Introduction
Le thème de la solidarité environnementale a été intégré dans le constitutionnalisme des pays du Marché commun du Sud (Mercosur) au cours des dernières décennies. Tous les pays du bloc régional ont garanti à leurs citoyens le droit de vivre dans un environnement sain et équilibré dans leurs textes constitutionnels. Les constitutions garantissent également le fait que les secteurs productifs doivent contribuer à cet objectif, reconnaissant leur responsabilité dans le maintien des niveaux de qualité environnementale. Cependant, le développement de marchés intégrant les principes de durabilité reste difficile. Dans le domaine des marchés agricoles, ce thème prend des aspects particuliers. Une grande partie des conflits socio-environnementaux observés dans l’espace rural latino-américain est liée à la production agricole, activité fondamentale pour la stabilité économique des pays de la région. Un regard sur le scénario brésilien dresse un tableau des plus inquiétants : l’avancée de la frontière agricole dans les régions de forêt indigène (habitat des peuples et communautés traditionnels), l’utilisation intensive de pesticides, les violations des normes environnementales et du travail, l’épuisement des ressources en eau, entre autres aspects, renforcent la nécessité d’une transition dans les modes de production de l’espace rural. Cette transition dite agroécologique, fondamentale pour le développement des marchés environnementaux naissants, peut être définie comme le processus graduel de transformation des bases productives et sociales permettant de retrouver la fécondité et l’équilibre écologique de l’agroécosystème.
Cet article vise à analyser les instruments politiques et juridiques susceptibles de stimuler les marchés environnementaux agroécologiques au Brésil. Les programmes de paiement pour services environnementaux (PSE), dont le but est d’encourager le maintien, le rétablissement ou l’amélioration des écosystèmes en récompensant les actions permettant la fourniture de services environnementaux, sont une alternative prometteuse, qu’il s’agisse des mécanismes de paiement direct ou des instruments de subvention indirecte. Pour vérifier cette hypothèse, la première partie du texte propose une discussion sur les éléments de justice socio-environnementale présents sur les marchés environnementaux agricoles (les marchés qui cherchent à promouvoir des relations économiques de produits et de services ayant moins d’impact sur l’environnement que les autres marchés), ainsi que sur les particularités liées à la transition agroécologique. La deuxième partie du texte présente ces programmes de paiement pour services environnementaux. L’objectif sera d’examiner la pertinence de ces mécanismes pour renforcer les marchés environnementaux agroécologiques.
1. Les marchés environnementaux agricoles : vers un nouveau modèle de justice socio-environnementale
Définir le concept de marchés environnementaux n’est pas une tâche simple. Affirmer qu’ils sont caractérisés par une préoccupation environnementale se heurte à la nécessité même de définir l’environnement, déjà envisagé comme un concept caméléon (Prieur, 2011, p. 1). Les identifier comme une simple opposition aux marchés conventionnels ne fait que retarder une confrontation conceptuelle. La définition adoptée ici vise à prendre en compte les éléments de la notion de justice socio-environnementale. Les marchés environnementaux sont issus d’une transition qui intègre les éléments de ce modèle de justice, construisant une nouvelle chaîne de responsabilités pour les acteurs impliqués (1.1). Dans le domaine de la production agricole, le concept de justice environnementale est perceptible dans les systèmes agroécologiques. Le renforcement de ce modèle, qui se caractérise par sa multidimensionnalité, nécessite le développement d’une structure légale de certification, ce qui n’est que récemment perceptible dans le scénario brésilien (1.2). L’objectif de la première partie de l’article est d’analyser quel est le modèle de production agricole qui permet aux acteurs ruraux privés de participer aux marchés agricoles environnementaux. L’hypothèse présentée indique que le modèle agroécologique, en se montrant plus équitable sur le plan socio-environnemental, favorise cette participation.
1.1. La caractérisation des marchés environnementaux
Clarifier l’expression « marchés environnementaux » est toujours un défi en droit brésilien, la loi fédérale ne prévoyant pas expressément de définition. La littérature économique et juridique semble utiliser les termes marchés environnementaux, marchés verts, marchés écologiques, entre autres, de manière interchangeable et sans rigueur conceptuelle. Ces expressions cherchent à promouvoir la notion de durabilité et de justice socio-environnementale, en valorisant les relations économiques de produits et de services ayant moins d’impact sur l’environnement que les autres. Il ne fait aucun doute que les marchés environnementaux se distinguent des marchés conventionnels, bien qu’il ne soit pas toujours facile de déterminer la frontière entre les deux. L’identification des éléments qui caractérisent ce concept reste un défi. Un marché devient environnemental lorsque ses participants abandonnent certaines pratiques, jugées nuisibles, et en intègrent d’autres, considérées comme étant appropriées sur un plan socio-environnemental. Cette transition n’est pas brusque, mais le résultat des efforts planifiés des acteurs impliqués. Elle est réfléchie, mature, paisible et pragmatique (Chabot, 2015, p. 21).
Dire que les marchés environnementaux cherchent à répondre à des critères de durabilité est une définition incomplète. La notion même de durabilité est nébuleuse, et elle peut également servir des courants de pensée liés à la croissance verte, d’une part, et à l’économie écologique1, d’autre part. Dans le cas du scénario latino-américain, la notion de marchés environnementaux semble intégrer au moins trois éléments centraux envisagés dans les discussions sur la justice socio-environnementale : un élément culturel, un élément socio-économique et un élément écologique. L’élément culturel est lié aux situations d’injustice dans lesquelles il y a une subordination de statut, basée sur des hiérarchies institutionnalisées de valeur culturelle (Fraser, 2011, p. 12).
« À ce titre, l’injustice est le produit des modèles sociaux de représentation, d’interprétation et de communication, et prend les formes de la domination culturelle (être l’objet de modèles d’interprétation et de communication qui sont ceux d’une autre culture, et qui sont étrangers ou hostiles à la sienne propre), de la non-reconnaissance (devenir invisible sous l’effet des pratiques autoritaires de représentation, de communication ou d’interprétation de sa propre culture) ou de mépris (être déprécié par les représentations culturelles stéréotypiques ou dans les interactions quotidiennes). » (Fraser, 2011, p. 17)
Les acteurs privés engagés dans la justice socio-environnementale cherchent donc à valoriser des groupes qui ont historiquement souffert d’un manque de reconnaissance. Suivant cette idée, il convient de mentionner les progrès apportés par le décret fédéral n° 9571 du 21 novembre 2018, qui a établi des lignes directrices nationales pour les entreprises s’agissant des droits de l’homme. Selon le décret, il appartient aux entreprises de faire face à la discrimination dans les relations de travail et de promouvoir le respect en leur sein. L’élément socio-économique renvoie quant à lui, à la question de la vulnérabilité. Il est
« le produit de la structure économique de la société et peut prendre les formes de l’exploitation (voir les fruits de son travail appropriés par d’autres), de la marginalisation économique (être confiné à des emplois pénibles ou mal payés ou se voir dénié l’accès à l’emploi) ou du dénuement » (Fraser, 2011, p. 16).
La Charte de Rio de 1992 a présenté l’éradication de la pauvreté comme un impératif éthique, social et environnemental. Dans le même sens, l’accord-cadre du Mercosur sur l’environnement de 2003 met à la charge des États le devoir de contribuer à la promotion de conditions de travail écologiquement saines et sûres afin, dans le cadre du développement durable, d’améliorer la qualité de vie, le bien-être social et la création d’emplois. Enfin, l’élément environnemental (stricto sensu) ou écologique est lié aux injustices et aux inégalités tant dans l’accès aux biens environnementaux que dans la répartition des risques. Les inégalités environnementales se manifestent donc sous la forme d’une protection environnementale inégale ainsi que d’un accès inégal aux ressources environnementales (Acserald, Mello, Bezerra, 2009, p. 73). Les marchés environnementaux exigent pour leur part que les acteurs privés adoptent des processus productifs qui ne donnent pas lieu à la socialisation des externalités négatives et des risques, en particulier face à des groupes sociaux qui sont déjà vulnérables. Autrement dit, pour que le processus de production soit plus efficace économiquement, les risques et les externalités négatives (par exemple la pollution résultant de la production) ne peuvent pas peser sur la population la plus vulnérable. Dans ce sens, une production agricole socio-environnementalement équitable doit éviter que les travailleurs ruraux impliqués dans la production ne soient contaminés par les intrants chimiques utilisés ou que les ressources en eau utilisées par les communautés ne soient polluées.
La mise en place d’une distinction entre les acteurs qui participent à un marché de l’environnement et ceux qui n’y participent pas nécessite une réglementation. Il convient de s’interroger sur le niveau d’exigence nécessaire en termes de responsabilité socio-environnementale pour que des acteurs privés puissent être considérés comme des acteurs d’un marché environnemental. Le droit brésilien, en termes macro, n’offre pas cette réponse. Certains éléments, néanmoins, peuvent être relevés, soit dans le champ de la régulation publique, soit dans le champ des initiatives nées dans l’espace économique privé. C’est le cas, par exemple, des certifications, présentées comme un ticket d’entrée dans les marchés environnementaux. Les scellés certifiés ISO se distinguent dans le scénario d’entreprise, établissant des exigences qui doivent être respectées par les systèmes de management environnemental. Toutefois, en raison des prix des audits, la certification est limitée aux grandes entreprises. La création d’un indice de durabilité environnementale (ISE) dans le cadre de la Bourse de São Paulo (BOVESPA) peut également être mentionnée. L’outil ISE propose de renforcer un contexte d’investissement compatible avec les exigences de développement durable de la société contemporaine, ainsi que d’encourager la responsabilité éthique des entreprises2. Cependant, l’instrument ne concerne que les sociétés cotées en Bourse (environ 300 sociétés brésiliennes), à l’exclusion des segments productifs dans lesquels les petits et moyens acteurs se distinguent. Actuellement, le portefeuille ISE comprend 30 entreprises, la plupart liées aux secteurs bancaire, énergétique et technologique.
Dans le domaine de la production agricole rurale, l’identification des marchés environnementaux est tout aussi complexe. Quels sont les éléments susceptibles d’aider à la caractérisation d’un marché agricole environnemental ? D’une manière générale, l’agriculture brésilienne se caractérise par l’exploitation intensive des ressources naturelles et l’utilisation excessive de pesticides. Ainsi, un modèle agricole plus responsable sur le plan socio-environnemental nécessite une transition des modes de production des acteurs privés. Ici, la certification semble jouer un rôle central. Les marchés environnementaux agricoles peuvent donc être conceptualisés comme des espaces de circulation des produits agricoles issus de systèmes de production durables (socialement, culturellement et écologiquement). Ces marchés proposent de lutter contre un scénario caractérisé par différentes vulnérabilités (sociales, culturelles et écologiques). En ce sens, leur promotion, en établissant de nouvelles relations socio-économiques productives dans les zones rurales, contribue au dépassement d’un modèle d’injustice socio-environnementale. Il est possible d’affirmer, au regard du scénario rural brésilien, que l’injustice environnementale favorise les conflits territoriaux et matérialise les différences de conception de la nature entre les populations affectées et les structures de pouvoir/acteurs hégémoniques.
« L’injustice environnementale comprend la condition d’expropriation des peuples, le refus d’accès aux biens de la nature, l’imposition de risques environnementaux et la non-reconnaissance culturelle des populations qui réexistent dans leurs territoires de vie. » (Jakimiu, 2023, p. 171)
Ces marchés visent donc à assurer au moins trois aspects fondamentaux du concept de justice socio-environnementale dans le cas du scénario latino-américain : (a) une production basée sur une interaction durable avec l’environnement naturel ; (b) une production basée sur des relations socio-économiques en harmonie avec les droits de l’homme ; et (c) une production basée sur des interactions qui reconnaissent les modes traditionnels (ou non hégémoniques) d’organisation culturelle. Par conséquent, l’accès aux marchés agroécologiques rapproche les acteurs ruraux privés de systèmes de production socio-environnementaux plus justes. Cet accès suppose une certification. Dans ce domaine, où les acteurs privés de petite et moyenne taille sont prédominants (face, par exemple, aux marchés boursiers, réservés aux grands acteurs), la législation brésilienne a adopté un système de certification biologique permettant à ces acteurs privés ruraux à faible pouvoir économique d’accéder aux marchés environnementaux. Comprendre le fonctionnement de ce système est l’objectif du la partie suivante.
1.2. La responsabilité sociale et environnementale des acteurs privés dans l’espace agricole : une transition vers les marchés agroécologiques
La production agricole joue un rôle de premier plan dans l’économie brésilienne. Bien qu’une grande partie de cette production soit caractérisée par la monoculture et l’utilisation intensive de produits chimiques, la diversité des modes de production et des acteurs impliqués décourage toute simplification des analyses. Il faut donc éviter les théorisations, parfois idéalisées, qui identifient dans l’agriculture familiale un empire de modèles productifs durables et, inversement, dans les grandes propriétés un modèle de production industrielle et mécanisée. Le développement des marchés de produits alimentaires écologiques nécessite une transition vers l’agroécologie, en particulier dans le domaine de l’agriculture familiale, responsable de l’essentiel de la production du marché intérieur. À partir des années 2000, un ensemble de règles ont été mises en place au Brésil pour encourager cette production agroécologique. C’est là le résultat d’un processus de revendications qui a émergé au sein des mouvements sociaux depuis la fin des années 1980 et atteint les arènes politiques au début des années 2000. Au moins trois de ces innovations législatives méritent d’être mentionnées.
La première est la loi 10.831, du 23 décembre 2003, qui introduit le concept d’agroécologie dans le droit brésilien. Selon cette loi, un système de production agricole biologique3 est
« tout système dans lequel des techniques spécifiques sont adoptées, en optimisant l’utilisation des ressources naturelles et socio-économiques disponibles et en respectant l’intégrité culturelle des communautés rurales, dans un objectif de durabilité économique et écologique ».
Le concept exprime en outre que les systèmes agroécologiques devraient chercher à maximiser les avantages sociaux, minimiser la dépendance à l’égard des énergies non renouvelables, en utilisant, dans la mesure du possible, des méthodes culturelles, biologiques et mécaniques, par opposition à l’utilisation de matériaux synthétiques, d’organismes génétiquement modifiés à tout stade du processus de production, de transformation, de stockage, de distribution et de commercialisation (art. 1). Le concept d’agroécologie adopté par la loi englobe les éléments sociaux, culturels et environnementaux de la notion de justice socio-environnementale exposée dans la section précédente. Ainsi, l’identification d’un champ de responsabilité socio-environnementale par les acteurs privés en milieu rural nécessite un redimensionnement qui n’inclut pas seulement l’adoption de nouvelles techniques productives. Il faut inclure dans cette conception au moins six dimensions : une dimension écologique (maintien de la base des ressources naturelles) ; une dimension sociale (les produits générés dans les agroécosystèmes doivent être appropriés et utilisés de manière égale) ; une dimension économique (le système productif doit apporter un gain équitable aux acteurs impliqués) ; une dimension culturelle (respect des différentes formes de relations entre les communautés et leur environnement) ; une dimension politique et une dimension éthique (liées à la solidarité intra- et intergénérationnelle des acteurs avec le reste de la société) [Carporal, Costabeber, 2002, p. 71].
La deuxième innovation à souligner est le décret n° 6.232 du 27 décembre 2007 qui réservait un chapitre spécifique à la réglementation du marché intérieur des produits agroécologiques. Le décret établit la règle de certification comme une exigence pour participer à ce marché (sauf pour les ventes directes aux consommateurs, où la certification est assouplie). La norme définit trois instruments de certification. Le premier instrument est celui de la certification par audit, réalisée par une entreprise accréditée à cet effet. Le deuxième renvoie à des systèmes participatifs, où l’inspection est confiée à des Organismes d’évaluation participative de la conformité (OPAC), composés d’agriculteurs, de techniciens et de consommateurs. Le troisième instrument passe par une Organisation de contrôle social (OCS). Les OCS sont constituées par les agriculteurs familiaux eux-mêmes, mutuellement responsables de l’inspection, dans une relation d’engagement, de transparence et de confiance (art. 2, VIII). Dans ce cas, les producteurs se voient uniquement délivrer des autorisations de commercialisation directe auprès des consommateurs. La possibilité de certification participative via les OPAC et de commerce direct avec le consommateur permet la participation de l’agriculture familiale au marché biologique sans qu’il soit nécessaire d’engager des sociétés d’audit pour la certification. Si cette stratégie réduit la bureaucratie dans la commercialisation locale des petits agriculteurs, elle interdit, en revanche, l’insertion de ces acteurs privés dans des marchés plus larges.
La troisième innovation à signaler est le décret n° 7.794 de 2012, qui a inséré le concept de transition agroécologique dans le système juridique. Cette transition est définie par le décret comme
« le processus progressif de changement des pratiques et de gestion des agroécosystèmes, traditionnels ou conventionnels, à travers la transformation des bases productives et sociales de l’utilisation des terres et des ressources naturelles, qui conduisent à des systèmes agricoles intégrant des principes et des technologies écologiques » (art. 2, IV).
La transition agroécologique peut donc être vue comme un processus de conversion de moyens de production écologiquement intensifs vers un modèle plus juste socialement, culturellement et écologiquement (identifié ici comme le modèle agroécologique).
Comme exposé supra, la législation brésilienne a adopté, au cours des dernières décennies, des instruments importants pour la consolidation de la responsabilité socio-environnementale des acteurs privés dans l’espace de production agricole. Sur la base de cette réglementation, il y a eu une croissance de l’adhésion des producteurs ruraux aux marchés verts des produits agricoles, pratiquement inexistante au Brésil jusqu’au début des années 2000. Cependant, cette croissance demeure encore timide en comparaison avec celles des autres membres du Mercosur. Selon le Registre national des producteurs biologiques (CNPO), en avril 2020, le pays comptait 21 791 producteurs certifiés, contre 10 505 en mai 2015 et 6 719 en janvier 2014. Ces chiffres, bien que montrant une croissance régulière de la production certifiée biologique au Brésil, sont encore faibles par rapport aux autres pays du Mercosur. Le Brésil possède 351 289 millions d’hectares de terres agricoles réparties sur environ 5 millions d’établissements ruraux. Sur ce total, selon le rapport de l’Institut de recherche de l’agriculture biologique se référant à l’année 2018, seuls 1 188 255 hectares sont destinés à la production biologique (FIBL/IFOAM, 2020, p. 39). Le Brésil affiche également des résultats discrets, comparé notamment à l’Argentine (avec 3 629 968 hectares de production biologique) et à l’Uruguay (avec 2 147 083 hectares), qui occupent une place prépondérante dans le domaine sur le plan mondial, bien qu’ils aient beaucoup moins de surfaces agricoles que le Brésil. Il faut dire que, en Argentine, l’évolution de la production biologique remonte au début des années 1990. Jusqu’en 1987, il n’y avait pas plus de cinq agriculteurs biologiques dans le pays. La situation a évolué, surtout à partir de 1992, lorsque le gouvernement, par l’intermédiaire de l’Institut argentin pour la santé et la qualité des végétaux (IASCAV) et le Service national de santé (SENASA), a établi les lignes directrices d’un Système national de contrôle des produits biologiques. Depuis l’acceptation des produits biologiques argentins par la Communauté européenne, officiellement obtenue en 1996, l’expansion du secteur biologique s’est accélérée, avec des taux de croissance annuels de plus de 100 % au cours de la seconde moitié des années 1990 (IICA / SENASA, 2009). En outre, il convient de noter que l’Argentine dispose d’un cadre réglementaire pour l’agriculture biologique depuis 1999 (loi n° 25.127). Pour ce qui est de l’Uruguay, les débats sur l’agriculture biologique remontent aux années 1980. En 1990, avec le soutien du CLADES (Consortium latino-américain pour l’agroécologie et le développement), a été créé la Table de l’agriculture biologique, affiliée à l’IFOAM (International Federation of Organic Agriculture Movements) depuis 1994, intégrant plusieurs entités de la société civile. Toujours dans les années 1990, des discussions ont commencé dans la sphère politique afin que des normes de certification des produits biologiques soient établies, discussions qui se sont concrétisées par un décret en juillet 1992 (Venturini, Ugonm, 2007, p. 50). La participation aux marchés environnementaux agricoles étant conditionnée par l’adhésion aux systèmes de production agroécologiques par les acteurs ruraux, la certification constitue, nous l’avons vu, un ticket d’accès à ces marchés. Or, malgré le fait que la loi brésilienne ait avancé normativement pour permettre la certification agroécologique des petits et moyens acteurs privés, les résultats obtenus jusqu’à présent sont encore insignifiants. Il est donc nécessaire d’étudier quels sont les instruments juridiques qui peuvent être adoptés pour accélérer une transition agroécologique et, par conséquent, l’accès des acteurs privés aux marchés environnementaux agricoles au Brésil. Si la première partie de cet article a été consacrée à la définition d’un modèle de production agricole socio-environnementalement équitable (identifié en agroécologie), la seconde partie cherche précisément à investiguer les mécanismes, tels les programmes de paiements pour services environnementaux (ci-après PSE), susceptibles d’accélérer et de redimensionner cette transition agroécologique.
2. Les programmes de paiement pour services environnementaux : opportunité d’un renforcement des marchés environnementaux agricoles
L’adoption de moyens de production responsables sur le plan socio-environnemental nécessite l’adhésion à des stratégies de transition productive par les acteurs privés. Dans le scénario de la production agricole, cette responsabilité sociale et environnementale se concrétise à travers une transition agroécologique. Malgré l’existence d’une réglementation juridique au Brésil, quoique tardive, sur la production biologique, il s’avère nécessaire de développer davantage d’instruments économiques et politiques pour encourager les acteurs privés. Les programmes de PSE apparaissent ainsi comme des candidats potentiels (2.1) et certaines expériences centrées sur l’agriculture familiale vont également déjà dans ce sens (2.2). La seconde partie de cet article a pour objectif de montrer en quoi les PSE sont un outil adéquat pour accélérer la transition agroécologique et, par conséquent, l’accès des acteurs ruraux privés aux marchés agricoles environnementaux.
2.1. Définition des programmes de PSE dans le contexte juridique brésilien
Les programmes de PSE ne sont pas nouveaux sur la scène internationale. Dans une étude comparative parue en 1998, Sven Wunder, Stefanie Engel et Stefano Pagiola soulignaient l’existence de certaines initiatives menées dans le domaine aux États-Unis depuis 1985 et au Costa Rica depuis 1997 (p. 836-837). Cependant, la doctrine juridique ne traitera de ces innovations qu’à partir des années 2000, après la publication du rapport Millennium Ecosystem Assessment en 2005, qui a diffusé la notion de services environnementaux à l’échelle internationale. De manière générale, de tels programmes peuvent être définis comme des mécanismes visant à favoriser des externalités positives grâce à des transferts de ressources financières entre les bénéficiaires de certains services écologiques et les fournisseurs de ces services (Mayrand, Paquin, 2004, p. ii). Comme l’a établi Carlos Teodoro José Irigaray, les programmes de PSE sont une alternative pour corriger les défaillances du marché résultant de la non-évaluation économique des services environnementaux (2010a, p. 70-71). Selon l’auteur, le marché est incapable d’assimiler le coût total des biens et services dans le système de prix, ce qui implique l’octroi implicite de subventions aux activités polluantes (Irigaray, 2010b, p. 15).
Deux notions sont fondamentales pour une meilleure compréhension du système : la première est la notion économique d’externalité ; la seconde, résultat direct de la première, est l’idée du principe fournisseur-destinataire (Wienke, 2019, p. 197). Les activités polluantes qui provoquent des externalités négatives ne sont pas absorbées par la rationalité du marché. Une telle logique crée un scénario communément appelé « privatisation des bénéfices et socialisation des pertes » (un phénomène qui forme la base du principe pollueur-payeur). Alexandra Aragão a très bien analysé ce mécanisme aboutissant à un coût nul dans l’utilisation des biens environnementaux collectifs, puisque les effets externes sont transférés par des moyens non économiques sans aucun flux monétaire contraire :
« [Les effets externes] étant un transfert à prix nul, le prix final du produit ne les reflète pas et pour cette raison ils ne pèsent pas dans les décisions de production ou de consommation bien qu’ils représentent des coûts réels ou des avantages sociaux résultant de l’utilisation privée des ressources communes. » (Aragão, 2014, p. 33)
Par conséquent, l’intériorisation des externalités par les acteurs privés est pertinente pour l’identification d’un champ de responsabilité socio-environnementale. En outre, de la même manière que le droit de l’environnement a créé des mécanismes de lutte contre les externalités négatives, il est nécessaire de réfléchir aux instruments de valorisation des externalités positives (qui pourraient se traduire précisément par la notion de services environnementaux). L’internalisation des services environnementaux en faveur de leur fournisseur constitue la base du principe fournisseur-destinataire. Le principe, considéré comme l’inverse du pollueur-payeur,
« fournit une juste compensation à tous ceux qui contribuent à la conservation de l’environnement par leur conduite, c’est-à-dire qu’il reconnaît les externalités positives de ceux dont le comportement environnemental réduit les dépenses publiques et profite à l’ensemble de la communauté » (Furlan, 2010, p. 211).
Parmi les différentes classifications apportées par la littérature, le cadre suivant semble le plus à même de dialoguer avec les particularités brésiliennes :
- PSE de type restrictions d’utilisation : les paiements visent à compenser un secteur productif renonçant à l’utilisation d’une ressource naturelle (par exemple un agriculteur qui cesse d’utiliser une zone couverte de végétation) ;
- PSE de type restauration : les paiements visent à contribuer aux coûts de restauration d’un espace naturel ;
- PSE du type valorisation des pratiques traditionnelles : les paiements visent à récompenser les techniques de gestion environnementale à faible impact, souvent utilisées par les populations locales ;
- PSE de type transitionnel : les paiements visent à encourager l’adoption de méthodes productives à faible impact en échange de l’abandon progressif de méthodes à plus grand impact.
Sur le plan normatif, la loi n° 12.651 de 2012, qui institue le nouveau Code forestier brésilien, a établi la possibilité d’instituer un programme de soutien à la conservation de l’environnement, y compris le « paiement ou incitation à la production de services environnementaux tels que rémunération aux activités de conservation et d’amélioration des écosystèmes » (art. 41). Parmi les services environnementaux soumis à rémunération, aux termes de la loi, figuraient (a) la séquestration, la conservation, l’augmentation du stock et la réduction du flux de carbone ; (b) la conservation de la beauté naturelle des paysages ; (c) la conservation de la biodiversité ; (d) la conservation des services d’eau ; (e) la régulation du climat ; (f) la valorisation culturelle et les connaissances traditionnelles des écosystèmes ; (g) la conservation et l’amélioration des sols ; et (h) le maintien d’espaces territoriaux spécialement protégés.
La mise en place des programmes de PSE tend à encourager les acteurs privés à adhérer aux normes de production favorisant les services environnementaux énumérés ci-dessus. Or la logique du marché, lorsqu’elle vise le développement de produits et services à prix réduits, engendre le maintien d’un statut qui empêche toute transition agroécologique. Cette lacune résulte de deux facteurs : l’absence de conditions économiques favorables à l’internalisation des externalités environnementales négatives dans les secteurs de forte concurrence économique et l’absence d’incitations juridiques pour la promotion des services environnementaux (externalités positives). Afin d’accélerer le développement des programmes de PSE, la loi n° 14.119, votée en janvier 2021, a établi des normes spécifiques pour la politique nationale de PSE visant à encourager
« l’utilisation du paiement des services environnementaux comme instrument pour promouvoir le développement social, environnemental, économique et culturel des populations rurales et urbaines et des producteurs ruraux, en particulier les communautés traditionnelles, les peuples autochtones et les agriculteurs familiaux » (art. 5º, III).
Bien que cette nouvelle loi nécessite pour être mise en œuvre une prévision budgétaire au niveau fédéral, plusieurs expériences locales ont déjà été lancées, quoique sans articulations entre elles. Ces initiatives, destinées principalement à l’agriculture familiale, peuvent être qualifiées de programmes de PSE favorisant le développement de marchés environnementaux agricoles.
2.2. La croissance des marchés environnementaux agricoles grâce aux programmes de PSE : une approche de l’agriculture familiale
Comme mentionné précédemment, l’émergence des marchés verts est directement liée à la présence d’éléments qui favorisent la participation des acteurs privés au sein de cet espace. L’analyse qui suit vise à se demander quels sont les mécanismes permettant de surmonter les obstacles économiques. Comment développer un marché intérieur de consommation pour les produits à faible impact environnemental (les produits agroécologiques), alors que l’adoption de techniques moins intensives est connue pour avoir un impact direct sur le prix de ces produits ? Comment convaincre les consommateurs d’opter pour les marchés environnementaux alors qu’une bonne partie de la population ne dispose pas des moyens financiers lui permettant de choisir des produits ayant un moindre impact sur l’environnement (mais plus chers) ? Les programmes de PSE semblent faciliter ce processus dans le contexte de l’agriculture familiale. Que ce soit par le biais d’instruments de paiement direct ou de subventions indirectes, ils constituent une stratégie politique et juridique pertinente à cet effet. Bien qu’une politique nationale de paiement institutionnalisée des services environnementaux ne soit pas effective au Brésil (malgré l’approbation de la récente loi de janvier 2021), plusieurs avancées, dans des domaines isolés, ont contribué à la maturation de certains marchés environnementaux. Nous présenterons ici trois exemples de PSE développés dans le scénario brésilien qui visent à insérer des acteurs ruraux privés dans les marchés environnementaux agricoles. Le premier est lié aux stratégies des marchés publics ; le deuxième aux stratégies de financement agricole ; et le troisième à l’organisation logistique des réseaux d’économie solidaire.
Le droit brésilien possède un système d’achats publics basé principalement sur le critère du prix. En 2003, la loi n° 10.696 a institué le programme d’acquisition de produits alimentaires dans le but de promouvoir l’agriculture familiale, notamment par des achats publics destinés aux repas scolaires. En 2011, la loi n° 12.512 a introduit de nouvelles spécifications pour ce programme. Parmi les avancées se démarque la possibilité pour l’administration publique (aux trois niveaux de la fédération) d’acheter des aliments biologiques issus de l’agriculture familiale à un prix jusqu’à 30 % plus élevé que celui des aliments conventionnels. En 2012, un décret a spécifié que le programme devait donner la priorité à l’achat d’aliments produits par des organisations composées de femmes et de peuples et communautés traditionnels. Le système d’achats publics a en effet vocation à améliorer la production agricole familiale locale, qui contribue à l’objectif de réalisation de la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Ce programme d’acquisition de produits alimentaires s’est avéré une stratégie de transition écologique pertinente, car l’augmentation de la demande de l’administration publique en aliments biologiques (achetés à des prix plus élevés) a encouragé les acteurs productifs à rechercher une certification. L’augmentation récente du nombre d’agriculteurs certifiés témoigne d’ailleurs de la croissance des marchés environnementaux agricoles au Brésil, alors qu’ils étaient pratiquement inexistants jusqu’au début des années 2000.
Les financements agricoles intégrant des subventions visant la transition agroécologique peuvent également être classés dans la catégorie des programmes de PSE. Bien que prévu par la loi n° 12.651 de 2012, l’instrument manque toujours de réglementations fédérales. Cette lacune n’a cependant pas empêché le développement d’expériences novatrices. Ainsi, le programme Pronaf Agroecologia propose des crédits à des taux inférieurs à ceux d’autres lignes de financement dans le but de permettre le développement d’investissements favorisant l’adoption de systèmes basés sur l’agroécologie. Le Plan national d’agroécologie et de production biologique, élaboré en 2016, a réalisé un bilan de ce programme. Il en ressort que des barrières administratives et bureaucratiques ont fortement limité le développement de ce type de crédits. En raison du manque de données relatives au nombre de contrats conclus après 2015, il est impossible de préciser dans quelle mesure ce programme de crédits a eu un impact sur le nombre d’agriculteurs biologiques certifiés.
Le troisième instrument juridique, enfin, pouvant être identifié comme inducteur de marchés environnementaux concerne les stratégies d’encouragement des réseaux d’économie solidaire. La notion d’économie solidaire, largement débattue en économie et en sociologie, est également présente dans la loi n° 13839 votée en 2011 dans l’État du Rio Grande do Sul (région sud du Brésil). Cette loi définit l’économie solidaire comme l’ensemble des activités économiques de production, de distribution, de consommation et de crédit qui induisent une nouvelle logique de développement durable, associant la création d’offres d’emploi, la répartition des revenus, la croissance économique et la protection des écosystèmes (art. 3e, III). Les résultats économiques, politiques et culturels sont partagés par les participants, quels que soient leur sexe, leur âge et la communauté à laquelle ils appartiennent. Cette même loi de l’État du Rio Grande do Sul a introduit le concept d’arrangement productif local/APL, qui renvoie à des regroupements d’entreprises situées sur le même territoire qui ont une spécialisation productive et qui entretiennent des liens d’interaction, de coopération, de commerce, technologiques et d’apprentissage entre elles et avec d’autres institutions locales (telles que les agences publiques, les universités, les centres technologiques, les associations, etc.), générant des externalités positives et un environnement favorable au développement économique et social. Par exemple, l’Arrangement de production alimentaire locale dans la région sud du Rio Grande do Sul cherche à valoriser la production alimentaire durable en créant un contexte productif favorable à la production agroécologique et en encourageant la création de marchés environnementaux locaux. Bien qu’il n’y ait pas de transfert direct de ressources aux producteurs qui s’engagent dans l’Arrangement productif local, le système de subvention indirecte permet à cette initiative d’être classée comme un programme de PSE.
La croissance des marchés agricoles environnementaux nécessite par ailleurs une certaine planification de la politique environnementale. Or la transition des marchés conventionnels vers les marchés « verts » se heurte à au moins trois obstacles : (a) la croissance du marché d’exportation de certaines cultures, qui bénéficie également d’une forte subvention de l’État, normalement liée à la monoculture industrielle, ce qui décourage la transition agroécologique ; (b) l’absence de données systématiques sur le secteur, ce qui rend difficile l’élaboration de plans stratégiques (Lima et al., 2020, p. 8) et, surtout, (c) les prix plus élevés des produits « verts » par rapport à ceux de l’alimentation conventionnelle, ce qui rend difficile le choix final des consommateurs.
La croissance des marchés agricoles environnementaux, avec l’adoption de la responsabilité sociale et environnementale des acteurs privés, nécessite donc à la fois l’adoption de mécanismes économiques qui induisent la transition des producteurs et celle de mécanismes qui induisent une plus grande demande de consommation. Si l’augmentation du nombre de producteurs certifiés biologiques peut être vue comme une réponse aux programmes de PSE – en particulier ceux liés à l’agriculture familiale, qui sont les principaux bénéficiaires des programmes de PSE développés à ce jour –, l’absence de politique fédérale avec un budget spécifique pour une transition nationale demeure un obstacle à la consolidation des marchés agricoles verts. Par comparaison, en Uruguay, le taux de croissance annuel moyen des terres arables biologiques au cours de la période 2007-2017 était de 7,2 %, tandis qu’il n’était que de 2 % au Brésil. Quant à l’Argentine, bien qu’elle ait également présenté un taux de croissance de 2 % sur cette même période, la superficie totale qu’elle a consacrée à l’agriculture biologique était environ trois fois plus grande que celle du Brésil, alors même que le pays dispose d’une plus petite proportion de terres agricoles (Lima et al., 2020, p. 12-13). Ajoutons que les expériences privées, développées par des organisations non gouvernementales, voire par des réseaux de supermarchés, restent encore timides et ne semblent pas posséder le souffle nécessaire pour faire évoluer la situation nationale. Aussi le développement d’une politique centralisée, comme observé dans les pays voisins (et également dans la Politique agricole commune [PAC] européenne), se présente-t-il comme une condition de l’approfondissement des marchés environnementaux agricoles au Brésil.
Conclusion
Le scénario brésilien fait ressortir une augmentation de l’adhésion des acteurs privés ruraux aux marchés environnementaux, perçus comme plus équitables sur le plan socio-environnemental. La régulation de la production agroécologique au Brésil, développée depuis les années 2000, a permis d’identifier les acteurs privés impliqués, notamment à partir d’un cadre normatif de certification agroécologique. La croissance régulière du nombre d’acteurs privés adhérant aux marchés environnementaux demeure néanmoins modeste par rapport à celle d’autres pays du bloc du Mercosur, en particulier l’Uruguay et l’Argentine, pays qui, bien que disposant de superficies agricoles inférieures au Brésil, ont une production agroécologique plus importante.
Ainsi que nous venons de le démontrer dans cet article, il existe un lien entre le renforcement des marchés environnementaux agricoles et la justice socio-environnementale, qui se matérialise par le fait que la participation à ces marchés exige des acteurs privés qu’ils adhèrent à des pratiques de production socialement, culturellement et écologiquement équitables. La transition agroécologique, en ce sens, invite les acteurs ruraux privés à adopter une responsabilité socio-environnementale dans leurs pratiques productives. Les programmes de PSE mis en place au Brésil ont indéniablement le potentiel de stimuler la croissance des marchés environnementaux agricoles, comme le prouvent les résultats positifs de certaines expériences, ainsi que de consolider la responsabilité sociale et environnementale des acteurs privés.