, 2011, p. 215).
Mais alors qu’est-ce que l’action ? Les processualistes français ne se sont pas posé cette question. Il faut se tourner vers les auteurs de droit public. Duguit estimait que l’action était la voie de droit par excellence. Il s’agit pour le plaideur de la Faculté de s’adresser au juge. Cependant, il réfutait l’analyse qui assimilait l’action à un droit subjectif distinct. En effet, il énonçait l’impossibilité de déterminer qui était le sujet passif de ce droit : était-ce le plaideur ? le défendeur ? Il est au surplus des hypothèses où il n’y a pas de défendeur et, s’il y en a un, aucune obligation ne s’impose à lui (ibid., p. 138). Cette analyse va pourtant à l’encontre de la théorie de Chiovenda qui voyait dans l’action un droit subjectif sans obligation correspondante. Théorie que réfutera Henry Vizioz (ibid., p. 139, note 1). En définitive, pour Duguit, l’action est la demande en justice. Théorie que réfutera encore Henry Vizioz (ibid., p. 145-147), puisque « la possibilité de mettre en mouvement une voie de droit ne saurait être confondue avec la voie de droit elle-même, ni avec la demande en justice, car la demande met en œuvre la voie de droit, et n’est donc pas la simple possibilité de la mettre en œuvre » (ibid., p. 145). Il faut alors se tourner vers Jèze pour trouver la théorie de l’action qui sera validée par Henry Vizioz : c’est un pouvoir légal, impersonnel et objectif. Ce n’est donc pas un droit à proprement parler ; l’action est une « situation légale impersonnelle, objective, un status » (ibid., p. 148). Ainsi, pour reprendre les propos de l’auteur :
« Tout justiciable dispose en effet de ce pouvoir ; il est créé et réglé exclusivement et impersonnellement par la loi, il est le même pour tous les individus qui se trouvent dans les conditions fixées par la loi ; il est permanent ; il peut être exercé indéfiniment et son exercice n’empêche pas le justiciable de recourir de nouveau à la justice ; il ne peut faire l’objet d'une renonciation générale, absolue : si un citoyen déclarait d’une manière générale ne plus vouloir s’adresser à la justice en cas de différend, cette renonciation ne produirait aucun effet. » (ibid.)
L’action ne doit pas se confondre avec le droit déduit en justice, c’est un pouvoir qui est général, impersonnel et objectif qui va se traduire par un acte juridique, à savoir la demande en justice. Cette théorie diffère de celle des processualistes classiques qui voyaient dans le droit d’action un pouvoir subjectif, alors que Jèze y voit un droit objectif. Conception validée par Henry Vizioz qui écrivit :
« Et il semble bien que l’action, que le pouvoir d’agir en justice, pouvoir général directement accordé par le droit objectif, présente, quel que soit l’aspect sous lequel on l’envisage, un caractère nettement objectif. » (ibid., p. 150)
La conception défendue par Henry Vizioz n’est pas celle qui sera retenue à l’aune de la réforme de la procédure civile. Effectivement, Motulsky estimera que cette analyse entraînerait une confusion entre les notions d’action et d’accès aux tribunaux (Motulsky, 1964, p. 215). En conséquence, l’action a pour nature d’être un droit subjectif autonome distinct du droit substantiel (Terré, 2015, p. 576 ; Cadiet, Jeuland, 2020, p. 291). L’action est définie comme un véritable droit d’agir ou d’être entendu par l’article 30 du Code de procédure civile qui opère bien une distinction entre le droit et l’action. Cela n’est pas exempt de critique. M. Guinchard reprendra à son compte en partie la théorie d’Henry Vizioz voyant dans l’action une prérogative légale facultative (Guinchard et al., 2022, p. 135), voire un droit fondamental.
À côté de cette théorie de l’action, Henry Vizioz s’est aussi interrogé sur la théorie de la juridiction.
3. La théorie de la juridiction
Dans son article « Observations sur l’étude de la procédure civile », Henry Vizioz constate que peu d’auteurs, si ce n’est aucun, ont étudié la théorie de la juridiction. Selon lui, il n’est pas possible d’analyser les considérations générales des ouvrages sur le pouvoir judiciaire comme étant une théorie de la juridiction (Vizioz, 2011, p. 38). Une idée est toutefois en germe dans ces propos. Les auteurs qui opèrent une classification des jugements et qui distinguent la juridiction contentieuse de la juridiction gracieuse ne touchent que parcellairement à la théorie de la juridiction. La fonction juridictionnelle qui est présente dans la juridiction contentieuse va consister à trancher des contestations et des différends (ibid., p. 41). Toutefois, Henry Vizioz se pose de nombreuses questions à la suite de cette définition :
« Mais quand peut-on dire qu’il existe une contestation ? Et au moyen de quels actes se réalise cette fonction ? Quels sont les caractères spécifiques de l’acte de juridiction, qui permettront de le reconnaître et de le séparer des autres actes du juge ? » (ibid., p. 41-42)
Les auteurs de l’époque n’apportent aucune réponse précise à ces problèmes. Sur ce point, le doyen bordelais estime que la doctrine avait une vénération pour ses devanciers sur cette théorie de la juridiction, à l’instar d’Henrion de Pansey et de son ouvrage De l’autorité judiciaire en France. La doctrine étant fuyante sur le sujet, il est assez remarquable que les effets des jugements, plus particulièrement l’autorité de la chose jugée, aient pu être analysés. D’une plume acerbe, Henry Vizioz rétorque que c’est la présence dans le Code civil de l’autorité de la chose jugée – à l’article 1351 – qui a entraîné des écrits. Sans le secours de la doctrine civiliste, certains éléments n’auraient quasiment pas été étudiés. Il s’agit par exemple de la nature des jugements avant dire droit (Castanier, 2018), des ordonnances de référé, des ordonnances sur requête – qui seraient pour l’auteur des actes administratifs du point de vue matériel (Vizioz, 2011, p. 243-247) – ou encore de la nature du recours en cassation. Au sein de son second article fondateur, « Les notions fondamentales de la procédure civile et la doctrine française du droit public », Henry Vizioz remarque que deux écoles s’opposent quant à la théorie de la juridiction : certains caractérisent la fonction juridictionnelle d’un point de vue formel, tandis que d’autres l’envisagent d’un point de vue matériel. Pour étayer ses propos, le doyen bordelais fait encore appel aux auteurs de droit public.
Il commence par évoquer Carré de Malberg pour qui la fonction juridictionnelle était liée au formalisme. En d’autres mots, celle-ci ne peut se caractériser d’après son objet qui est soit de trancher des litiges, soit de dire le droit (ibid., p. 60-61). En effet, pour l’auteur de droit public, le juge peut créer du droit pour éviter le déni de justice. Matériellement, rien ne distingue l’acte législatif ou l’acte administratif de l’acte juridictionnel. Formellement, il y a des distinctions. Premièrement, le juge est limité au litige et sa décision n’engendrera du droit qu’inter partes. Deuxièmement, les règles organisant l’autorité juridictionnelle justifient la valeur singulière des décisions de justice qui ont autorité de chose jugée (ibid., p. 69). Henry Vizioz rejette complètement cette théorie : elle est « propre à entretenir l’obscurité et la confusion » (ibid., p. 71). En effet, si l’on se fonde essentiellement sur la forme, il n’y a aucune explication pour que des actes d’un même tribunal accomplis avec les mêmes formes aient des effets variés. C’est par exemple le cas des mesures d’administration judiciaire prises par une juge et qui ne sont pas des actes juridictionnels ou des autorités administratives indépendantes qui prennent des décisions juridictionnelles sans être des juridictions9. Cette théorie ne se fondait alors que sur la qualité de l’organe.
Par la suite, Vizioz réunit les théories de Jèze et de Duguit qui se caractérisent par un point de vue matériel. Ce n’est pas la qualité des organes qui est essentielle mais la nature des actes accomplis. Il faut alors étudier l’acte juridique en lui-même. Pour le premier auteur, Jèze, l’acte juridique « est une manifestation de volonté en exercice d’un pouvoir légal, en vue de produire un effet de droit » (Vizioz, 2011, p. 74). C’est donc le contenu de l’acte qui va être le critère de distinction. Si cet acte constate une situation juridique préexistante générale ou individuelle, voire un fait, c’est un acte juridictionnel. La constatation seule ne suffit pas ; cet acte doit avoir force de vérité légale, c'est-à-dire autorité de chose jugée (ibid., p. 75). Henry Vizioz critique cette théorie car il dépend du seul législateur qu’une constatation soit ou non un acte de juridiction. Si le législateur ne se prononce pas, il faudra interpréter sa volonté. Selon le doyen bordelais « on risque d’être entraîné à des solutions hasardeuses et empiriques ou à des assimilations contestables » (ibid., p. 78). De plus, au regard de cette théorie, ce sont les effets de l’acte qui en déterminent la nature. Le raisonnement est faussé par inversion. Le second auteur, Duguit, se focalise sur la structure de l’acte. Un élément nouveau se trouve dans l’acte juridictionnel : la prétention. Cette dernière soumet au juge une question de droit qu’il doit résoudre par le biais d’une solution, d’une constatation. Celle-ci aura force de vérité légale. L’acte juridictionnel est un acte complexe (ibid., p. 86) comportant une prétention, une constatation et une décision qui est la conséquence directe de la constatation et qui vise à sa réalisation concrète. Henry Vizioz critique la théorie. Il est difficile de déterminer quel est l’élément déterminant de l’acte juridictionnel. Est-ce le volet décision ? est-ce le volet constatation ? ou sont-ce les deux combinés ? Sur ce dernier point, il a remarqué que des actes administratifs étaient des décisions sans pour autant être qualifiés d’acte juridictionnel. En outre, M. Guinchard se demande si ce n’est pas le seul volet constatation qui est important, car il remarque que la prétention est extérieure à l’acte et que de nombreux actes juridictionnels n’ont pas de décision consécutive (Guinchard et al., 2022, p. 823). C’est notamment le cas des questions préjudicielles. Au regard de ces deux théories, Henry Vizioz estime qu’il y a juridiction dès lors que l’agent public vient trancher une question de droit – une prétention –, qu’il la résout par le biais d’une constatation certaine généralement suivie d’une décision. Cependant, ce n’est pas au législateur de déterminer si c’est un acte de juridiction, il faut seulement « rechercher simplement si l’agent public est ou non intervenu avant tout pour résoudre une question de droit, pour statuer sur une prétention d’ordre juridique » (Vizioz, 2011, p. 94). Il termine ainsi son exposé, passage qui mérite d’être repris in extenso :
« Quoi qu’il en soit de cette question, l’exposé qui précède n’autorise-t-il pas à conclure que c’est ici la fonction qui appelle l’acte et non l’acte qui appelle la fonction ? Ce n’est point de l’existence d’actes juridictionnels ayant une nature spécifique qu’on peut induire l’existence d’une fonction juridictionnelle distincte, mais c’est parce qu’une fonction spéciale s’impose à l’État, fonction qui consiste à trancher des prétentions, qu’il existe des actes présentant un caractère propre, adapté à l’objet de cette fonction : la nature de l’acte juridictionnel est donc d’ordre “fonctionnel”. Autant dire que les fonctions de l’État, tout au moins la fonction juridictionnelle, doivent être caractérisées et différenciées d’après leur objet, qu’elles ne peuvent pas l’être exclusivement d’après la nature interne, le contenu des actes par lesquels elles se traduisent. » (Vizioz, 2011, p. 97)
Pour conclure sur la théorie de la juridiction, Henry Vizioz fait appel à Hauriou. Ce dernier énonce que trois éléments sont importants : une contestation, une acceptation des parties à régler pacifiquement le litige et un juge public (ibid., p. 99). Il est intéressant de mentionner que l’analyse d’Hauriou ne fait pas mention de la théorie de la juridiction. Il parle plutôt du contentieux. Il apparaît toutefois aux yeux d’Henry Vizioz que les deux sont similaires (ibid., p. 107). La théorie de cet auteur de droit public se fonde principalement sur l’idée d’une contestation. Cependant, l’absence même d’une contestation ne permet pas de refuser à un acte tout caractère juridictionnel, à l’image de la prétention unilatérale. Il s’agit par exemple du recours pour excès de pouvoir (ibid., p. 109 ; Guinchard et al., 2022, p. 822) ou encore du pourvoi en cassation dans l’intérêt de la loi par le procureur général près la Cour de cassation. In fine, la théorie d’Hauriou se place tant au point de vue matériel – une contestation – que formel – un juge public qui statue à la suite d’une instance contradictoire, acceptée par les plaideurs et dont la décision aura autorité de chose jugée. Henry Vizioz ne souscrit pas à cette théorie : il réaffirme l’idée que la fonction juridictionnelle se définit par rapport à son objet qui est de trancher des prétentions de droit (Vizioz, 2011, p. 122) ce qui permet d’en avoir une notion précise. C’est donc le critère matériel qui doit prédominer (ibid., p. 239).
La conception défendue par Vizioz se focalisant essentiellement sur le critère matériel est de nos jours toujours prise en considération. Par ailleurs, il avait admis les deux effets de l’acte juridictionnel, à savoir le dessaisissement du juge et l’autorité de la chose jugée (ibid., p. 238). Il faut toutefois faire mention d’une dernière théorie qui n’avait pas été évoquée par Henry Vizioz et à laquelle il n’accordait que peu d’importance : la conception téléologique. Issue des écrits de Guillien de 1931 et reprise par M. Guinchard, cette analyse se fonde sur le but de l’acte, sa finalité (Guinchard et al., 2022, p. 823). L’acte juridictionnel constate l’atteinte au droit, il devient un « pur acte de l’intelligence » (ibid., p. 824). Il apparaît toutefois que ces différentes théories n’ont pas résolu le problème de la définition de l’acte juridictionnel. Une combinaison du critère formel et du critère matériel doit en conséquence être mise en œuvre :
« Il est en effet des actes qui, tout en étant juridictionnels au point de vue matériel, ne le sont pas au point de vue formel : cela se produit, par exemple, lorsqu’un fonctionnaire a le droit d’annuler l’acte d’un subordonné pour illégalité. Cette annulation a la nature d’un jugement, mais n’est pas entourée des garanties organiques et procédurales. » (ibid., p. 826)
Cette position médiane est celle qui est mise en œuvre par la Cour européenne des droits de l’homme qui définit une juridiction comme un organe qui « tranche, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence10 ».
À côté des théories de l’action et de la juridiction, Henry Vizioz s’est aussi interrogé sur la théorie de l’instance.
4. La théorie de l’instance
Un constat s’impose quant à la théorie de l’instance. Ni les auteurs de droit privé ni les auteurs de droit public ne se sont véritablement intéressés à la définition du procès. Ce terme a alors deux acceptions pour les auteurs : soit au sens du litige, soit au sens de la procédure jugée (Vizioz, 2011, p. 45). Mais la doctrine se contentait d’examiner l’aspect extérieur du procès, sa forme jugée (ibid., p. 45 et p. 150). En d’autres termes il n’y avait aucun questionnement sur des problèmes de fond, à l’instar de la notion de parties, des conditions de formation de l’instance, de ses éléments constitutifs ou de sa nature. Henry Vizioz remarque pourtant une divergence entre Duguit et Jèze quant à la demande en justice : il se ralliera d’ailleurs à la conception du second en analysant la demande en justice comme un acte-condition jugée (ibid., p. 155). Un point mérite notre attention, à savoir la notion de parties (Veyre, 2019). La conception d’Henry Vizioz sera prémonitoire (Guinchard, 2011). En effet, il énonce que la demande en justice ne fait pas naître un rapport de créance, d’obligation entre le demandeur et le défendeur. Si ce dernier refuse de réaliser les actes du procès, il sera jugé par défaut. Il sera condamné non pas en raison d’une sanction de son défaut, mais bien parce que la prétention du demandeur sera considérée comme bien fondée (Vizioz, 2011, p. 160). À titre d’exemple, la Cour de cassation a examiné cette notion de parties à l’aune de l’éventuel appel des candidats évincés de la reprise d’une entreprise en difficulté qui n’ont pas été considérées comme des parties11. Ainsi, pour continuer son exposé de droit comparé, Vizioz évoque Hauriou. Pour ce dernier, une partie est le « plaideur complètement subordonné à l’instance et la qualité de partie n’intervient que dans la question du défaut, des dépens et de l’autorité de la chose jugée » ou, plus généralement, « le[s] plaideur[s] qui invoque[nt] des droits » (ibid., p. 158-159). Jèze, quant à lui, se contente de définir les parties comme les particuliers figurant au procès (ibid., p. 159). Henry Vizioz s’étonne de ce désintérêt. En effet, la notion de parties est cruciale. Il remarque que la définition traditionnelle de la notion ne peut s’appliquer dans le domaine processuel. Ainsi, une partie dans le droit des contrats est l’auteur d’un acte juridique qui va s’opposer au tiers (ibid., p. 158, note 1). Mais, en droit processuel, le juge est l’auteur du jugement – acte juridique –, non les plaideurs : c’est le premier qui devrait recevoir le qualificatif de partie. Cette analyse peut s’expliquer par la controverse qui a existé quant à la nature contractuelle ou quasi-contractuelle du lien d’instance. Une telle conception est erronée. D’une part, l’origine de l’action du demandeur ne se trouve pas dans un contrat passé mais est au contraire au sein de la loi. D’autre part, le défendeur subit le procès et, même s’il ne comparaît pas, il sera jugé (Guinchard et al., 2022, p. 359). En conséquence, le doyen bordelais énonce que le qualificatif de partie est plus large que les personnes ayant participé aux actes du procès (exemple du défaillant) ; c’est plutôt une « situation juridique de caractère objectif » (Vizioz, 2011, p. 158, note 1).
Dans ses deux articles fondateurs « Observations sur l’étude de la procédure civile » et « Les notions fondamentales de la procédure civile et la doctrine française du droit public », Vizioz ne développe pas de manière approfondie cette théorie de l’instance. Il faut donc se référer à la partie spéciale des Études de procédure pour mettre en lumière toute sa pensée. Il remarque par exemple l’existence de principes directeurs12, à l’image du principe du contradictoire ou de celui d’impulsion (Guinchard et al., 2022, p. 387). Ce dernier énonce que ce sont les parties qui sont à l’origine de l’instance ; celui du contradictoire – souvent confondu avec les droits de la défense (Vizioz, 2011, p. 443) – implique selon Henry Vizioz « la liberté pour les parties, leurs représentants ou leurs défenseurs de faire connaître au juge tout ce qui est nécessaire ou utile au succès de leurs demandes, tout ce qui peut concourir à la manifestation de la vérité » (ibid., p. 443-444). Ce principe a une portée générale, car il s’applique à « toute espèce de procès juridictionnel, qu’il soit civil, administratif, pénal ou disciplinaire » (ibid., p. 447). C’est à ce titre que Vizioz considère que ce principe est « la garantie d’une élémentaire justice » (ibid.). D’autant plus que le contradictoire est opposable au juge : il ne peut asseoir sa décision sur des éléments qui n’auraient pas été discutés par les parties (ibid., p. 448). Si la théorie de l’instance d’Henry Vizioz s’est limitée aux questions du contradictoire, elle reste pour autant d’actualité.
En conclusion de son article « Les notions fondamentales de la procédure civile et la doctrine française du droit public », Henry Vizioz apprécie la contribution des auteurs du droit public à la science de la procédure. Ainsi, il énonce clairement :
« On est encore plus convaincu, après les avoir lus, qu’il est impossible d’élaborer des théories satisfaisantes de l’action, de la juridiction, de l’instance, en s’attachant exclusivement au procès civil, que ces théories dominent tous les types de procès et leur sont communes. Les erreurs ou les lacunes des processualistes tiennent en partie à ce qu’ils n’ont pas voulu ou su s’élever à cette vision d’ensemble. » (ibid., p. 161)
La puissance de la pensée d’Henry Vizioz ne sera égalée que par Motulsky (Guinchard, 2011). Il est le premier à envisager la procédure civile autrement que sous son aspect formaliste : par la prise en compte des théories de l’action, de la juridiction et de l’instance, il évoque les problèmes de fond de la matière. De nos jours, les traités et manuels de procédure civile continuent à élaborer leur plan en se fondant sur les théories conceptualisées par le doyen bordelais. Il est cependant envisageable d’opérer une critique de l’analyse d’Henry Vizioz en ce sens qu’elle n’est qu’une ébauche (ibid.). Ainsi, s’il avait envisagé de son vivant de publier un traité de procédure civile, celui-ci n’était pas un traité de droit processuel13. Dans ses notes de jurisprudence, Vizioz n’opère pas de comparaison des différents procès, il se contente d’évoquer la procédure civile. Ce n’est que Motulsky qui rédigera le premier véritable ouvrage de droit processuel. À cet égard, M. Guinchard n’hésite pas à énoncer que « le droit processuel est en réalité une théorie générale du procès axée sur les théories de l’action, de la juridiction et de l’instance, mais [qu’]aucun élément des deux autres contentieux ne vient conforter sa pensée […] » (ibid.). De même, le droit processuel envisagé par Henry Vizioz n’est pas celui en vigueur aujourd’hui. Les droits fondamentaux s’insèrent désormais à l’intérieur de la matière, la procédure étant devenue « un instrument de mesure de l’effectivité de la démocratie dans notre pays » (ibid.). Un aspect de la pensée d’Henry Vizioz serait de nos jours insoutenable : il n’opère pas de critique du statut vichyste des juifs s’agissant des actions déclaratoires de la « race juive » (ibid.). Ne remettant pas en cause la légitimité de la législation, il demeure dans ce domaine d’une froide technicité (ibid., p. 197-200).
Concluons cet article en citant la conclusion d’Henry Vizioz à son article « Les notions fondamentales de la procédure civile et la doctrine française du droit public » :
« [La doctrine de la procédure] témoigne d’ailleurs avec force qu’au-dessus des théories et des notions techniques propres à chaque branche, il existe des théories, des notions générales et communes sur lesquelles il faut de toute nécessité, pour un progrès durable de la science du droit, que les juristes de toute catégorie finissent par s’entendre. » (ibid., p. 163-164)