La « constitutionnalisation du droit » (Favoreu, 1996) n’exclut aucune de ses « branches » (Mathieu, Verpeaux, 1998) et la matière fiscale n’échappe en rien à cette règle (Vidal-Naquet, 2011, p. 89). La doctrine a ainsi mis en évidence un « droit fiscal constitutionnel » (Philip, 2014) ou un « droit constitutionnel fiscal » (Lignereux, 2020) caractérisé par des règles fondamentales de rang constitutionnel irrigant la loi fiscale, l’administration des finances publiques et les décisions du juge de l’impôt. Le phénomène est à ce point connu que c’est aujourd’hui « l’impact » (Crouy Chanel, 2017) de la jurisprudence constitutionnelle sur les différentes branches du droit qui cherche à être mesuré. L’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité a en effet accru la « coloration » (Favoreu, 1982, p. 244) du droit fiscal. Cela dit, cette accentuation s’est révélée, à certains des égards, plus quantitative que qualitative. Bien que le Conseil constitutionnel (CC) soit de plus en plus souvent saisi sur la constitutionnalité de dispositions fiscales, sa jurisprudence postérieure à 2010 – entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) – « n’a pas pour autant bouleversé les cadres qu’elle avait posés depuis une trentaine d’années, et qui permettent, dans leur dialectique, de préserver l’équilibre du système fiscal » (Crouy Chanel, 2011).
La constitutionnalisation du droit fiscal s’accompagne en outre d’une certaine fiscalisation du droit constitutionnel. D’un point de vue substantiel, on assiste à l’apparition récente d’objectifs à valeur constitutionnelle inspirés par la matière fiscale : objectif de lutte contre la fraude fiscale1, objectif de lutte contre l’évasion fiscale2 et, plus récemment, objectif de lutte contre l’optimisation fiscale3. Le phénomène se traduit aussi au regard des principes temporels qui règlent les conflits de lois dans le temps devant le Conseil constitutionnel et qui ont conduit à l’« émergence du droit transitoire constitutionnel » (Gahdoun, 2016). Régulièrement confronté à la petite rétroactivité de la loi de finances, saisi de dispositions fiscales rétroactives, juge de sanctions fiscales ayant le caractère d’une punition, le Palais Montpensier a dû déterminer à quelles conditions le cadre temporel de la loi fiscale était conforme à la Constitution.
L’application de la loi dans le temps a été l’objet de nombreuses études à la suite de celle menée par le doyen Roubier (Roubier, 1960). La doctrine, privatiste comme publiciste, a hérité du « triptyque » (Kamal-Girard, 2020a, p. 38) que composent la rétroactivité, l’effet immédiat et la post-activité. Elle l’a complété et enrichi, avec de nouvelles notions comme celle des dispositions transitoires « substantielles », opposées par Françoise Dekeuwer-Défossez aux dispositions transitoires « instrumentales » (Dekeuwer-Défossez, 1977, p. 61), ou encore celle de « rétrospectivité » (Grasmann, 1989) qu’a popularisée en France Jacques Héron (Héron, 1996, p. 96 ; Pierre Fleury-Le Gros, 2005, p. 247). C’est ainsi que nous disposons d’un panel conceptuel dense pour rendre compte des conflits de lois dans le temps, que ceux-ci concernent des lois au sens propre, mais aussi l’ensemble des règles générales et abstraites, ou encore certaines mesures juridictionnelles, dont celles déterminées par le Conseil constitutionnel. Pour synthétiser l’étude d’une jurisprudence particulièrement abondante, on soulignera simplement que le « droit transitoire constitutionnel » concerne tant la « création des lois » que la « disparition des lois » (Gahdoun, 2016).
Une fois décrits les modes d’application de la loi dans le temps employés par le Conseil constitutionnel, on peut s’interroger quant aux objectifs poursuivis au travers d’une telle politique du « temps juridique » (Kamal-Girard, 2020a, p. 34). Selon nous, il existe deux grandes tendances, complémentaires : celle de la prévisibilité et celle de la pérennité (ibid., p. 504). Ces deux orientations pourraient éventuellement être regroupées au sein d’une étude sur la sécurité juridique (Valembois, 2003), notamment en matière fiscale (Périn-Dureau, 2020). Si « la sécurité juridique n’a de cesse de préoccuper la doctrine », il faut toutefois constater qu’« en dépit de nombreuses propositions en ce sens, le principe de sécurité juridique est absent du corpus textuel interne et international » (ibid.) et qu’en particulier, il ne fait pas l’objet d’une consécration devant le Conseil constitutionnel4. À cet égard, devant le prétoire de la rue Montpensier, « la sécurité juridique est systématiquement envisagée de manière négative : ce n’est pas la sécurité juridique qui est invoquée mais l’insécurité juridique qui est dénoncée » (ibid.). Pour aborder cette thématique, il est courant que distinguer la sécurité juridique rédactionnelle et la sécurité juridique temporelle. Reste que, concernant ce second aspect, le choix de présentation demeure assez descriptif. En ce qui concerne la sécurité juridique et le droit fiscal, Ariane Périn-Dureau, par exemple, traite de l’application de la loi dans le temps, d’une part, et de la prescription, d’autre part. Une autre option est certainement possible, qui consiste à ne pas passer par ce prisme d’analyse, mais à tenter de conceptualiser différemment l’utilisation du temps dans le contentieux constitutionnel. Le temps est, dans la jurisprudence constitutionnelle, une ressource (Kamal-Girard, 2020, p. 71) permettant notamment d’exercer le contrôle interne de la loi (ibid., p. 503), au travers de deux standards (Rials, 1980, p. 73)5 que sont la prévisibilité et la pérennité.
Or, les deux standards que sont la prévisibilité et la pérennité ont eu pour substrat la matière fiscale avant d’irriguer ensuite les autres champs du droit constitutionnel. Le premier, la prévisibilité, peut se définir comme le souci du Conseil constitutionnel de faire en sorte que la loi ne prenne pas au dépourvu ceux à qui elle s’adresse. Le Conseil constitutionnel observe si celle-ci pouvait être prévue, c’est-à-dire si son application dans le temps pouvait être conçue comme un fait futur très probable. Dès lors que la loi est envisagée comme telle, le sujet de droit se projette dans l’avenir en s’organisant en fonction des prescriptions et interdictions que la loi contient. Il ne faudrait pas, alors qu’il s’est organisé afin de se mettre en conformité avec la loi, qu’il soit finalement puni pour avoir été prévoyant. Le second standard est celui de la pérennité. Celle-ci désigne le caractère de ce qui dure toujours ou très longtemps et se conçoit comme une stabilité, une sûreté, une continuité, une tranquillité, une constance même, voire une permanence. Le Conseil, qui ne peut aller à l’encontre de la mutabilité de la loi, incite alors le législateur à procéder aux changements de manière paisible ou sereine.
Un rapide survol de la jurisprudence constitutionnelle rend immédiatement compte des liens entre ces principes temporels et le droit fiscal. Du côté de la prévisibilité, le principe apparaît à l’occasion du contrôle de constitutionnalisé de la loi de finances pour 20066, le Conseil constitutionnel faisant mention d’un « degré de prévisibilité raisonnable » requis de la part du législateur quant au montant de l’impôt. Quant au principe de pérennité, il est régulièrement mis en œuvre lorsque le Conseil constitutionnel s’attache aux « situations légalement acquises » et aux « effets qui peuvent être légitimement attendus » de celles-ci, situations qui sont notamment et avant tout des situations fiscales7. C’est d’ailleurs en matière fiscale que le Conseil constitutionnel a imposé pour la première fois au législateur de prendre des dispositions transitoires substantielles, dans la décision du 8 décembre 2016 portant sur la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique8.
Certes, la prévisibilité et la pérennité sont des standards que le Conseil constitutionnel mobilise pour encadrer la temporalité de lois intervenant dans d’autres matières. Il apparaît néanmoins une spécificité relative au droit fiscal : le degré d’exigence du Conseil constitutionnel est plus fort, au point que le droit transitoire propre au droit fiscal constitutionnel constitue un régime intermédiaire entre la matière pénale et les autres branches du droit. C’est donc de l’originalité du droit transitoire appliqué au droit fiscal constitutionnel dont il est ici question. Pour la prévisibilité, cette originalité relève de l’évidence, car le principe est né du contentieux constitutionnel fiscal. Moins immédiatement préhensible, elle est pour autant tout aussi réelle en ce qui concerne le principe de pérennité.
1. La prévisibilité du droit fiscal constitutionnel
Depuis une quinzaine d’années, le Conseil constitutionnel a accordé à la prévisibilité une place dans sa jurisprudence en tant qu’objectif législatif. Certaines atteintes à la Constitution peuvent être ainsi justifiées si le législateur a cherché à assurer la prévisibilité de la loi fiscale. En ce sens, il est possible d’affirmer que la prévisibilité est un objectif législatif valorisé par le Conseil. En revanche, toutes les tentatives menées par les justiciables pour faire sanctionner en tant que tel le défaut de prévisibilité ont pour l’instant été vouées à l’échec. Des développements récents semblent cependant indiquer que le Conseil constitutionnel pourrait se déplacer vers un autre terrain, celui de l’article 16 de la Constitution, pour imposer au législateur une plus grande prévisibilité de la loi fiscale. Ce faisant, la prévisibilité deviendrait ainsi un objectif constitutionnel sanctionnable au travers du principe de la garantie des droits.
1.1. Un objectif législatif valorisé
La « prévisibilité » est mentionnée pour la première fois dans la jurisprudence constitutionnelle à propos de la décision relative à la loi de finances pour 20069. La prévisibilité y apparaît comme un objectif permettant de justifier certaines atteintes au principe d’égalité. Par conséquent, des dispositions fiscales incitatives potentiellement génératrices de rupture d’égalité dans la mesure où leur mise en œuvre dépend des « choix éclairés » du contribuable peuvent trouver leur justification dans la faculté qu’aura l’intéressé « d’évaluer avec un degré de prévisibilité raisonnable le montant de son impôt selon les diverses options qui lui sont ouvertes10 ». Ce lien entre la « prévisibilité » et la constitutionnalité de la loi fiscale ne s’est jamais démenti. Le Conseil constitutionnel a en effet confirmé que la prévisibilité constituait un objectif législatif susceptible de justifier une différence de traitement en matière fiscale. Ainsi, lors de l’examen de la loi de finances pour 2018, le Conseil affirme que l’augmentation du taux d’imposition des revenus du capital via un prélèvement proportionnel exprime la volonté du Parlement de « diminuer les taux marginaux d’imposition des revenus du capital et [d’]améliorer la lisibilité et la prévisibilité de la fiscalité qui leur est applicable11 ». Dans ce cadre, l’objectif de prévisibilité demeure un outil de contrôle de la proportionnalité au sein de la loi elle-même, sans être utilisé comme un outil de conciliation entre droits et libertés (Duclercq, 2015).
De la matière fiscale, le principe de prévisibilité a ensuite essaimé vers le domaine financier. L’état actuel de la jurisprudence fait ressortir deux grands cas de figure. D’une part, le principe de prévisibilité est mis en lien avec les effets de la rupture de la relation contractuelle. À plusieurs reprises, le Conseil constitutionnel a admis que l’objectif selon lequel le législateur cherchait à « renforcer la prévisibilité des conséquences qui s’attachent à la rupture du contrat de travail12 » puisse atténuer la liberté contractuelle. D’autre part, le principe en tant qu’objectif législatif a été étendu à la prévisibilité des ressources financières autres que fiscales, comme la dotation d’intercommunalité13.
Pour résumer, le principe de prévisibilité est né au sein de la matière fiscale et a été étendu à d’autres aspects financiers, qu’ils concernent les particuliers (rémunération issue du travail salarié) comme les collectivités territoriales (ressources locales non fiscales). La valorisation du principe par le Conseil constitutionnel a conduit certains justiciables à réclamer qu’il soit imposé directement au législateur, au travers de la consécration d’un objectif ou d’un principe – selon les termes utilisés lors des saisines de la Haute Instance – constitutionnel de prévisibilité.
1.2. Un objectif constitutionnel sanctionnable ?
La première utilisation de la « prévisibilité » dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel a pu laisser penser qu’elle pourrait devenir en soi une norme directement sanctionnable, ce qui a conduit des justiciables à s’en prévaloir devant son prétoire. En 2011, Albin R. considère par exemple qu’une disposition de la loi du 29 décembre 2010 relative aux droits de plaidoirie méconnaîtrait « le principe d’égalité devant la justice et le principe de prévisibilité de la loi14 ». Quant à Gérard D., dans la décision relative à la définition du délit de harcèlement sexuel, il estime que la disposition contestée porterait atteinte aux « principes de clarté et de précision de la loi, de prévisibilité juridique et de sécurité juridique15 ». Dans les deux cas, les requérants y voyaient une norme constitutionnelle (et non législative), imposant un résultat (et non un moyen devant être poursuivi).
Une telle stratégie aurait pu aboutir à la consécration d’un principe à valeur constitutionnelle de prévisibilité : d’objectif pouvant être poursuivi par le législateur – et valorisé en tant que tel – il serait alors devenu une exigence constitutionnelle sanctionnable par le Conseil constitutionnel. Ce dernier ne s’est toutefois pas engagé sur cette voie, à tout le moins de la manière dont l’envisageaient les requérants. Postérieurement à la décision de 2012 sur le délit de harcèlement sexuel, le Conseil utilise des guillemets pour rapporter les arguments des requérants sur « la prévisibilité de la loi16 », comme pour mettre une distance entre la formulation de ces derniers et sa propre approche. Est-ce là un éloignement irrémédiable ? Il semble qu’il soit circonscrit à la seule matière pénale, le Conseil constitutionnel préférant s’en tenir pour cette dernière à des principes temporels classiques, comme celui de la légalité des délits et des peines.
Hors du champ pénal, il se pourrait cependant que le Conseil constitutionnel adopte une autre démarche, plus accueillante vis-à-vis de la prévisibilité. Dans la décision relative à la loi de finances pour 2020, les députés qui saisissent le Conseil font valoir que certaines dispositions de la réforme de la taxe d’habitation seraient contraires à la Constitution, notamment au regard de « leur absence de prévisibilité et l’importance de leur impact financier pour les collectivités territoriales17 ». Dans son argumentation, le Conseil constitutionnel se garde bien de parler lui-même de prévisibilité. Mais, en se situant sur le terrain de l’article 16 de la Constitution et en excluant, par suite, le caractère rétroactif des dispositions contestées, il fait entrer le principe de prévisibilité dans le champ de la garantie des droits18, du moins pour ce qui est du droit fiscal.
En définitive, la prévisibilité connaîtrait trois degrés : en matière pénale, elle serait gérée au travers du principe de légalité des délits et des peines, l’imprévisibilité étant interdite pour toute sanction plus sévère ; en matière fiscale, elle serait abordée via la garantie des droits énoncée à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; dans les autres matières, elle resterait un simple objectif valorisé lors de sa mise en œuvre par le législateur. La démarche du Conseil constitutionnel vis-à-vis de la prévisibilité se rapprocherait alors de celle qui a été développée et approfondie par ce dernier pour la pérennité, la matière fiscale devenant le substrat d’un régime de protection intermédiaire quant aux variations du temps.
2. La pérennité du droit fiscal constitutionnel
Par sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel cherche à garantir la pérennité des situations des sujets de droit, c’est-à-dire la stabilité de leurs relations juridiques subjectives, que celles-ci soient contractuelles ou légales. Et cette jurisprudence sur la pérennité concerne, pour une grande part, la pérennité des situations fiscales des contribuables. Le Conseil constitutionnel a développé toute une jurisprudence d’après laquelle le législateur ne « saurait porter atteinte aux situations légalement acquises19 » avant de l’étendre « aux effets qui peuvent être légitimement attendus des situations légalement acquises20 ». Ce mode opératoire lui a permis de faire de la pérennité un standard rigoureux en matière fiscale.
2.1. Un objectif constitutionnel affirmé
Le droit fiscal constitue un terrain de prédilection pour protéger la pérennité « subjective ». Mise en évidence comme l’une des fonctions attribuées à la liberté contractuelle (Gahdoun, 2008, p. 210), la pérennité subjective, celle de la situation des sujets de droit – et non pas celle du droit objectif – s’étend au-delà du champ conventionnel. À l’instar des contrats, une pluralité de normes juridiques a vocation à durer dans le temps, ce qui implique, pour ceux qui en sont à l’origine ou qui en bénéficient, leur pérennité. Cela s’est montré particulièrement vrai en matière fiscale. C’est pourquoi, bien que le contentieux constitutionnel des dispositions fiscales n’ait pas été à l’origine de la pérennité subjective, il a indéniablement été le terrain de son épanouissement.
Dans la décision relative à la loi de finances pour 200621, le Conseil constitutionnel reprend la formule selon laquelle « il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions ; que, ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles » avant d’ajouter « qu’en particulier il méconnaîtrait la garantie des droits proclamés par l’article 16 de la Déclaration de 1789 s’il portait aux situations légalement acquises une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant ».
Il fait ainsi bénéficier certaines situations légales – par opposition aux situations contractuelles – d’une nouvelle protection, et ces situations légales sont des situations qui relèvent de l’impôt. Cette jurisprudence a trouvé à s’appliquer essentiellement dans le domaine fiscal, le Conseil classant parmi les situations juridiques « légalement acquises » une imposition22, une exonération23 ou une majoration24 fiscales. Et, comme pour la prévisibilité, la pérennité, lorsqu’elle ne protège pas des situations fiscales, sécurise des situations financières25.
La protection offerte par le Conseil constitutionnel s’étend aussi aux « effets qui pouvaient être légitimement attendus » desdites situations26. À ce stade de l’étude, on ne s’étonnera pas de ce que ce nouveau pan de la pérennité soit né lors du contrôle d’une loi de finances, celle pour l’année 2014. À cette occasion, la Haute Instance applique un standard de prévisibilité assez bas à la modification des taux de prélèvements sociaux, puisqu’elle admet l’effet rétroactif qui lui est associé. Mais l’atténuation de la prévisibilité est en quelque sorte compensée par le renforcement du standard de pérennité au travers de la prise en compte des « effets qui pouvaient être légitimement attendus » de l’incitation fiscale à la conservation des contrats d’assurance-vie pour une durée de six à huit ans. Le Conseil souligne à cet égard que « les contribuables ayant respecté cette durée de conservation pouvaient légitimement attendre l’application d’un régime particulier d’imposition lié au respect de cette durée légale27 », dans la mesure où, en modifiant le taux d’exonération fiscale, le législateur revient sur une pérennité qu’il avait lui-même favorisée.
La construction et l’affirmation du standard de pérennité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel sont intimement liées à la matière fiscale. C’est d’ailleurs pour protéger la stabilité des situations fiscales – et de leurs effets – que le Conseil s’est montré rigoureux dans son application.
2.2. Un objectif constitutionnel rigoureux
La pérennité constitue une norme de contrôle rigoureuse du cadre temporel de la loi fiscale. Depuis 2016, le Conseil constitutionnel a en effet cherché à contraindre ce dernier à assurer la stabilité des situations juridiques dans le temps.
Par exemple, lorsque le Conseil constitutionnel est amené à contrôler le délai de report fiscal des donations antérieures28, il commence son raisonnement par l’énoncé d’une réserve d’interprétation avant d’analyser l’éventuelle atteinte aux effets qui pouvaient être légitimement attendus de ces situations. En l’espèce, il conclut que l’atteinte n’est pas caractérisée, tout en précisant que « le législateur pouvait, sans être tenu d’édicter des mesures transitoires, modifier le délai à compter duquel il n’est plus tenu compte des donations antérieures pour déterminer l’imposition des donations ou successions à venir29 ». A contrario, laisse suggérer le Conseil constitutionnel, dans le cas où la loi conduirait à ce qu’il soit porté atteinte aux attentes légitimes, le Parlement devrait adopter des mesures transitoires substantielles pour prévenir la perturbation engendrée par le changement normatif. La voie est ainsi ouverte pour que la pérennité conduise à imposer des obligations positives au législateur par le biais d’un régime temporel intermédiaire, qui n’est ni celui de la loi ancienne ni celui de la loi future, et qui a vocation à pacifier la transition d’une loi vers une autre.
Surtout, dans une décision qui date exactement de la même époque, le Conseil constitutionnel a sanctionné le législateur pour n’avoir pas adopté de mesures transitoires30. Pour parvenir à cette conclusion, le Conseil dégage au préalable deux objectifs à valeur constitutionnelle, celui de bonne administration de la justice et celui de lutte contre la fraude fiscale. Or, la lutte contre la fraude fiscale constitue un motif d’intérêt général que le Conseil n’hésite pas à qualifier de « suffisant31 », propre à justifier une différence de traitement32. La Haute Instance franchit alors le pas : la lutte contre la fraude fiscale peut imposer au législateur de traiter différemment certaines situations, par le biais de certaines mesures temporelles. En révélant la raison d’être de la disposition législative au cœur de ce qui constitue le versant matériel du droit fiscal constitutionnel, le Conseil constitutionnel en déduit les conséquences temporelles.
Le Conseil constitutionnel admet donc que la pérennité soit imposée au législateur et conduise, en conséquence, à la sanction de dispositions législatives, si la temporalité de ces dernières n’est pas en adéquation avec l’objet et le but de la loi. Pour l’instant, cette rigueur ne concerne que la matière fiscale. En outre, tout n’y revêt pas la même importance : encore faut-il que la norme matérielle qui est en jeu soit elle-même d’ordre constitutionnel, comme cela est le cas de l’objectif de lutte contre la fraude fiscale. Or les normes constitutionnelles fiscales sont, en parallèle, développées par le Conseil constitutionnel : standard rigoureux, la pérennité pourrait voir son domaine d’application élargi dans le futur.
Le droit fiscal constitue un véritable laboratoire de la politique jurisprudentielle du Conseil constitutionnel face au temps juridique. La Haute Instance s’est montrée particulièrement créative pour encadrer le temps de la loi fiscale, en prenant tout à la fois en compte – et parfois dans la même décision et pour les mêmes dispositions – la prévisibilité et la pérennité de celle-ci. Pour autant, aujourd’hui, les deux standards n’ont pas la même force. La prévisibilité demeure un objectif législatif souvent souhaitable, parfois valorisé, mais non contraignant. La prévisibilité de la loi fiscale est donc moins recherchée que la prévisibilité de la matière pénale, mais nettement plus attendue que pour l’ensemble des autres branches du droit sur lesquelles le Conseil constitutionnel est amené à se prononcer. À l’inverse, la pérennité est devenue une véritable exigence, à tout le moins en matière fiscale : il n’y a finalement que pour les contrats que la Haute Instance se montre parfois aussi rigoureuse. Dans les deux cas cependant, il existe bien une originalité des rapports entre le droit fiscal et le droit transitoire devant le Conseil constitutionnel, la matière fiscale devenant le catalyseur et le révélateur de principes temporels protecteurs.