Tant dans sa dimension factuelle que contentieuse, l’affaire France Télécom est extraordinaire. À elle seule, la qualification de harcèlement moral institutionnel, mobilisée par le juge pénal en première instance comme en appel1, recèle cette singularité, celle d’une politique d’entreprise « visant à déstabiliser les employés et à créer un climat anxiogène » dans l’objectif de susciter des départs en nombre sans recourir à des licenciements. Comme le relève la cour d’appel, cette stratégie définie au sommet de l’entreprise a pu se déployer du fait du « suivisme des directions et services des ressources humaines dont les procédures et méthodes ont infusé dans toute la politique managériale ». Au-delà de la politique délibérément harcelante décidée au sein de France Télécom, cet élément est intéressant en lui-même en ce qu’il souligne en creux un point tout à fait essentiel : la place structurante du management et des managers dans la mise en œuvre des décisions patronales et leur contribution déterminante à l’organisation du travail (Jubert, 2019). Le management représente en effet un rouage essentiel de l’organisation du travail dans sa dimension relationnelle. Il en va spécialement ainsi de la ligne managériale dont les membres (supérieurs hiérarchiques, managers de proximité, responsables d’équipes…) participent, à des degrés divers, à la déclinaison du pouvoir de direction de l’employeur2.
Le management constitue également un des déterminants de la santé au travail et, par voie de conséquence, de l’organisation saine du travail (Héas, 2022a). La « mise en lumière » de la question des risques psychosociaux aux tournants des années 2010 a contribué à donner une certaine visibilité aux enjeux de santé liés aux facteurs organisationnels et relationnels en milieu de travail dont le management et ceux qui l’exercent sont des éléments-clés. Pour paraphraser les termes de M. Detchessahar, professeur en sciences de gestion, le management peut être le problème tout comme il peut participer de la solution (Detchessahar, 2011). Il n’est d’ailleurs plus guère de voix pour contester ce rôle pivot et ambivalent du management que les « sciences du travail » renseignent et que le vécu du travail confirme. Affirmer que « la santé des salariés est d’abord l’affaire des managers » (Lachmann, Larose, Pénicaud, 2011, p. 7) est une façon ramassée d’exprimer que le management est à la fois potentiellement pathogène3 et possible vecteur de santé pour les salariés. En raisonnant à partir de notions du champ du droit de la santé-travail, il existe donc un risque managérial : le comportement des managers, les pratiques et les modalités de management sont susceptibles de porter atteinte à la santé des salariés et constituent un facteur de risque auxquels les salariés sont exposés dans leur travail et du fait de celui-ci. En ce sens, le risque managérial constitue un risque professionnel lato sensu4.
Bien que la question managériale puisse être juridiquement saisie au prisme des rapports de pouvoir dans l’entreprise et de la protection des droits des personnes (tels que le droit à la dignité), elle est fortement « attirée » dans le champ de la santé-travail au point que le juriste de droit social se trouve interpellé et parte à la recherche des marques juridiques du rôle pivot du management dans l’organisation saine du travail (solution).
Ayant vu le Code du travail s’étoffer en matière de santé-travail et ayant assisté depuis plusieurs années à une forme d’institutionnalisation de l’organisation entrepreneuriale comme territoire et acteur de santé (Dirringer, 2019), le juriste a bien présent à l’esprit que le droit du travail d’origine étatique fait peser sur le seul employeur l’obligation « d’assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs5 ». Interrogeant plus précisément le Code du travail, il ne peut toutefois que constater l’absence de toute expression juridique positive du rôle du management dans le droit de la santé au travail d’origine étatique. Le juriste de droit social décide donc de poursuivre ses investigations dans le droit positif sous l’angle cette fois du management-problème. Son exploration de la jurisprudence sociale lui permet alors de discerner que le rôle pivot du management dans l’organisation du travail est saisi par les juges sous l’angle du risque que les managers et/ou les modalités de management font courir (ou sont susceptibles de faire courir) à la santé des salariés. Bien que la récolte jurisprudentielle soit intéressante, sa variété l’apparente à une mosaïque (1). Il en résulte un manque de visibilité du risque managérial. Pour autant, cette jurisprudence accrédite l’intérêt de recourir à ce prisme et d’explorer une seconde fois le Code du travail sous cet angle nouveau. On identifie alors, dans le droit d’origine étatique de la santé-travail, des moyens d’action devant conduire l’employeur à se saisir du risque managérial en tant que tel (2).
1. Une jurisprudence en clair-obscur saisissant le risque managérial
La jurisprudence sociale offre un intéressant contrepoint au relatif silence du Code du travail quant au rôle du management dans l’organisation saine du travail. En effet, dans le contentieux de droit du travail comme dans celui du droit de la sécurité sociale, l’analyse des décisions, notamment de la Cour de cassation, « révèle que le juge a une conscience claire des enjeux de santé qui se trouvent derrière des choix d’organisation du travail et de politique managériale, des pratiques managériales ou encore des comportements de certains managers » (Del Sol, 2022, p. 170). Pour autant, l’ensemble donne à voir une jurisprudence diffuse.
Pour matérialiser cette conscience du juge social, aucune décision aussi emblématique – voire exemplaire – que celles rendues dans le cadre du procès pénal de l’affaire France Télécom ne peut être brandie. En revanche sont à disposition d’assez nombreux arrêts qui essaiment dans le champ du contentieux social. Prises dans leur ensemble, ces décisions constituent une sorte de mosaïque permettant d’entrevoir le risque managérial (1.1). Pour autant, cet ensemble jurisprudentiel présente des limites intrinsèques ne permettant pas de donner une pleine visibilité au risque managérial ayant une dimension organisationnelle (1.2).
1.1. Une mosaïque de décisions « mettant en jeu » le risque managérial
Les décisions mettant en jeu, explicitement ou non, le risque managérial sont à la fois nombreuses et éparses. Elles donnent à voir un ensemble marqué par l’hétérogénéité. À des fins didactiques, le choix sera fait ici de retenir trois dimensions pour présenter cet ensemble de décisions6.
La première dimension, la plus évidente, a trait au sous-domaine du droit social dans lequel prend racine le différend à l’origine du contentieux. S’agissant du droit du travail, la mosaïque s’inscrit dans le champ des relations individuelles de travail, en particulier dans le contentieux du licenciement disciplinaire du manager et dans celui du harcèlement moral, en lien avec le licenciement du manager ou la rupture du contrat de travail du salarié se prétendant victime de faits de harcèlement. D’autres décisions relèvent du champ des relations collectives de travail et mettent principalement en jeu le droit de la représentation élue du personnel, à savoir les compétences et les prérogatives du comité social et économique (ci-après CSE) ou, antérieurement, du CHSCT (par exemple le recours à l’expertise). Une partie de la mosaïque est également constituée de décisions s’inscrivant dans le champ du droit de la sécurité sociale. Sans surprise, elles se trouvent dans le contentieux des risques professionnels et, plus précisément encore, dans celui de la faute inexcusable de l’employeur.
La deuxième dimension permet de positionner les affaires par rapport au risque managérial. Certaines décisions saisissent des situations en amont du risque managérial dans une logique préventive. L’illustration topique en est le contentieux généré par le recours à l’expertise du CHSCT (ou du CSE) au titre d’un projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail puisque cette expertise vise à identifier des risques potentiels7. Mais la plupart des décisions appréhendent l’aval du risque managérial, qu’il s’agisse des décisions, en droit du travail, relatives au licenciement disciplinaire du manager et au harcèlement moral8 ou, en droit de la sécurité sociale, de celles ayant trait à la qualification de faute inexcusable.
Enfin, la troisième dimension concerne « l’objet managérial » en cause. Cet objet est en réalité multiple. Il peut s’agir du comportement individuel d’un manager. Toutefois, on relève également des décisions mettant en jeu des pratiques et méthodes managériales ayant une dimension organisationnelle plus ou moins marquée, telles qu’un management par la peur, le recours au benchmark ou à des processus RH largement automatisés.
1.2. Un ensemble jurisprudentiel diffus quant au risque managérial à dimension organisationnelle. L’exemple du contentieux du harcèlement moral
Cette présentation tridimensionnelle permet d’approcher la conscience que le juge social a du risque managérial pour la santé des salariés. Elle est toutefois illustrative de l’absence de portée unitaire de la jurisprudence sociale. En ce sens, il s’agit bien d’une jurisprudence en clair-obscur. L’effet « mosaïque » d’un contentieux éparpillé ne permet pas de donner une lisibilité forte aux enjeux de santé qu’il y a derrière les organisations du travail et les pratiques managériales. Cela est en partie inéluctable en raison des fondements juridiques mobilisés et de la surreprésentation des voies qui inscrivent le contentieux dans une dimension individuelle, voire interpersonnelle, ayant pour finalité d’imputer le risque managérial à une personne et/ou d’en caractériser les effets à l’égard d’un salarié. Ce faisant, la dimension organisationnelle du management s’en trouve, si ce n’est effacée, à tout le moins située en arrière-plan.
L’analyse du contentieux social en matière de harcèlement moral permet de révéler les limites, en quelque sorte intrinsèques, de cet ensemble jurisprudentiel. En effet, le harcèlement moral est très certainement le fondement juridique qui fait le plus sens avec l’idée de risque managérial9 et qui autorise une mise en perspective avec l’affaire France Télécom. À cet égard, l’arrêt Association Salon Vacances Loisirs rendu par la Cour de cassation en 200910 mérite attention, car il admet explicitement pour la première fois que le harcèlement moral peut trouver sa cause dans les pratiques managériales délétères (Béal, Terrenoire, 2010 ; Adam, 2011 ; Pereira, 2013). Au cas présent, ces pratiques soumettaient les salariés « à une pression continuelle », les exposaient à « des reproches incessants » ainsi qu’à « des ordres et contre-ordres dans l’intention de diviser l’équipe ». Et le juge d’estimer que « peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique ». C’est une façon d’admettre, sans le nommer en ces termes, le risque managérial auquel un collectif de salariés peut être exposé et de dépasser le prisme individuel par lequel les situations de harcèlement moral impliquant un manager sont saisies. Ce dépassement trouve un écho dans la mobilisation contentieuse – par les salariés requérants et/ou le juge – des syntagmes nominaux « harcèlement managérial », « harcèlement collectif » et « harcèlement institutionnel »11 (Carillon, 2022), comme le souligne une étude effectuée à partir des décisions de la base JuriCA (Mesnil, 2022). L’analyse montre que l’expression « harcèlement managérial » est la plus utilisée, donnant à voir « l’implémentation de cette terminologie en jurisprudence [qui s’accroît significativement à partir de 2015]. Même si [le harcèlement managérial] n’est in fine que peu reconnu par les juges » (Mesnil, 2022, p. 153), cette évolution matérialise la conscience que l’organisation du travail, notamment les méthodes managériales utilisées, peut être la cause du harcèlement moral. Cependant – et c’est là sa limite –,
« si cette évolution permet de saisir des méthodes managériales auxquelles se trouve soumis un collectif de salariés – c’est-à-dire des pratiques qui “font système” à leur égard –, la reconnaissance du harcèlement moral ne vaut qu’à l’égard du salarié qui a agi sous réserve que les méthodes mises en cause se manifestent pour lui par une dégradation de ses conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel » (Del Sol, 2022, p. 174).
Autrement dit, l’exigence de personnalisation des atteintes fixe les limites du contentieux du harcèlement moral managérial à dimension organisationnelle12. Le risque managérial reste par conséquent diffus dans la jurisprudence sociale en matière de harcèlement moral qui ne peut juridiquement ouvrir la porte à la reconnaissance d’un collectif de victimes ni semble-t-il à une mise en cause d’une politique d’entreprise délibérément harcelante ou des modes managériaux délétères13. En revanche, l’un des effets des décisions rendues dans l’affaire France Télécom est précisément de juger qu’une politique systématique de harcèlement (« harcèlement institutionnel ») constitue un délit de harcèlement moral pour un collectif de salariés. Alors même que les définitions du harcèlement moral sont quasi identiques en droit social et en droit pénal, la différence de finalités de ces deux droits en matière de harcèlement constitue sans doute une clé d’explication : en droit pénal, il s’agit à titre principal d’imputer une responsabilité, d’identifier un coupable de faits de harcèlement14 et, dans l’affaire France Télécom, de condamner le harcèlement « érigé en mode de management » (Jubert, 2020) ; en droit social, il s’agit principalement d’identifier une victime.
2. Relire le cadre d’action en matière de santé-travail au prisme du risque managérial
L’analyse de la jurisprudence montre la difficulté du juge à appréhender la dimension organisationnelle du risque managérial. Alors que le management est un déterminant de la santé au travail, se trouve inévitablement interrogée l’effectivité du droit des travailleurs à voir leur santé protégée15, ce qui interpelle le cadre de réaction (« à chaud ») au risque managérial mis en visibilité par les représentants élus du personnel (2.1). Cela interroge également – et surtout – le cadre d’action de la mise en œuvre « à froid » de l’obligation patronale de sécurité, muée en une obligation générale de prévention sous l’effet des jurisprudences Air France et Areva de 201516 (2.2). Dans l’un et l’autre cas, ce sont les compétences, prérogatives et moyens d’action de la représentation du personnel (qui font partie du cadre d’action) qu’il s’agit de « relire » dans la perspective de faire cesser les situations de management-problème, mais aussi pour porter la logique du management-solution17.
2.1. La mise en visibilité du risque managérial par l’alerte
L’obligation d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des travailleurs que l’article L. 4121-1 du Code du travail met à la charge de l’employeur constitue une obligation d’agir afin d’instaurer des conditions de travail et une organisation du travail non pathogènes. Elle constitue également une obligation de réagir quand la sécurité et la santé des travailleurs sont menacées ou se dégradent du fait de ces conditions ou de cette organisation.
Si l’obligation de réaction peut être appréhendée comme une sorte de déclinaison de l’obligation continue d’assurer la protection de la santé des salariés, elle a un fondement juridique explicite lorsqu’une alerte a été actionnée soit par un salarié18, soit par un membre de la délégation du personnel du CSE19 en raison d’une situation de travail permettant de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour la vie ou la santé des travailleurs20. Dans cette hypothèse, l’employeur doit mettre en sécurité les salariés dans les meilleurs délais21. De plus, si l’alerte a été initiée par un membre du CSE, l’employeur doit procéder immédiatement à une enquête avec ce représentant du personnel et prendre les dispositions nécessaires pour remédier à la situation22 et recréer de façon pérenne un environnement de travail « sécurisé ».
Que les modalités et pratiques managériales puissent exposer les salariés à un danger grave est recevable conceptuellement. La potentialité ou la matérialité de ce danger peuvent s’avérer plus délicates à caractériser sans être pour autant impossibles. En revanche, la condition d’imminence du danger constitue incontestablement une exigence posée dans l’objectif d’assurer la sécurité physique du salarié, ce qui justifie au demeurant que les salariés se voient reconnaître un droit personnel d’alerte mais aussi de retrait. Cette condition peut représenter un frein, peut-être même un obstacle, pour l’éventuelle mobilisation du droit d’alerte en matière de pratiques managériales pathogènes car ce sont des risques psychosociaux auxquels les salariés sont exposés. Or, les risques psychosociaux sont souvent le fruit de processus s’inscrivant dans la durée et emportant une dégradation progressive des situations de travail. Dès lors, l’alerte pour danger grave et imminent présente juridiquement un assez faible potentiel pour déclencher la réaction de l’employeur face à un risque managérial, même avéré23.
Le droit d’alerte en cas d’atteinte aux droits des personnes nous semble a contrario recéler un potentiel bien plus élevé. Certes, il ne s’agit pas d’un droit nouveau puisqu’il avait été reconnu aux délégués du personnel en 199224. Conféré désormais aux membres de la délégation du personnel au CSE, son exercice dans un contexte de risque managérial mérite d’être interrogé.
En application de l’article L. 2312-59 du Code du travail, tout membre élu du CSE qui
« constate, notamment par l’intermédiaire d’un travailleur, qu’il existe une atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans l’entreprise qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnée au but recherché, [peut saisir] immédiatement l’employeur. Cette atteinte peut notamment résulter de faits de harcèlement sexuel ou moral ou de toute mesure discriminatoire…25 ».
L’exercice de l’alerte situe l’employeur dans un cadre de réaction puisqu’il doit alors procéder « sans délai à une enquête avec le membre de la délégation du personnel du comité et [prendre] les dispositions nécessaires pour remédier à cette situation ».
L’exercice du droit d’alerte est ici conditionné par un risque a priori avéré se concrétisant dans une atteinte aux droits des personnes ou encore à leur santé, voire dans des faits de harcèlement ou de discrimination. De prime abord, si l’on fait un parallèle avec la jurisprudence sociale sur le harcèlement moral managérial qui suppose que les effets soient individualisés (voir supra), cette condition peut paraître quasi rédhibitoire. Elle ne l’est pas dès lors que l’alerte est mobilisée pour mettre en visibilité le risque managérial dans sa dimension collective, ses effets sur un collectif de travail dont peuvent rendre compte des éléments de nature très diverse : des arrêts de travail et des sollicitations de la médecine du travail anormalement élevés, des signalements de la médecine du travail, des signalements auprès du référent harcèlement du CSE mais également la teneur de certains courriels traduisant ou dénonçant des pressions psychologiques, les questions mises à l’ordre du jour des réunions du CSE, etc. Une décision prud’homale récente est illustrative de ce type de mobilisation, le juge estimant justifiée l’alerte exercée par une représentante du personnel faisant suite à des dénonciations répétées (par les salariés, les délégués du personnel, puis le CSE) d’un climat délétère au sein de l’entreprise et de la souffrance du personnel en résultant et prenant appui, notamment, sur la dégradation de l’état de santé de certains salariés, la saisine de la médecine du travail en lien avec « l’état de stress et de peur » de plusieurs salariés et la saisine de l’Inspection du travail pour alerter sur les dysfonctionnements managériaux26.
L’intérêt de cet outil juridique et du régime juridique qu’il lui est associé est double. Le premier concerne la place de la représentation du personnel : si elle est titulaire du droit d’alerte et seule juge de l’opportunité de l’exercer, l’article L. 2312-59 la met également dans le paysage du cadre de réaction, l’employeur devant associer le membre de la délégation du personnel à l’enquête. Certes, le texte de l’article L. 2312-59 ne recourt pas au terme association. Mais, en précisant que l’enquête s’effectue avec le membre de la délégation du personnel (en non seulement en sa présence), on comprend que l’employeur doit faire en sorte que celui-ci soit en mesure d’apporter son concours au processus d’analyse de la situation. Le second intérêt est que l’exercice du droit d’alerte constitue un moyen pour déclencher une réaction de remédiation (faire cesser les atteintes) de la part de l’employeur sans avoir à solliciter le juge27. Pour ces différentes raisons, ce droit d’alerte représente indéniablement un outil pertinent à disposition de la représentation du personnel lorsque des pratiques et méthodes managériales pathogènes se déploient dans l’entreprise. L’activation de l’alerte permet une mobilisation dans une logique collective et représente un moyen de dépasser la dimension individuelle des situations de harcèlement managérial28.
2.2. Le risque managérial en arrière-plan de l’évaluation des risques liés à l’organisation du travail
L’évaluation des risques constitue la clé de voûte du cadre d’action de la mise en œuvre de l’obligation patronale de sécurité et de la démarche de prévention, ce dont rend compte sur un plan symbolique le « transfert », par la loi du 2 août 2021, des dispositions relatives au document unique d’évaluation des risques professionnels de la partie réglementaire vers la partie législative du Code du travail. Ce texte apporte en outre des modifications ouvrant une opportunité de donner une certaine visibilité au risque managérial dans une perspective de prévention. Le cadre d’action à disposition de l’employeur se trouve en effet partiellement remodelé puisque l’objet de l’évaluation des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs a été élargi par la loi du 2 août 2021 à l’organisation du travail qui est désormais expressément visée à l’alinéa premier de L. 4121-3 du Code du travail29.
Par voie de conséquence, cet élargissement30 met le risque managérial dans le champ de l’évaluation des risques dans la double mesure où le management est un rouage-clé de l’organisation du travail et constitue un des déterminants de la santé au travail. En d’autres termes, il doit désormais être considéré que l’évaluation des risques pour la santé des salariés de l’organisation du travail doit inclure, en quelque sorte par nature, le risque managérial car le management est une composante essentielle de l’organisation du travail. Il peut toutefois être regretté que la loi du 2 août 2021 n’ait pas rendu explicite l’évaluation du risque managérial. À tout le moins, il aurait pu être donné visibilité à la dimension managériale de l’organisation du travail et, par là même, aux risques psychosociaux dont les causes « puisent essentiellement dans les rapports sociaux entre les travailleurs et leur hiérarchie » (Jubert, 2019, p. 144).
Si l’inclusion (implicite) du risque managérial dans le champ de l’évaluation des risques est une chose, son identification en est une autre, qui plus est d’une assez grande complexité. Or, l’évaluation – dont les résultats sont déterminants pour la définition de la démarche de prévention – présuppose que des risques soient au préalable identifiés. D’une certaine façon, il faut rendre visibles les effets pathogènes (avérés ou potentiels) des modalités et pratiques managériales dans l’entreprise par des éléments juridiquement recevables. Il nous semble que la réécriture de l’article L. 4121-3 par la loi du 2 août 2021 mérite attention sur ce point. Si le texte continue de faire peser sur le seul employeur la responsabilité de l’évaluation des risques (alinéa premier), il inscrit dans la loi – en des termes qui auraient gagné à être moins ambigus – l’exigence d’une démarche d’évaluation ayant une dimension collaborative (nouvel alinéa 2). La démarche d’évaluation ne doit donc plus être « captée » par le seul employeur, ne peut plus avoir une dimension unilatérale. À cet effet, « apportent leur contribution à l’évaluation des risques professionnels dans l’entreprise » le CSE (et, le cas échéant, la commission santé, sécurité et conditions de travail31), le ou les salariés ayant été désignés pour s’occuper des activités de protection et de prévention des risques professionnels de l’entreprise32, ainsi que le service de prévention et de santé au travail (ci-après SPST) auquel l’employeur adhère33. Quelles que soient les modalités concrètes de cette contribution au processus d’évaluation, celle-ci concerne des acteurs auxquels le droit reconnaît, sous différentes formes, une capacité à identifier ou à contribuer à identifier des situations de travail à risque34 (par exemple, via la surveillance de l’état de santé des salariés et l’action en milieu de travail pour les SPST). Plus particulièrement, au regard de ses prérogatives et moyens d’action en matière de santé et sécurité et en raison de sa nature d’instance représentative du personnel, le rôle du CSE dans la démarche d’évaluation paraît tout à fait essentiel s’agissant de l’identification du risque managérial en lien avec le travail réel, c’est-à-dire avec l’activité de travail telle qu’elle se réalise concrètement (recours à des inspections35, des enquêtes et des expertises, « remontées » du référent harcèlement ou encore réclamations individuelles qui lui sont adressées). Situant la contribution du CSE « dans le cadre du dialogue social dans l’entreprise », l’article L. 4121-3 appelle in fine à l’associer à l’évaluation et non simplement à recueillir ses éléments d’analyse36. En modifiant les termes de l’article L. 4121-3, la loi du 2 août 2021 a donné, nous semble-t-il, une assise juridique à cette association du CSE au processus d’évaluation là où auparavant celle-ci était simplement suggérée37 ou recommandée par des structures d’expertise telles que l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelle). De notre point de vue, la loi fait entrer cette exigence d’association dans le cadre d’action de la mise en œuvre de l’obligation de prévention de l’employeur, à charge pour celui-ci de lui donner réalité et à charge pour le CSE de s’en saisir pour mettre en débat le risque managérial au stade de l’évaluation et penser l’action préventive en matière d’organisation du travail dans une logique de management-solution38.
Conclusion
Rendu public en avril 2023, le rapport des Assises du travail formule des recommandations pour « re-considérer le travail ». Ces recommandations sont distribuées dans quatre axes (Thiéry, Sénard, 2023), dont deux font particulièrement écho à la question du risque managérial : l’axe 1, « Gagner la bataille de la confiance par une révolution des pratiques managériales et en associant davantage les travailleurs », et l’axe 4, « Préserver la santé physique et mentale des travailleurs, un enjeu de performance et de responsabilité pour les organisations ». Il est également intéressant de mettre en exergue la recommandation n° 14 visant à ajouter un dixième principe général de prévention à l’article L. 4121-2 du Code du travail : « Écouter les travailleurs sur la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail et les relations sociales. » Cependant, au regard de la dimension collective des enjeux de santé associés à l’organisation du travail et du rôle pivot du management dans celle-ci, on peut regretter qu’aucune proposition visant à « re-constituer » le CHSCT ne soit portée. Faire disparaître la « bête noire » des employeurs a été le choix des ordonnances Macron de 2017 alors que, trois ans plus tôt, le rapport Verkindt avait formulé des propositions en faveur d’une instance de représentation du personnel dédiée à la protection de la santé au travail (Verkindt, 2014). Dans un article universitaire ultérieur coécrit avec Loïc Lerouge, chercheur en droit spécialiste des risques psychosociaux, l’auteur du rapport avait d’ailleurs souligné l’enjeu majeur pour la santé au travail non seulement de sauvegarder le CHSCT, mais également de le renforcer (Lerouge, Verkindt, 2015). La crainte, assez largement exprimée (Fantoni, Héas, 2018 ; Lanouzière, Odoul-Asorey, Cochet, 2017 ; Pignarre, 2017), que la disparition d’une instance dédiée s’accompagne d’un recul de l’expertise des représentants du personnel en matière de santé-travail se confirme. Un tel recul fragilise par voie de conséquence la mise en discussion des questions de santé-travail au sein du CSE « à rebours de la lente maturation des missions des représentants du personnel dans l’entreprise en la matière » (Jubert, 2019, p. 103). Même si les faits de l’affaire France Télécom sont (heureusement) extraordinaires, ils ont permis de mettre en pleine lumière les situations de souffrance collective au travail (Gauriau, 2021) que nombre d’organisations de travail et méthodes managériales sont susceptibles de générer ou génèrent. N’est-il pas grand temps de ré-armer le collectif en matière de santé au travail (Meyrat, 2018) ?