Cet entretien avec Jérôme Pélisse a été réalisé par Marion Del Sol, Josépha Dirringer et Laurent Rousvoal, membres de l’Institut de l’Ouest : Droit et Europe (IODE – UMR CNRS 6262) en avril 2023 puis relu en mai 2023.
Amplitude du droit : Pouvez-vous présenter l’objet et le terrain de vos recherches ?
Jérôme Pélisse : Je suis sociologue et, à ce titre, je mène des enquêtes de terrain (entretiens, observations et constructions de monographies d’entreprise) et j’exploite des bases de données que je produis moi-même ou que je récupère, parfois en étant associé à la confection des questionnaires comme ceux utilisés dans le cadre de l’enquête REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprises), initiée par la DARES1 (ministère du Travail) tous les sept ans et que j’ai exploités à trois reprises depuis 2005. Je collecte également des sources écrites (accords d’entreprise, tracts, notes de service, décisions de justice, lois, articles de presse, etc.), sachant que je fais tout cela de manière quasi systématiquement collective, avec des collègues, des jeunes chercheurs et chercheuses ou des étudiants. Ces enquêtes et les objets sociologiques que j’explore portent sur des questions de travail et de droit : du travail comme ensemble d’activités et d’interactions singulières, mais aussi comme rapport social, créateur de collectifs, de conflictualités et d’activités de régulation, c’est-à-dire comme producteur et enjeu de règles qui sont, pour une part, au cœur de ce qu’on peut étudier comme du travail, notamment salarié. C’est ce qui constitue mon objet principal, même si j’en ai étudié certaines marges (comme des chercheurs en laboratoire ou des experts judiciaires qui s’éloignent quelque peu de la figure des salariés). Et c’est à ce titre que j’ai croisé très tôt le droit puisque ma thèse a porté sur la mise en œuvre d’une ou plutôt de deux lois – celles de 1998 puis de 2000 réduisant la durée légale du travail2 – et les manières dont les acteurs des relations professionnelles (législateur et pouvoir exécutif, inspecteurs du travail, directions et syndicalistes, salariés) ont interprété ces règles juridiques, négocié des accords, se sont affrontés sur ce processus de réduction de la durée du travail, ont mis en place ces règles, les ont ajustées, etc.
C’est ainsi que je suis devenu un sociologue du travail et un sociologue du droit, diversifiant ensuite mes objets d’enquête, mais toujours avec ce souci des règles et des régulations que portent des acteurs individuels et collectifs, qui s’y réfèrent, et qu’ils mettent en œuvre dans diverses organisations. Cet intérêt pour le droit s’est aussi nourri de lectures et, en particulier, de lectures américaines. Trois ouvrages m’ont ainsi profondément marqué, au point d’avoir cherché à les faire connaître en France par des notes de lecture, des présentations et traductions, et aussi l’organisation d’un colloque et la publication de ses actes. Le premier, Rights at Work. Pay equity reform and the politics of legal mobilization, de Michael McCann (1994), analyse les luttes pour l’égalité salariale aux États-Unis dans les années 1970 et 1980 et les manières dont les recours à la justice et au droit ont contribué à les structurer, notamment en cadrant des rapports au droit et des sentiments d’injustice qui ont été de puissants moteurs des luttes, même si les résultats issus des décisions judiciaires, de plus en plus victorieuses jusqu’à l’élection de Reagan après laquelle elles s’inversent progressivement, n’ont que rarement changé matériellement ces inégalités salariales entre hommes et femmes. Croisant sociologie des usages du droit et des mobilisations syndicales, cet ouvrage qui a marqué la sociologie des mouvements sociaux et la sociologie du droit américaines m’a poussé à découvrir ensuite un deuxième travail, tout aussi structurant, devenu emblème d’un courant de recherche qui a renouvelé pour une part ce champ des sciences sociales : The Commonplace of law. Stories of everyday life, co-écrit par Patricia Ewick et Susan Silbey en 1998. Synthétisant un ensemble de recherches et proposant elles-mêmes une nouvelle perspective, les auteures s’intéressent aux expériences quotidiennes du droit qu’on peut analyser chez les profanes, citoyens ordinaires loin des lieux, des institutions et des professionnels du droit habituellement étudiés. C’est ainsi la légalité ordinaire (legality), et plus seulement même le droit en acte (law in action) interagissant avec le droit des livres (law in the book), qui devient un objet d’enquête sociologique. Cette « légalité ordinaire » constitue une dimension structurante de la vie sociale, cadrant nos comportements quotidiens comme le fait de s’arrêter au feu rouge (ou pas), de payer nos factures, ou d’identifier un problème dont la solution pourrait passer (ou non) par un recours au droit, voire à l’institution judiciaire. Bien que développées dans un contexte culturel et juridique bien différent de la France, ces deux recherches m’ont été très utiles pour étudier la mise en œuvre de la réduction du temps de travail à 35 heures, tout comme les mobilisations et non-mobilisations du droit et de la justice dans les conflits du travail. En particulier, cela m’a aidé à identifier le rôle de nombreux acteurs qui ne sont pas forcément des professionnels du droit mais qui l’interprètent, le mettent en œuvre, s’y référent ordinairement dans leurs activités professionnelles : syndicalistes et responsables des ressources humaines par exemple, mais aussi managers, consultants ou médecins du travail. Et c’est en analysant ce processus de mise en œuvre des lois et du droit que j’ai découvert un troisième ensemble de recherches, que je vais présenter ensuite, qui m’ont tout autant marqué, autour de ce qu’on peut appeler la théorie de l’endogénéité légale, qu’a développée progressivement entre les années 1990 et 2023 Lauren Edelman, une professeure de droit et de sociologie à UC Berkeley3. J’ai organisé avec deux collègues (un économiste et un politiste) un colloque en 2008 à l’ENS Cachan visant à faire découvrir ces travaux, qui a d’ailleurs débouché sur un ouvrage collectif, Droit et régulations des activités économiques. Perspectives sociologiques et institutionnalistes, publié en 2011 et qui vient d’être réédité en 2022. Entre-temps, Lauren Edelman a synthétisé vingt-cinq années de recherche dans un ouvrage publié en 2016, là aussi fameux et qui a reçu de nombreux prix : Working law: Courts, corporations and symbolic civil rights.
A. D. : Pouvez-vous nous en dire plus sur cette théorie de « l’endogénéité légale » ?
J. P. : Cette perspective de recherche part d’un présupposé qui fait un pas de côté vis-à-vis des présupposés, dominants, qui existent souvent en sociologie, en économie ou chez de nombreux juristes : celui notamment selon lequel droit et entreprises (ou organisations) constituent deux sphères distinctes, dont il s’agit d’étudier les interactions. Les économistes vont privilégier des approches en termes d’incitations, de calculs d’optimisation intégrant le fait de se conformer ou pas au droit, de calibrage des règles entre sanctions et incitations qui auront le plus de chance d’agir sur les comportements des acteurs. Les juristes vont spontanément considérer que le droit s’applique plus ou moins mécaniquement, étudiant la cohérence des règles et l’articulation de ces différentes sources (législations, décisions judiciaires, etc.). Enfin, bien des sociologues ont considéré le droit comme une référence parmi d’autres pour les acteurs – point de vue que je partage – mais souvent en le reléguant derrière bien d’autres motifs d’action plus puissants à leurs yeux (logiques organisationnelles, normes sociales ou culturelles, etc.), au détriment d’une prise en compte des règles juridiques et des formes ou revendications de normativité qui traversent beaucoup de nos comportements. Or cette question de la place, sinon de la force du droit, est une question empirique plus que théorique ou disciplinaire.
Au contraire de cette conception clivée, étudier les processus d’endogénéisation légale, c’est donc analyser comment le droit et ses règles deviennent endogènes et n’agissent pas que de l’extérieur, mais participent à constituer et à donner du sens aux actions et aux organisations. C’est considérer que le droit n’agit qu’en étant mobilisé, interprété par des acteurs, dont les professionnels du droit, eux-mêmes très divers, mais pas seulement. Dans le domaine de l’entreprise, les responsables, les managers et en réalité de très nombreux acteurs, y compris les fournisseurs, les salariés, voire les clients par exemple, peuvent proposer des interprétations de ce qu’est se mettre en conformité avec une règle de droit. Suivre une règle fait l’objet de vastes réflexions philosophiques mais aussi d’enquêtes sociologiques et il s’agit au fond de comprendre comment une règle s’internalise dans des organisations, devient un motif routinier d’action, se dépose dans des dispositifs, constitue une référence pratique pour les actions, par l’intermédiaire d’une interprétation stabilisée, qui pourra faire l’objet d’épreuves mais résistera pour une part en raison de sa texture « légale », de ses horizons d’action possible ou des chaînes de responsabilité qui lui sont associées.
Ce que montre Lauren Edelman (mais aussi d’autres sociologues qui ont développé des perspectives proches, comme Franck Dobbin sur le même objet, ou Mark Suchman sur d’autres), à propos du titre VII prohibant les pratiques discriminatoires dans l’emploi adopté en 1964 aux États-Unis4, c’est alors un double processus de juridicisation des organisations, d’une part, et de managérialisation du droit, d’autre part. Autrement dit, il s’agit d’une conformation des organisations, qui s’imitent les unes les autres, à ces règles, conformation qui passe par l’invention de professionnels de la non-discrimination, de dispositifs de traitement des griefs, de formations des managers, d’évaluations de ces politiques, etc., à travers lesquels on traduit ce que signifie se mettre en conformité avec le titre VII. La création et le développement de ces acteurs et de ces dispositifs traduisent une pénétration des valeurs du droit dans les organisations, autrement dit une légalisation des organisations. Ce processus s’accompagne aussi d’une pénétration des objectifs, des intérêts et des valeurs du management dans ce que signifie se conformer au droit, ce que Lauren Edelman nomme un processus de managérialisation du droit. Ces interprétations des règles de non-discrimination et des manières de s’y conformer participent en effet aussi aux logiques d’efficacité, de rentabilité et de flexibilité qui sont celles du management. C’est ce double processus qui participe à endogénéiser les règles juridiques : à en étendre la portée dans les organisations (qui se juridicisent) mais aussi à en transformer, en partie et en pratique, le sens, en particulier au bénéfice du management (via une managérialisation du droit). En matière de règles anti-discriminatoires, c’est ainsi le discours de la diversité qui s’est progressivement substitué à la lutte contre les discriminations, un discours plus positif pour les entreprises qui leur permet même de se distinguer et d’attirer des « talents ». Ce processus, analysé en France par Laure Bereni par exemple (2009 et plus récemment 2023), se retrouve d’ailleurs dans d’autres domaines, comme celui qui a fait passer la prise en compte des risques psychosociaux vers la promotion de la qualité de vie au travail.
Le problème – et c’est là une seconde étape de l’analyse – est que ces mises en conformité sont principalement symboliques, comme le montre Lauren Edelman en menant ici des enquêtes aussi bien qualitatives que statistiques et juridiques. Les juges adoptent une forme de « déférence judiciaire » en considérant que la présence de procédures mises en place par les entreprises en interne pour traiter les plaintes de discrimination (grievance procedure, formation des services RH, spécialisation d’acteurs en la matière) constituent des indices de mise en conformité avec le titre VII, qui ne justifient pas ces plaintes pour discrimination. Autrement dit, ces modalités managérialisées de mise en conformité ne changent fondamentalement pas les pratiques discriminatoires sur le marché du travail américain qui, depuis les années 1960, persistent globalement, même si, localement, des firmes ont pu réussir à promouvoir des minorités ou moins discriminer. De même, si la lutte contre les risques psychosociaux est devenue une promotion de la qualité de vie au travail, la dimension symbolique semble l’emporter.
Comme nous l’avons évoqué avec Claire Lemercier dans un chapitre récent (Lemercier, Pélisse, 2022), cela ne veut pas dire que ces processus de managérialisation du droit et de déférence judiciaire sont sans effets au sein des organisations : des fonctions sont inventées (comme celle de « responsable diversité ») ou légitimées (celle des ressources humaines), et des causes sont portées par certains de leurs responsables, parfois en tension avec les objectifs des entreprises. Ainsi, le travail de Lisa Buchter sur la France des années 2010, à propos des discriminations contre les personnes LGBT, racisées ou en situation de handicap, rappelle l’existence de véritables militants et activistes internes aux organisations et montre que la compliance peut être, pour eux et elles, un des moyens de faire entrer leur cause dans leur entreprise (Buchter, 2019). Mais l’endogénéisation légale ne change que rarement les choix des directions des entreprises. Et, si Lauren Edelman a ouvert la possibilité, dans son modèle théorique, que le processus d’endogénéisation légale soit pour une part substantiel, elle conclut bien dans son ouvrage de 2016, à partir d’une analyse statistique de plus d’un millier de décisions judiciaires et d’enquêtes de terrain dans les entreprises, à la dimension principalement symbolique de ces conformations aux règles du titre VII de 1964.
A. D. : En quoi cette théorie vous semble être une ressource pour éclairer l’affaire dite France Télécom ?
J. P. : On peut la mobiliser à plusieurs stades de cette « affaire ». D’abord, celle-ci forme un exemple qui a permis, grâce à la médiatisation d’une crise sociale sans précédent passant par des suicides au travail, d’engager un procès en responsabilité de l’entreprise et de ses principaux dirigeants. Grâce à ces militants que je viens d’évoquer – ici des syndicalistes issus de deux organisations qui ne se parlent guère habituellement (la CFE-CGC et Solidaires) mais qui ont fondé un observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom en 2007 ; mais aussi des syndicalistes d’autres organisations et d’autres acteurs encore (médecins du travail, psychologues et assistantes sociales de l’entreprise, consultants et experts CHSCT5, et enfin salariés ou encadrement intermédiaire qui ont, pour certains et certaines, refusé une logique mortifère de dégraissage explicite) –, une politique d’entreprise a pu être dénoncée et des alertes, lancées. Elles n’ont pas empêché la réalisation du plan Act pour autant – plus de 20 000 salariés de France Télécom sont effectivement partis de l’entreprise durant la décennie 2000 –, ce qui montre la force des logiques managériales, et ici aussi financières, qui ont guidé l’action de nombreux acteurs (et pas seulement des dirigeants qui seront condamnés même si leur responsabilité est la plus évidente). Ensuite, cette « affaire » montre aussi comment la conformation au droit (ici via l’absence d’un plan social que la direction pouvait légalement éviter) peut être symbolique bien plus que substantielle (un énorme plan social, pour des raisons économiques, si l’on suit les explications des dirigeants au procès, a bien eu lieu). À ce stade, la théorie se vérifie en quelque sorte de par la possibilité que s’est donnée l’entreprise de se conformer symboliquement au droit, tout en prenant des décisions qui auraient dû donner lieu à d’autres modalités d’application, plus substantielles.
On peut aussi mobiliser la théorie de l’endogénéité légale pour montrer que l’affaire France Télécom constitue un contre-exemple, en se référant cette fois à la décision du tribunal dans un procès-fleuve dont l’instruction a duré près de dix ans pour le jugement en première instance, treize ans si l’on ajoute la décision d’appel actée le 30 septembre 2022. Car ce qui a été jugé est un « harcèlement moral institutionnel », catégorie pas complètement nouvelle mais dont la portée est élargie et largement publicisée avec cette décision. On peut donc dire que des logiques managériales et financières poussées à l’extrême ont bien transformé le droit ici, moins en interprétant ce dernier pour s’y conformer de manière avant tout symbolique, qu’en donnant l’occasion à des juges de rappeler des limites à ces politiques explicitement nocives, en les interdisant et en soulignant la responsabilité des dirigeants qui les ont conçues et mises en place. Le prix est élevé pour cette transformation du droit (à travers cette décision qui pourrait faire jurisprudence), mais c’est bien celle-ci qui a été saluée et commentée, en dépit de quelques limites pas tout à fait anodines comme l’amoindrissement significatif des peines dans la décision d’appel ou, plus gênant encore, la suppression du remboursement, dans cette même décision, des honoraires des avocats des parties civiles (alors même que les vingt millions d’euros d’honoraires d’avocats des prévenus ont été entièrement pris en charge par les assurances des dirigeants, selon un syndicat). Tout en affirmant de manière claire et sans ambiguïté une catégorie juridique visant à limiter un processus de managérialisation du droit du licenciement autant que du droit de la santé et sécurité au travail, cette décision déséquilibre ainsi le principe d’égalité des armes entre les parties. Permettra-t-elle surtout de prévenir ce type de dérive ? On peut l’espérer, moins par les craintes des sanctions finalement encourues par les dirigeants que par la responsabilité publique et juridique qu’elle leur impute quand ils prennent des décisions de cette nature.
A. D. : Vous avez évoqué le phénomène de « déférence judiciaire » ? Quelles en sont les manifestations ? les incidences ?
J. P. : La déférence judiciaire consiste dans l’acceptation par les institutions qui font le droit (le juge notamment) de la transformation que lui ont fait subir les agents de la managérialisation des règles. L’internalisation de la règle par l’entreprise devant l’appliquer change la règle ; or, ce changement est reçu par le juge, puis éventuellement le législateur. Ils font leur cette relecture, déférents à l’égard des acteurs économiques qui l’ont produite.
La déférence judiciaire n’a, dans le cas France Télécom, justement pas eu lieu. C’est en cela que ce procès est un contre-exemple au constat d’une managérialisation toujours victorieuse dans les manières dont le droit est interprété et appliqué. Cela ne remet pas en cause la théorie que construit Lauren Edelman, ni même le constat empirique d’une déférence judiciaire aux interprétations managérialisées du droit qu’elle établit dans le cas du droit anti-discriminatoire aux États-Unis, car son argumentation est statistique et des décisions judiciaires singulières non déférentes peuvent toujours être identifiées. Son analyse n’est en effet pas jurisprudentielle (au sens des juristes), mais bien statistique, car elle analyse des régularités judiciaires et non telle ou telle décision censée « faire jurisprudence ». Dans le cas France Télécom, les juges n’ont donc pas suivi l’argumentation des prévenus, consistant notamment à dire qu’ils ne connaissaient pas les salariés qui se sont suicidés, ont tenté de le faire ou sont tombés en dépression. L’absence de liens directs entre prévenus et victimes a été contrecarrée par l’analyse d’effets en cascade, « par ruissellement » disent les juges, et la documentation épaisse qu’ont produite les acteurs évoqués précédemment (syndicalistes, experts, médecins du travail…). Exceptionnel, ce procès l’est donc aussi à ce titre, car les juges n'ont pas été déférents, autrement dit n’ont pas accepté la manière dont la direction et le management ont interprété la loi et les règles juridiques et tenté de montrer qu’ils se conformaient au droit, qu’ils n’avaient pas de liens directs avec les salariés parties civiles (ou leurs familles), et ne pouvaient donc les harceler. En reprenant, se fondant sur et publicisant la qualification de « harcèlement moral institutionnel », les juges ont dépassé l’une des grandes limites du droit qui systématiquement individualise les affaires, les relations, les situations. Ils ont retrouvé l’une des logiques originelles du droit du travail et plus largement du droit social qui est justement, dans certaines de ces règles juridiques, de collectiviser les risques, les situations, les relations.
En définitive, la déférence judiciaire constitue un pan largement méconnu d’un point de vue scientifique, aussi bien chez les juristes que chez les sociologues d’ailleurs, car peu de travaux sont menés ou parviennent à obtenir les données pour traiter des régularités statistiques qu’on peut analyser en matière de décisions judiciaires. Evelyne Serverin l’a pratiqué à plusieurs reprises en matière de décisions prud’homales dans les années 2000 et 2010 (Serverin, Guiomard, 2013 ; Serverin, Munoz-Perez, 2005), et des chercheurs américains le font plus régulièrement – comme E. Berrey, R. L. Nelson et L. B. Nielsen en matière de discrimination aux États-Unis dans un ouvrage intitulé Rights on trial. How workplace discrimination law perpetuates inequality (2017). On a là, sans doute, une voie de recherche prometteuse entre droit et sociologie que l’analyse de l’endogénéisation légale ouvre, parmi d’autres.