Note de l’auteur : Certaines des hypothèses formulées dans cet article ont été présentées à un groupe de recherche fondamentale en droit privé (Lyon Moulin III, McGill et Sciences Po). Je tiens à remercier ses membres. Cet article doit également beaucoup aux conseils d’Emeric Nicolas et aux suggestions bibliographiques de la professeure Horatia Muir Watt. Les vues développées dans cet article ne représentent toutefois pas l’opinion de ces chercheurs et les erreurs sont bien évidemment les miennes.
Introduction
« Juristes, pourquoi êtes-vous silencieux sur ce qui vous concerne ? » C’est avec cette provocation plutôt féconde que Giorgo Agamben débutait son État d’exception (2003). Selon lui, les juristes seraient insuffisamment engagés contre la mue des dispositifs d’urgence en paradigme de gouvernement. Pourtant, il nous semble que non seulement les juristes ne sont pas silencieux, mais que leur voix dans ce débat possède une originalité qu’il faut cultiver. Avec la multiplication et la normalisation croissante des états d’urgence, de nombreux juristes contemporains (Tassel, 2020 ; Bousquet, 2020 ; Brengarth, 2020 ; Hennette-Vauchez, 2022) ont mis en exergue l’existence d’un phénomène de normalisation, en vertu duquel les dispositions législatives et administratives éditées dans l’urgence tendent à rendre normal et permanent ce qui devait être temporaire et exceptionnel. Stéphanie Hennette-Vauchez écrivait, par exemple, en avril 2020, au sujet de l’état d’urgence instauré par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 : « On s’inquiète de l’effet de laboratoire du régime d’exception : rendre acceptables des mesures qui en temps normal font l’objet de débats et de processus de validation complexes » (Mucchielli, 2020). De même, dans un avis en date du 20 juillet 2021, la défenseure des droits évoquait, s’agissant, du « passe sanitaire », un « risque de glissement vers des pratiques de surveillance sociale générale, auquel pourrait contribuer cette loi » (Défenseur des droits, 2021, p. 13). Une pente glissante serait, selon ce point de vue, devant nous1. Ces juristes ne questionnent pas nécessairement le bien-fondé de ces dispositions en tant que telles, mais plutôt leurs effets sur notre imaginaire juridique collectif. Ils mettent ainsi en lumière un phénomène important pour l’avenir des démocraties libérales. Celles-ci seront en effet bientôt confrontées à des urgences climatiques, politiques et sanitaires et seront tentées de faire une « pause de la liberté » (Jonas, 2015, p. 124). L’argument de la pente glissante élaboré par les juristes suggère toutefois que cette pause ne pourra rester temporaire. Cet argument mérite donc notre attention.
Son originalité résulte du point de vue diachronique qu’il entérine. Les juristes mentionnés plus haut s’intéressent aux effets de normalisation, d’accommodement, d’acceptation, des atteintes aux libertés. Cela est à distinguer des approches synchroniques qui dominent généralement les sciences sociales, dont le droit, et qui s’attardent davantage sur les modalités de conciliation à un instant « t » des impératifs de liberté et de sécurité (Posner, Vermeule, 2007 ; Rosen, 2004 ; Deschowitz, 2001 ; Alhoff, 2018). Même Giorgo Agamben, qui tente de comprendre le changement de l’exception en règle, s’intéresse davantage aux relations complexes qui unissent sur le plan analytique exception juridique et règle de droit. Cela a son intérêt. Toutefois, une démarche diachronique peut rendre compte, avec davantage de précision, des processus institutionnels et sociaux qui conduisent à une telle routinisation de l’exceptionnel.
Dans cet article, nous souhaitons prolonger le geste qui consiste à porter un regard diachronique sur les règles juridiques établies dans des circonstances exceptionnelles. Nous entendons, plus précisément, souligner l’existence d’un phénomène évolutif, que nous appellerons « phénomène de pente glissante ». Cet objectif rapproche notre démarche de celle qui a été déployée dans des travaux récents portant sur des phénomènes normatifs diachroniques. Nous songeons aux travaux qui ont montré l’avènement d’une normativité en flux (Nicolas, 2018), ou encore aux études qui ont dévoilé l’existence d’un phénomène général de « densification normative » (Thibierge, 2014). Dans une même veine, nous entendons mettre en lumière un phénomène de « pente glissante » qui marque le droit contemporain en général. Il peut se définir comme le fait pour des règles juridiques édictées dans des circonstances exceptionnelles (menaces terroristes, crise sanitaire, urgence climatique) d’affecter durablement l’ordonnancement juridique en fixant une direction à son évolution générale.
Pour ce faire, nous agirons « comme si » l’ensemble du droit positif était de nature jurisprudentielle. Cela nous permettra de convoquer, par analogie, les théories de l’évolution de la jurisprudence et de comprendre comment des dispositions législatives ou des actes administratifs unilatéraux, édictés dans des circonstances exceptionnelles, peuvent fixer des « précédents ». Les théories de l’évolution de la jurisprudence mettront en lumière les mécanismes institutionnels par lesquels des précédents établis dans des cas exceptionnels grignotent lentement le droit positif en gagnant graduellement en généralité et en normativité. Appliqué aux règles juridiques édictées dans l’urgence, cet enseignement confirme que celles-ci peuvent avoir, malgré leur caractère circonstancié, un impact profond sur l’évolution du droit.
La démonstration repose sur le raisonnement analogique. Par conséquent, il s’agira en premier lieu de fonder épistémologiquement cette méthode (1). Forts de ce premier geste, nous serons à même, dans un deuxième temps, de formaliser et de défendre l’argument de la pente glissante porté par les juristes contemporains (2). L’analogie entre les précédents judiciaires et les mesures d’urgence (lois, actes administratifs) permet de prendre conscience de l’effet d’entraînement des décisions prises par le législateur ou l’exécutif dans des circonstances exceptionnelles. Nous montrerons qu’elle permet enfin d’envisager l’exportation des outils et institutions qui protègent les juristes, et analogiquement les citoyens, des pentes glissantes (3).
1. « Cela n’est pas un précédent » : l’analogie et ses limites
Dans cet article, nous entendons emprunter les voies de l’analogie afin de mettre en lumière l’existence d’un phénomène juridique de pente glissante. Ce phénomène porte sur l’évolution du droit en général. Toutefois, pour qualifier cette évolution, et montrer qu’elle prend la forme d’une pente glissante, nous nous proposons de l’appréhender comme s’il s’agissait d’une évolution jurisprudentielle. Par ce geste, il s’agit de montrer comment l’introduction de nouvelles règles juridiques dans des circonstances exceptionnelles peut, malgré un champ d’application limité, conduire à un renversement graduel de règles et principes bien établis dans l’ordonnancement juridique.
Notre démonstration repose sur un raisonnement analogique qu’il convient de borner sur le plan épistémologique. Pour qualifier la démarche de rigoureuse, il nous semble que le chercheur doit à la fois être conscient de ce que sa méthode permet de voir (1.1) que de ce que sa méthode occulte ou déforme (1.2).
1.1. Le « comme si » : un éclairage nouveau
Le geste central de cet article prolonge une conception de la connaissance dans laquelle l’analogie joue un rôle phare. Cette conception s’enracine elle-même dans une philosophie herméneutique gadamérienne qu’il convient d’exposer brièvement.
Dans son ouvrage Vérité et méthode (1996), Hans-Georg Gadamer a tenté de montrer que, dans les sciences sociales, la connaissance n’était pas une affaire de méthode, au sens d’un protocole permettant de maîtriser un objet, mais plutôt une affaire de façon d’être. Pour ce faire, il se propose d’élucider la nature de la compréhension. De son point de vue2, comprendre un discours, un événement, une situation, revient à déployer sur cet objet des anticipations adéquates. La compréhension d’un chapitre d’un livre dépend par exemple d’une anticipation de la structure narrative de ce livre. C’est en sachant qu’il existe probablement une situation initiale, un événement perturbateur, des péripéties et une fin que le sens de l’œuvre peut être compris. De plus, la connaissance de la fin de l’histoire détermine notre perception et change notre façon de lire ou de regarder. Nous sommes plus attentifs à certains détails. Certains films comme Jusqu’à la garde de Xavier Legrand (2017) consistent d’ailleurs précisément à nous montrer l’inadéquation de nos anticipations. À la fin, le spectateur est stupéfait par son incapacité à prédire un événement tragique qui se préparait pourtant devant ses yeux. La leçon consiste à dire : « Je dois changer mes anticipations. » Le film nous invite à faire davantage attention à certains détails, ce que nous faisons d’ailleurs lorsque nous regardons à nouveau le film. Ainsi, les anticipations déterminent notre façon de comprendre des situations ou un discours.
En juriste, nous faisons d’ailleurs fréquemment cette expérience lorsque nous sommes confrontés à un cas d’espèce. Forts de notre formation juridique, nous avons appris à poser immédiatement les bonnes questions et à concentrer notre attention sur les éléments qui importent. Nous identifions la nature des protagonistes (s’agit-il de personnes juridiques ? s’agit-il de personnes publiques ou privées ?), qualifions la relation qui les unit parfois (s’agit-il de cocontractants ?) et appliquons un certain régime (droit public ou droit privé) en fonction de la classification taxonomique (Samuel, 2016) dans laquelle nous avons rangé le cas. Le juriste établit graduellement une forme de diagnostic (Samuel, 2015, p. 326) en classant le cas dans une branche de plus en plus fine afin d’isoler une quid juris et sa solution. Notre perception est donc affectée par l’assimilation de certains centres d’attention qui nous permettent graduellement de déterminer une solution juridique au cas d’espèce. Certains concepts permettent même de faire le lien entre le langage juridique et le langage courant comme les notions de personnes, de choses ou encore d’intérêts (Samuel, 2018, p. 321-323). Ainsi, avant même d’interroger la matière factuelle avec des questions déjà formulées juridiquement (s’agit-il d’une personne de droit public ?), nous avons préconfiguré les faits en les structurant autour de ces concepts clés (Samuel, 2016). Cette configuration préalable est presque devenue instinctive pour celui qui a reçu une formation juridique. C’est dans cette formation que nous apprenons à voir le monde en juriste (Mertz, 2007), c’est-à-dire à développer certaines anticipations que nous projetterons ensuite sur le monde.
Pour la connaissance, cela implique deux choses. Tout d’abord la reconnaissance de l’importance de nos anticipations signifie que la neutralité est impossible : connaître, c’est être impliqué. Toutefois, cela ne signifie pas que « anything goes » (Feyerabend, 1979), mais plutôt que connaître exige que le chercheur puisse ouvrir son horizon (Gadamer, 1996) en modifiant ses anticipations lorsqu’elles l’empêchent de comprendre une chose. La rigueur ne provient pas de la mise en place de protocoles assurant la neutralité du savoir, mais plutôt d’une réflexivité qui passe par une capacité à être attentif à ce que nos anticipations nous cachent pour ensuite les modifier.
L’analogie en constitue justement le moyen. Elle consiste à agir comme si une chose (Bouriau, 2012) en était une autre. Cela nous permet de voir différemment un objet en déployant de nouvelles anticipations sur celui-ci. C’est par exemple en agissant comme si le débat scientifique était un débat judiciaire que le philosophe Stephen Toulmin a rénové la philosophie des sciences (2003). De même, c’est en assimilant3 un steak à un cadavre que Martin Gibert espère changer la perception des consommateurs de viande (2015). Ainsi, l’analogie consiste à agir comme si un objet en était un autre afin de lui appliquer de nouvelles anticipations et ainsi de mieux le comprendre.
Dans cet article, nous entendons dévoiler un phénomène de pente glissante en appliquant le régime du précédent judiciaire aux mesures prises par les pouvoirs législatif et exécutif dans des périodes d’urgence. Ces mesures prennent la forme de lois et d’actes administratifs. Par conséquent, notre analogie consiste à traiter l’évolution du droit positif à partir de théories de l’évolution de la jurisprudence. Cela n’est pas totalement inédit. Un juriste du début du xxe siècle a par exemple défini « l’expérimentalisme législatif » britannique en référence au fonctionnement de la coutume et de la jurisprudence, désignées simultanément à travers l’expression « procédés de la vie spontanée du droit » (Cruet, 1908, p. 301). « L’expérimentalisme législatif » fonctionnerait comme ces deux sources du droit, c’est-à-dire comme si les lois étaient des décisions de justice ou des coutumes. Dans une même veine, on peut comprendre le projet de l’école historique allemande comme une application du modèle de la coutume à l’ensemble du droit (Savigny, 2006, p. 56). Quant à nous, nous souhaitons comprendre l’évolution du droit dans des situations exceptionnelles, à partir des théories de l’évolution de la jurisprudence. Il s’agira ainsi d’appliquer le régime du précédent aux lois et actes administratifs édictés dans des situations d’urgence. Cela nous permettra de mieux comprendre dans quelle mesure les dispositions juridiques d’urgence contribuent à façonner, sur le temps long, et malgré leur caractère exceptionnel, l’ordonnancement juridique.
Toutefois, le raisonnement analogique obéit à une logique du « comme si » (Bouriau, 2012) qu’il ne peut pas faire oublier4. S’il consiste bien à faire l’expérience d’une réalité imaginée, il ne consiste pas à prendre ses fictions pour des réalités. L’analogie est éclairante si et seulement si nous restons conscients de ses effets déformants (Moyn, 2020 ; Gordon, 2020). Il faut s’en expliquer, à défaut de quoi l’analogie muterait en hypostase.
1.2. Le « comme si » : un regard critique
Nous nous proposons de traiter les mesures d’urgence comme des précédents judiciaires tout en sachant qu’elles n’en sont pas. À travers cette fiction, nous entendons appliquer le régime du précédent aux mesures d’urgence en général (législatives et réglementaires). Il s’agit de dévoiler certains de leurs effets institutionnels de long terme. L’analogie libère ainsi le potentiel offert par le regard diachronique d’une discipline juridique très sensible à la question de l’évolution des institutions (Berman, 1983). Les conservatismes politiques s’en sont d’ailleurs parfois inspirés (Hayek, 1973). Toutefois, la fiction aura un effet collatéral qu’il faut prendre en compte et justifier.
Plus précisément, l’analogie confère une représentation formelle de la vie parlementaire et administrative, en l’insérant dans un prisme juridique fait de procédures et de raisonnements bien réglés. Cette formalisation trahit une réalité plus hétérogène, imprévisible et chaotique. Certes, les mesures d’urgence sont susceptibles de changer durablement l’ordonnancement juridique en normalisant l’exceptionnel. Toutefois, il n’est pas certain que cette normalisation emprunte des voies aussi bien définies que le sont les voies qui conduisent à l’émergence, la routinisation ou l’extension d’un précédent judiciaire. Il faut s’en expliquer.
Cet effet collatéral se justifie par son potentiel transformateur. Il nous semble qu’en formalisant la réalité parlementaire et administrative, l’analogie projette un nouveau cadre institutionnel qui peut inspirer des propositions de réformes constitutionnelles. Le comme si dessine un devoir être. Cela ne signifie nullement que les parlements doivent être traités comme des cours de justice ; mais simplement que le fonctionnement de celles-ci peut inspirer certaines réformes, dont l’objet est de contrecarrer les effets de normalisation des précédents édictés dans l’urgence.
Forts de ces fondations épistémologiques, il s’agit à présent de se livrer à l’exercice analogique : que gagne-t-on à traiter les mesures d’urgence comme des précédents judiciaires ? Il nous semble que cette analogie permet d’esquisser la pente glissante qui lie potentiellement ces mesures et l’avènement d’un régime politique autoritaire, c’est-à-dire qui viole de façon plus ou moins courante et normale les libertés individuelles. Elle permet aussi d’en envisager des remèdes.
2. La réalité de la pente glissante
Si la pente glissante se réfère traditionnellement à un sophisme, il nous semble que l’argument esquissé par les juristes est irréductible à cet écueil. Les juristes mettent en exergue les effets normatifs de long terme de mesures généralement prises et analysées sur le court terme. En traitant ces mesures comme s’il s’agissait de précédents judiciaires, nous entendons montrer le bien-fondé de cette démarche qui permet d’identifier un phénomène plus général. Ce phénomène peut se concevoir de façon positive ou négative. Il se réfère, selon la première approche, à la normalisation des exceptions au fonctionnement habituel de l’État de droit (2.1). La pente glissante peut toutefois également être vue à travers ce qui la rend glissante, à savoir l’échec des tentatives de l’arrêter. Nous montrerons donc, dans un second temps, que les opérations traditionnelles par lesquelles les juristes font échec à l’application d’un précédent sont difficilement mobilisables dans des circonstances exceptionnelles (2.2). Appliquée à la législation et l’administration, cette conclusion laisse entrevoir une pente glissante.
2.1. L’approche positive
Pour éviter d’être qualifiée de sophiste, la démarche esquissée par les juristes inquiets par la multiplication des états d’urgence ne doit pas revenir à exagérer ou à postuler les éléments de la chaîne qui lieraient les mesures prises et l’avènement d’un régime liberticide. En effet, le critère décisif qui sépare le sophisme de la pente glissante de l’observation scientifique d’un phénomène social d’accélération, d’intensification ou de normalisation réside dans le travail de preuve effectué par le chercheur. Le sophiste génère une impression de vérité tout en exagérant ou feignant d’ignorer tous les obstacles et routes alternatives qui jalonnent la pente ; là où le chercheur ambitionne de dévoiler l’absence de tels obstacles et les raisons de celle-ci. De ce point de vue, la pente glissante est un phénomène social observable qui renvoie à la causalité suivante : « A particular act, seemingly innocuous when taken in isolation, may yet lead to a future host of similar but increasingly pernicious events » (Schauer, 1985, p. 362). Pour faire droit à l’invitation des juristes à documenter les pentes glissantes qui résultent du traitement législatif et administratif des urgences, il convient par conséquent d’en montrer la réalité au lieu de la supposer. En comprenant les mesures prises en réaction aux urgences (qu’elles soient de nature législative ou administrative) comme des précédents judiciaires, nous donnerons à voir l’existence de phénomènes normatifs qui corroborent la réalité de la pente.
En effet, l’analogie nous invite à resituer les normes dont il est question au sein d’un « flux normatif » (Nicolas, 2018). Les précédents judiciaires font en effet plus que régler une situation donnée ou fixer un droit pour l’avenir. Ils engagent la communauté juridique sur une voie nouvelle à partir de laquelle les juristes vont en étendre la portée, en nuancer le contenu, en limiter l’application, ou y adjoindre des exceptions. Cette dimension évolutive de la jurisprudence est un lieu commun des juristes qui y voient un signe de vie de leur matière (Cruet, 1908, p. 301 ; Cardozo, 1924, p. 142-143). Outre ce réconfort, ils ont appris à voir dans un arrêt important, une source de futurs développements dans le droit. Ce réflexe ne se cantonne pas à l’anticipation des applications certaines de la nouvelle norme, ni à la mauvaise application d’une règle mal définie (Schauer, 1985), mais aussi aux conséquences lointaines et imprévues qui découlent de son développement à la suite de son application à de futures instances. S’agissant de ses « précédents », la Cour de cassation (Cass.) admet d’ailleurs qu’ils fixent des « direction[s] » (Commission de mise en œuvre de la réforme de la Cour de cassation, 2018, p. 11) à sa jurisprudence.
Ce flux découle, plus précisément, de l’usage par les juristes du raisonnement analogique. En vertu de celui-ci, une règle qui s’appliquait à un contexte spécifique est étendue à d’autres instances jugées analogues. Le fonctionnement de la common law en constitue un exemple frappant. Si certains ont mis en doute la possibilité même d’une telle croissance, en soulignant la nécessaire médiation des faits par une règle générale les subsumant (Sunstein, 1993 ; Sherwin, Alexander, 2008), la pratique du droit montre que nombreux sont les cas dans lesquels une analogie est dressée sans que la règle de droit ne soit tout à fait claire (Samuel, Legrand, 2008, p. 82 ; Tiersma, 2013, p. 1187-1204). Cela ne signifie pas que le juge opère sans identifier une règle de droit, mais seulement que la formulation de cette règle est un processus graduel. D’ailleurs, en common law, la pratique judiciaire est traditionnellement conçue comme une lente formulation de la règle de droit qui est nuancée, limitée, précisée à mesure qu’elle est appliquée à de nouvelles instances (Tiersma, 2013 ; Berman, 1994, p. 1732-1734). La formulation de la ratio decidendi, c’est-à-dire la règle qui est posée par le juge lorsqu’il tranche un litige, et qui doit être appliquée, en vertu de la règle du précédent, par le juge ultérieur, fait l’objet d’un long travail de reformulation. Elle peut être formulée à différents niveaux de généralité (Stone, 1959, p. 614 ; Zander, 2004, p. 269-274) et à partir du jugement d’un ou de plusieurs juges (Cross, 1977, p. 41). Cette flexibilité dans la formulation de la règle de droit entrouvre un processus de tâtonnements qui permet au juge de common law de tester des formulations de la règle en fonction des conséquences qui en découlent. Lorsque la règle est formulée à un niveau si général qu’elle subsume des cas dans lesquels son application est injuste, le juge peut la reformuler à un niveau plus particulier. Toutefois, c’est uniquement en l’étendant graduellement à des instances analogues que cette justesse (« fitness ») de la règle est éprouvée.
Fixer un précédent revient, dans ce cadre, à suggérer une nouvelle direction à la jurisprudence. D’autres juges peuvent ainsi, par un raisonnement analogique, l’étendre à de nouvelles situations. Lorsque la règle est jugée pertinente ou juste dans une grande multiplicité d’instances, son champ d’application gagne en généralité. Le phénomène par lequel une règle gagne en généralité est énoncé par le juge Benjamin Cardozo ainsi :
« Once declared, [a precedent] is a new stock of descent. It is charged with vital power. It is the source from which new principles or norms may spring to shape sentences thereafter. » (1921, p. 22)
C’est par une telle croissance5 que certaines exceptions à des règles générales bien établies ont pu les renverser. Par exception, nous entendons nous référer à la pratique consistant à établir une règle nouvelle, en contradiction avec la règle généralement appliquée, dans un cas ayant vocation à être gouverné par cette dernière. La règle nouvelle est une exception en ce qu’elle est généralement formulée de façon très circonstanciée et vise, souvent, à écarter l’application de la règle générale dans une situation où celle-ci conduit à des effets jugés injustes. En common law, c’est la pratique du distinguishing qui permet, en outre, de faire échec à l’application d’un précédent généralement appliqué (Duxbury, 2008, p. 109-110). Cette opération existe également en droit français. Il s’agit ainsi d’ajouter une exception à l’application d’un précédent. Comme le note Chloé Pros-Phalippon :
« La force contraignante de la jurisprudence doit être relativisée car le maintien de la jurisprudence n’est parfois pas privilégié. Une dualité de choix s’offre alors au juge : la première [possibilité] consiste à préconiser le maintien de la solution jurisprudentielle établie sous réserve que soit introduite une exception ou un tempérament à la jurisprudence ; des considérations tirées de la cohérence d’une telle solution avec l’ensemble de la jurisprudence justifient un tel choix ; la seconde [possibilité] consiste à préconiser un revirement de jurisprudence. » (2013, p. 56)
Selon la première option, le juge doit alors montrer qu’il existe une différence significative et pertinente, du point de vue du droit, entre les faits des deux espèces. Il s’agit de justifier l’exception par l’identification d’une différence pertinente entre les deux cas.
Habitués à poser ainsi des exceptions, les juristes sont aussi conscients de leur capacité à renverser graduellement les règles générales dont [ces exceptions] suspendent l’application. Benjamin Cardozo écrivait par exemple :
« Fifty years ago, I think it would have been stated as a general principle that A. may conduct his business as he pleases, even though the purpose is to cause loss to B., unless the act involves the creation of a nuisance itself. Today, most judges are inclined to say that what was once thought to be the exception is the rule, and what was the rule is the exception. A. may never do anything in his business for the purpose of injuring another without reasonable and just excuse. There has been a new generalization which, applied to new particulars, yields results more in harmony with past particulars, and, what is still more important, more consistent with the social welfare. » (1921, p. 25)
Le juge de common law est d’ailleurs très attentif à la tendance des exceptions à grignoter la règle générale. Dans Regina v. Mirza, Lord Hope of Craighead écrivait par exemple :
« If it were indeed possible to devise a workable exception which would not eat up the rule, then that might be the ideal solution. But over the years judges of the highest authority have considered the matter and have not found such a solution6. »
Lord Sumption a également reconnu dans Woodland v. Swimming Teachers Association7 la tendance des exceptions à renverser les règles générales. Il énonçait :
« The main problem about this area of the law is to prevent the exception from eating up the rule8. »
Comme le soulignent ces citations, dans les cas qui établissent une nouvelle règle dérogatoire, les juges sont particulièrement vigilants à l’égard de cette normalisation des exceptions. Ils mettent en garde la communauté juridique contre la tendance des règles dérogatoires, ou exceptions, à grignoter (« eat up ») les règles générales. Cette nécessité d’encadrer les exceptions établies est également mentionnée par des civilistes. Henri Batiffol écrivait par exemple :
« La loi civile subsiste au contraire si la soustraction du cas singulier à la règle ordinaire a été formulée en des termes qui permettent de prévoir quels autres cas se trouvent lui être, de ce chef, également soustraits. C’est dire que l’exception doit être formulée en termes généraux, permettant une prévisibilité. Le seul relevé des circonstances concrètes du cas ne permet pas de savoir lesquelles ont déterminé l’exception ou si leur réunion ne permettrait d’ailleurs pas de savoir quelles autres réunions seraient retenues. La formulation en termes généraux permettra au contraire de voir qu’un domaine subsiste pour la règle de principe et de donner une assise à la justification de l’exception. » (1979, p. 257)
L’inquiétude éprouvée par les juristes à l’égard des exceptions témoigne de la réalité des pentes glissantes. En étant repris par d’autres juges puis graduellement étendu, un nouveau précédent peut ainsi renverser des règles ou des principes bien établis.
Si l’on applique cet enseignement aux précédents fixés par le législateur ou l’administration dans une situation d’urgence, une même pente paraît visible. Les mesures prises sont susceptibles d’être étendues à d’autres comportements et graduellement normalisées pour renverser la règle, le principe ou la routine à laquelle elles dérogeaient. Il est frappant de constater que l’état d’urgence sanitaire établi par la loi n° 2020-590 du 23 mars 2020 en France est calqué sur le modèle de l’état d’urgence terroriste prévu par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et modifié par la loi du 20 novembre 2015 après les attentats du 13 novembre. Les dispositions relatives à la déclaration de l’état d’urgence sont d’ailleurs quasi identiques. Ce parallèle juridique repose sur le raisonnement analogique suivant lequel la lutte contre la Covid-19 a été assimilée à une guerre nécessitant de sacrifier certaines libertés au nom de la sécurité de tous (Lemarié, Pietralunga, 2020).
Un autre exemple de l’importance du raisonnement analogique dans l’évolution de la législation nous est fourni par les débats parlementaires portant sur la loi de finances du 3 juillet 1914 qui a établi un impôt sur le revenu en France. Tout d’abord, c’est la perspective de la guerre qui a mis un terme à plus d’un quart de siècle de débats entre la gauche et la droite. Cela montre le caractère expérimental des circonstances exceptionnelles pendant lesquelles des précédents particulièrement importants sont testés. Si l’on s’attarde sur les arguments évoqués par les deux camps, il est malaisé d’ignorer l’importance du raisonnement analogique. À gauche, certains évoquaient l’existence d’un impôt sur le revenu outre-Manche (Touzery, 1997, p. 1040). À l’inverse, les députés de droite estimaient plutôt que le précédent était à trouver dans l’Ancien Régime : il s’agissait de la taille, qui était un impôt visant le revenu des contribuables, à l’exception de la noblesse et du clergé (Touzery, 1997, p. 1029-1040). Il était de ce fait devenu « le symbole de l’Ancien Régime » (Touzery, 1997, p. 1029). Ces exemples confirment que le législateur se nourrit de précédents qui échappent à ceux qui les posent.
Force est toutefois de reconnaître que la pente ainsi esquissée n’a rien d’inévitable. L’imitation n’est pas un processus mécanique mais est déterminée par un sens de la pertinence et de l’opportunité. De plus, la croissance des exceptions, qui est le fait de l’imitation, est susceptible de frapper l’ensemble des règles juridiques, dont celles qui sont bien établies. La force de l’habitude (Cardozo, 1921, p. 22), qui est l’un des fondements du raisonnement analogique, milite à ce titre plutôt en faveur de la conservation des règles bien établies9. Ces éléments suggèrent que la pente dont il est question n’est pas assez savonneuse pour nous entraîner dans sa glisse. Afin de convaincre le lecteur du caractère glissant de la pente ici étudiée, il faut par conséquent montrer que les obstacles qui sont susceptibles de mettre un terme à la glisse sont absents dans le cas des précédents posés dans des circonstances exceptionnelles. Les voies de sortie normales sont bloquées. Cela nous invite à dévaler la pente en interrogeant les différents obstacles susceptibles d’en arrêter le cours. Il s’agit d’en tester graduellement la nécessité. Cela convoque l’approche négative consistant à voir dans la pente glissante le résultat d’une défaillance des garde-fous qui, dans la jurisprudence, prémunissent les juristes contre elle et qui, dans la société, peuvent protéger les citoyens.
2.2. L’approche négative
Avec cette deuxième approche, qui complète la première, il s’agit de tester la réalité de la pente en envisageant les remèdes qui y sont traditionnellement apportés par les juristes. C’est leur échec qui permettra de convaincre le lecteur de l’inévitabilité de la pente glissante. Nous nous attarderons sur les limites du distinguishing (2.2.1) ainsi que des revirements de jurisprudence (2.2.2).
2.2.1. Le distinguishing : est-il possible de prendre la prochaine sortie ?
Le premier obstacle rencontré est la possibilité de prendre la prochaine sortie. En d’autres termes, accepter d’appliquer une règle X dans un cas Y ne signifie pas que celle-ci doive être appliquée dans tous les cas analogues. Certes, le raisonnement analogique peut conduire d’autres juges à étendre le précédent mais ils n’y sont pas contraints.
En common law, l’une des deux opérations (Duxbury, 2008, p. 109-110) par laquelle un juge fait échec à l’application d’un précédent est nommée le distinguishing (Duxbury, 2008, p. 113). Cela s’applique également au raisonnement juridique français (Pros-Phalippon, 2013, p. 56). Le juge qui procède au distinguishing doit identifier des différences entre les faits de chaque espèce qui justifient que le précédent ne soit pas appliqué, alors même que ses conditions d’application sont pourtant réunies. Cela ne revient donc pas seulement à constater l’inapplicabilité d’une règle mais plutôt à en limiter le champ d’application par l’introduction d’une nouvelle distinction (Duxbury, 2013, p. 114-115). Par le distinguishing, le juge ajoute par exemple une nouvelle condition à l’application de la règle de droit posée par le cas précédent en énonçant que le précédent ne peut être appliqué que lorsque le fait X, présent également dans des cas précédents, est constaté, ce qui n’est pas le cas dans la nouvelle espèce à laquelle il est confronté (Duxbury, 2013, p. 115). Il peut également estimer que le précédent ne doit pas être appliqué lorsque le fait X est constaté, limitant de ce fait le champ d’application de la règle aux non-X. Cette pratique s’inscrit dans la logique incrémentale de la common law par laquelle les règles de droit sont graduellement formulées en s’adaptant aux espèces rencontrées. Le juge de common law fait varier leur champ d’application en fonction des exigences de justice rencontrées dans les litiges, et qui commanderaient l’introduction de nouvelles distinctions. Ainsi, malgré la réalité de la pente, celle-ci ne paraît pas très glissante. Le juge peut à chaque occasion exercer son esprit critique et estimer qu’en dépit du caractère analogue du cas, il est légitime de s’opposer à l’application du précédent.
Si l’on traduit cela en matière de précédents législatifs et administratifs, cela signifie que la critique ne doit pas porter sur les futures mesures inacceptables potentiellement prises dans le sillage des premières, mais sur la justesse de chacune des mesures prises à chaque étape. Aux juristes qui dénoncent la banalisation des états d’urgence, il est ainsi possible de rétorquer que rien ne nous empêche de nous arrêter à ces mesures. Ce n’est pas parce qu’un état d’urgence sanitaire existe, que nous traiterons la crise climatique par un état d’urgence climatique ou, du moins, il faudra alors critiquer cet état d’urgence qui constituera une extension déraisonnable d’un dispositif tout à fait acceptable en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme ou la Covid-19. L’argument de la pente glissante apparaît de ce point de vue comme une défaite de l’esprit critique de celui qui le soutient.
Cependant, ce qui apparaît comme une défaite pour l’esprit critique peut également être une leçon d’humilité. Plus précisément, il apparaît que l’argument de la pente glissante est soutenu par la reconnaissance de notre ignorance10. Celle-ci est particulièrement présente dans les situations visées par cet article, à savoir les affaires judiciaires extraordinaires et (analogiquement) les circonstances politiques exceptionnelles. Dans ces situations, le raisonnement analogique joue un rôle heuristique qui est glissant. En droit, il permet en effet de tester le bien-fondé des règles en les appliquant à de nouvelles situations. Outre-Manche, il prolonge même la dimension expérimentale de la common law, qui est traditionnellement assimilée à une découverte progressive, par tâtonnement, de règles qui existent en dehors du juge. Le fait que la ratio decidendi n’est, en common law britannique, jamais formulée de façon concise et claire corrobore ce fait (Samuel, Legrand, 2008, p. 82 ; Tiersma, 2013, p. 82). L’idée n’est pas d’arrêter le débat11, mais plutôt de l’engager en testant graduellement de multiples formulations toujours susceptibles d’être révisées, précisées, étoffées, nuancées. Dès lors, affirmer qu’il suffit d’exercer son esprit critique à chaque étape occulte quelque peu l’importance de l’ignorance dans le processus. Selon cette perspective, ce n’est qu’en testant diverses formulations et applications des règles que l’on peut en déterminer la justesse. L’esprit critique peut alors intervenir trop tardivement sur la route.
On peut à ce stade objecter que cela est vrai de l’ensemble des précédents qui sont fixés et que notre argument disqualifie par conséquent le fonctionnement même de la jurisprudence, voire de l’esprit humain. Toutefois, les précédents visés par notre étude se distinguent des autres du fait des circonstances dans lesquelles ils sont établis. Cela signifie tout d’abord que l’usage heuristique du raisonnement analogique y est plus fréquent dès lors que des circonstances nouvelles nous rendent plus ignorants. Ensuite, les circonstances en question constituent des circonstances exceptionnelles dans lesquelles l’urgence convoque une grande distorsion de nos routines établies. En droit, ces cas exceptionnels sont souvent désignés à travers les expressions de « hard cases » (cas difficiles) ou « great cases » (cas controversés). Dans les premiers, la règle bien établie entre en conflit de façon explicite avec une exigence de justice qui suscite une certaine unanimité. À travers la deuxième expression, Oliver Wendell Holmes se référait aux cas particulièrement controversés et médiatisés qui retiennent l’attention d’un public élargi, comme certains cas très politisés qui vont devant la Cour suprême12. Selon lui, dans ces cas, l’attention du juge est troublée par la saillance disproportionnée des faits qu’il a devant lui (Schauer, 2006). Or, lorsque le cas retient toute son attention, le juge peine à formuler la règle à un niveau de généralité qui subsume de façon convenable les cas futurs. Le juge est alors susceptible de surestimer le caractère représentatif du cas qu’il a devant lui (Schauer, 2006) et ainsi de formuler la règle à un niveau trop général ou à un niveau trop particulier. Dans le premier cas, il énonce alors une règle qui a une portée excessivement générale et qui peut être appliquée à une plus grande diversité de cas. Pour reprendre les termes de Holmes, « great cases like hard cases make bad law13 ». Dans ces cas, le risque d’extension graduelle de la règle à de nouveaux faits est particulièrement présent.
Pareillement, dans le cas des mesures prises dans une situation exceptionnelle, le langage employé par le législateur, ou l’administration, est susceptible d’être fortement déterminé par son contexte d’énonciation. Le contexte confère une clarté et une précision à des termes qui n’en ont pas en dehors de ce contexte. La loi du 23 mars 2020 énonce par exemple en son article 2 :
« L’état d’urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ainsi que du territoire des collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution et de la Nouvelle-Calédonie en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population. »
Si la notion « de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population » est intelligible dans le contexte de la crise de la Covid-19, elle paraît extrêmement vague en dehors de celui-ci. Comment définir une « catastrophe sanitaire » ? Comment quantifier la « gravité » de l’atteinte portée à la santé de la population ? Sans rendre impossible une forme de distinguishing par lequel un citoyen ou un gouvernant estimerait que telle situation n’est pas analogue à la Covid-19 et ne justifie pas l’activation ou la création d’un état d’urgence, la généralité des termes utilisés encourage un raisonnement analogique plutôt lâche. Est ainsi suggérée l’idée que de nombreuses autres analogies sont possibles.
Or l’extension graduelle du précédent a aussi des effets normateurs qui lui sont propres et qui intensifient le caractère contraignant de la pente. Une telle extension tend à normaliser ce qui a été testé en créant un flux normatif. La règle est dans ce processus plusieurs fois répétée, ce qui génère une forme de routinisation. Un juriste français a, en particulier, étudié cette capacité qu’ont les flux normatifs à diriger nos comportements en changeant notre sens de la normalité. Dans son ouvrage Penser les flux normatifs, il a mis en exergue l’émergence d’une nouvelle façon de modeler le comportement des individus (Nicolas, 2018). Au lieu d’exiger l’obéissance à une règle et d’en sanctionner l’écart, une communication en continue de règles en tout genre (dispositions législatives, réglementaires, avis, recommandations, discours) permet de générer, par répétition, un mouvement dans une direction donnée. La jurisprudence est selon lui un cas exemplaire d’un fonctionnement en flux. Elle consiste à générer des continuités en pointant vers ce que la Cour de cassation appelle elle-même des « direction[s] » (Commission de mise en œuvre de la réforme de la Cour de cassation, 2018, p. 11) plutôt que des points fixes.
Cela s’applique bien aux mesures d’urgence. La logique des flux normatifs semble y être également présente. La gestion de la crise sanitaire par l’exécutif français en constitue un exemple frappant. Afin de préparer le terrain à la mise en place de nouvelles restrictions par décret, sur le fondement de la loi du 23 mars 2020, comme le port du masque obligatoire, l’installation d’un couvre-feu ou encore les limitations de déplacement, l’exécutif a fréquemment choisi de procéder par petits pas en augmentant par exemple graduellement le champ d’application géographique d’une mesure (Franceinfo, 2021). Si cela est susceptible de répondre à un souci de proportionnalité des mesures prises, dont l’intensité paraît en quelque sorte indexée à l’évolution de la situation sanitaire, la communication constante de l’exécutif dans des journaux comme le Journal du dimanche, suggère également une volonté de préparer le terrain en générant une forme de continuité plutôt que des grandes ruptures. Quel que soit l’objectif visé, on peut concevoir, à partir des travaux d’Emeric Nicolas, cette répétition et extension graduelle comme un flux normatif qui embarque les individus dans une direction donnée (Nicolas, 2018). L’analogie entre les précédents judiciaires, d’une part, et les précédents législatifs et administratifs, d’autre part, nous permet ainsi de mieux comprendre les voies éventuellement empruntées par la banalisation de mesures exceptionnelles.
L’analogie déployée dans cet article souligne ainsi la difficulté qu’il y a à sortir du flux normatif initié par l’édiction, dans l’urgence, d’une règle exceptionnelle, quelle qu’en soit la nature (législative, administrative, sociale). Yuval Noah Harari avait donc raison d’écrire au début de la crise de la Covid-19 : « The decisions people and governments take in the next few weeks will probably shape the world for years to come » (2020). En effet, les circonstances de l’énonciation conduisent parfois ceux qui formulent les exceptions à sous-estimer la particularité de la situation en cause (son exceptionnalité en définitive). De plus, dans ces circonstances, le raisonnement analogique joue une fonction heuristique particulièrement importante qui peut retarder la sortie de la pente. Cela affecte d’ailleurs aussi notre capacité à faire demi-tour, c’est-à-dire à corriger l’erreur, qui constitue le deuxième remède potentiel à la glisse.
2.2.2. Le revirement de jurisprudence : un demi-tour est-il possible ?
Une deuxième opération est parfois mobilisée par le juge pour faire échec à l’application d’un précédent : le revirement de jurisprudence. Cette expression sert communément à désigner la possibilité pour un juge qui reconnaît l’applicabilité d’un précédent de néanmoins s’opposer à son application en estimant qu’il doit être abandonné. Notre étude du coefficient de glisse de la pente suppose par conséquent d’apprécier les possibilités offertes par cette dernière opération, en droit, comme s’agissant, analogiquement, des précédents législatifs et administratifs.
En droit, l’inertie de la jurisprudence fragilise souvent la possibilité des revirements de jurisprudence. Certains précédents sont étendus et généralisés si souvent qu’ils occupent graduellement une place considérable dans une branche du droit. Leur abandon provoquerait alors une imprévisibilité juridique qui milite fréquemment contre leur abandon. Si, en 1966, la House of Lords a reconnu la possibilité de procéder à des revirements de jurisprudence (The Practice Statement14), ils n’ont pourtant pas été très nombreux depuis. Une auteure identifiait neuf cas de revirements entre 1966 et 2000 (Rourive, 2000, p. 31), alors qu’un autre auteur en relevait cinq entre 1966 et 1985 (Harris, 1990, p. 136). Cela s’explique notamment par l’importance de la prévisibilité juridique dans la pratique du revirement de jurisprudence. C’est celle-ci qui, comme Lord Reid le reconnut dans Jones Appellant v. Secretary of State for Social Services15, justifie, en outre, un revirement de jurisprudence. Selon lui :
« The old view was that any departure from rigid adherence to precedent would weaken that certainty. I did not and do not accept that view. It is notorious that where an existing decision is disapproved but cannot be overruled courts tend to distinguish it on inadequate grounds. I do not think that they act wrongly in so doing: they are adopting the less bad of the only alternatives open to them. But this is bound to lead to uncertainty for no one can say in advance whether in a particular case the court will or will not feel bound to follow the old unsatisfactory decision. On balance it seems to me that overruling such a decision will promote and not impair the certainty of the law16. »
Si ce fondement soutient la pratique des revirements de jurisprudence, il en limite également les possibilités. Comme la House of Lords l’a reconnu dans son Practice Statement, certaines attentes légitimes peuvent ainsi faire échec à un revirement de jurisprudence17. De plus, pour que le revirement soit justifié, il faut davantage qu’une simple reconnaissance de son caractère erroné. Il convient de prouver un changement notable du contexte économique et social18, ou encore que l’application générale du précédent suscite une injustice manifeste (The Practice Statement, 1966 ; Harris, 1990, p. 152 ; Rourive, 2000, p. 39). Enfin, le revirement de jurisprudence est écarté lorsqu’il est susceptible de générer des conséquences imprévisibles. Lorsque le précédent est si bien ancré, qu’il constitue un fondement pour de nombreux autres précédents, les juges sont plus réticents à l’abandonner. Dans Steadman v. Steadman19, Lord Reid estimait que le précédent était si important que son abandon générerait de nombreuses conséquences imprévisibles :
« That decision is now so embedded in the law that I would not depart from it even if I thought it wrong: it would be impracticable to foresee all the consequences of tampering with it20. »
Cette préoccupation est également mentionnée dans Ross Smith v. Ross Smith21 :
« Should it, then, be overruled? That is, to my mind, a very difficult question. On the one hand, it has stood for a century virtually unchallenged and it has very frequently been followed. I do not think it necessary even to mention the numerous decisions which found on it […]22. »
Ainsi, lorsqu’un précédent est appliqué à plusieurs reprises il peut acquérir une place fondamentale dans une branche du droit qui l’immunise contre la critique. Friderich Hayek concevait cela dans des termes qui rapprochent l’analyse de l’argument de la pente glissante :
« Le développement de la jurisprudence est sous certains aspects une sorte de voie à sens unique : lorsqu’elle s’est déjà avancée dans une direction sur une distance considérable, souvent elle ne peut pas revenir en arrière bien que certaines implications des décisions passées apparaissent clairement comme indésirables. » (1973, p. 220)
Ce constat est partagé par le juriste français Jean Cruet qui évoque une « ossification » (1908, p. 82) du droit des juges de common law. Selon lui :
« Lorsqu’il existe sur un point de droit une jurisprudence constante et uniforme, elle finit par acquérir une fixité presque comparable à celle de la loi même ; à ce moment, le droit du juge devient comme le droit du législateur un véritable droit écrit, mais il est écrit autrement. » (1908, p. 83)
Jean Cruet et Friedrich Hayek soulignent l’inertie du droit des juges qui tout en étant mouvant peut se pétrifier. Cela résulte notamment de la répétition d’un précédent qui lui confère une place importante dans une branche du droit donnée, ce qui milite contre son abandon, source d’insécurité juridique. Par conséquent, le précédent qui, dans une perspective expérimentale, est plusieurs fois testé, peut graduellement devenir indétrônable, alors même que les juges ne disposent pas encore des critères pour en juger le bien-fondé. La pente paraît bien glissante.
Si l’on applique cela aux mesures d’urgence, il apparaît qu’elles sont susceptibles, par répétition et imitation, d’être immunisées contre la critique. Les dispositifs créés occupent une place de plus en plus importante dans notre droit, ce qui limite nos possibilités de critique. Mettre en cause par exemple les modalités de déclaration de l’état d’urgence sanitaire peut difficilement être effectué sans également mettre en cause les modalités de déclaration de l’état d’urgence terroriste. La répétition d’une pratique rend sa contestation plus difficile tant celle-ci paraît générer de l’incertitude. Pourquoi préférer une autre modalité de déclaration alors même que celle-ci a été éprouvée plusieurs fois dans différentes circonstances différentes ? Certaines dispositions sont ainsi reprises dans d’autres lois gouvernant des situations normales. La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme a ainsi repris certaines formulations de la loi du 20 novembre 2015 sur l’état d’urgence comme en matière de mesures individuelles de surveillance23. Ces dispositions ont également fait l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel (Cons. const.)24 et ont plusieurs fois été appliquées par le juge des référés25. Il apparaît ainsi plus difficile de les contester tant elles occupent une place de plus en plus importante et bien délimitée par divers acteurs dans notre droit.
De la même manière, la répétition des exceptions permet d’en borner graduellement l’exercice. Leur abandon paraît alors générer des incertitudes. Sur le plan juridique, cela se traduit par des jurisprudences, surtout du Conseil d’État (CE) et du Conseil constitutionnel, qui donnent un cadre aux mesures prises par le gouvernement. Le rôle du juge judiciaire, gardien des libertés en vertu de l’article 66 de la Constitution, est ainsi précisé en fonction des mesures prises et de leur durée, comme en matière d’assignation à résidence26, de mise en quarantaine27, de prolongation des détentions provisoires28. De même, la jurisprudence du Conseil d’État borne l’activité de l’administration en écartant, dans le cadre d’un référé-liberté29, les actes administratifs qui portent atteinte, de façon disproportionnée, aux libertés fondamentales. Parmi les actes jugés disproportionnés, on peut citer le recours à la surveillance par drone30, l’interdiction des manifestations sur la voie publique31, l’interdiction générale et absolue de réunion dans les lieux de culte32. L’utilisation de la visioconférence devant le juge pénal a également été jugée comme portant une atteinte excessive aux droits de la défense33. Plus largement, il faut souligner que la durée de l’état d’urgence sanitaire a permis à la société de s’organiser. Les universités ont ainsi acheté du matériel pour assurer une continuité pédagogique en assurant des cours à distance ; les commerces se sont équipés du paiement sans contact ; les individus se sont préparés à des confinements potentiels. Dans un souci de prévisibilité, il paraît alors plus sain de s’en tenir à des mesures qui ont fait l’objet de différentes améliorations, d’opérations de cadrage par les juges, et vis-à-vis desquelles les citoyens ont appris à s’organiser. Cette internalisation par la société des mesures d’exception peut se comprendre comme une incorporation de ces normes dans la vie sociale (Postema, 2003, p. 19-20).
Les débats parlementaires à l’occasion de la première lecture de la loi du 21 mai 2021 relative à la gestion de sortie de la crise sanitaire soulignent l’importance accordée aux dispositifs préexistants. Certains députés, comme la députée socialiste Marietta Karamanli, soutenaient une motion de rejet en mettant en exergue le contournement du Parlement que permettraient certaines dispositions autorisant le gouvernement à recourir à des mesures exceptionnelles pour faire face aux urgences sanitaires, en dehors de toute déclaration d’état d’urgence sanitaire (Assemblée nationale, 2021). Dans la loi du 23 mars 2020, les mesures ne pouvaient être prises que si l’état d’urgence sanitaire était, après deux mois de vie, prolongé par le Parlement. Malgré ce point important, la motion fut rejetée. Certains des arguments mobilisés en faveur de ce rejet corroborent notre hypothèse sur la capacité des répétitions de précédents à immuniser les dispositions contre la critique. Le député Philippe Latombe, de La République en marche, énonçait par exemple :
« Voter cette motion de rejet préalable reviendrait à se prononcer pour une sortie sèche de l’état d’urgence sanitaire. Nous ne le voulons pas, car nous ne sommes pas irresponsables. Nous nous prononcerons donc contre cette motion. » (Assemblée nationale, 2021)
Sans nier ce que cet argument peut avoir de vrai, il semble que le député utilise un procédé fallacieux consistant à créer une fausse alternative entre le rejet préalable du projet de loi et une « sortie sèche » de l’état d’urgence. Elle témoigne des limitations qui pèsent sur l’imagination et qui résultent de l’existence d’un dispositif déjà en place, qu’il s’agit d’étendre et de reprendre. Toute réflexion en dehors de ce cadre est réputée « irresponsable ». On retrouve cette argumentation chez le député du mouvement Agir ensemble Olivier Becht qui prononça les mots suivants dans l’hémicycle :
« J’avoue que je suis assez stupéfait par cette motion de rejet préalable. Nous sommes ici pour écrire la loi et, si cette motion était adoptée, cela signifierait qu’à compter du 1er juin nous ne disposerions plus d’aucun outil pour lutter contre le virus. » (Assemblée nationale, 2021)
Ces exemples montrent l’importance accordée aux dispositions précédemment établies, qu’il s’agit de compléter ou d’encadrer davantage. Force est de reconnaître que la possibilité de faire demi-tour souffre d’une indisponibilité croissante à mesure que les exceptions sont prolongées, reconduites ou multipliées. Cependant, l’analogie déployée dans cet article met également en lumière l’existence d’outils importants dont disposent les juristes pour faire évoluer le droit dans de nouvelles directions, c’est-à-dire pour créer.
3. Institutionnaliser la créativité des juristes : un remède
La créativité des juristes est stimulée par certaines institutions et outils qui rendent possible une sortie de la pente. Nous soulignerons, dans un premier temps, la capacité qu’ont ces outils et institutions judiciaires à stimuler la créativité des juristes (3.1), avant d’en envisager l’exportation dans les domaines législatif et administratif (3.2).
3.1. L’institution de la créativité
Loin d’une application mécanique de précédents, la jurisprudence est en effet souvent appréhendée à travers son instabilité (Coq, 2014, p. 227) ainsi que sa faculté à évoluer et à progresser (Berman, 1994 ; Elliott, 1985). Cela n’est pas surprenant tant le raisonnement juridique qui s’y joue est célébré pour sa créativité, que ce soit par les nombreuses opérations qu’il rend possibles (Sutter, 2021), par sa dimension littéraire et rhétorique (Boyd White, 1985), ou encore à travers son rapport aux images (Samuel, 2018, p. 187-228). Les juristes ont une étonnante capacité à voir les choses différemment, c’est-à-dire à placer l’ancien sous un éclairage nouveau. L’analogie déployée dans cet article nous invite à exporter les outils dont ils disposent pour ce faire. Deux facteurs institutionnels contribuent en particulier à générer un environnement dans lequel la créativité est encouragée.
3.1.1. L’institutionnalisation du dialogue
En premier lieu, l’institution judiciaire donne une voix à plusieurs perspectives en confrontant différents langages. L’opposition entre le langage des faits et le langage technique du droit est la principale confrontation organisée par l’institution judiciaire. Les opérations de qualification juridique et d’application de la règle de droit aux faits, qui sont au cœur de la pratique judiciaire, obligent le juriste à lier le fait et le droit. Cela revient à changer de langage dès lors que les faits sont, à l’état brut, décrits dans le langage ordinaire tel qu’il résulte des procès-verbaux dressés par les policiers, des témoignages, ainsi que des auditions des parties lors du procès ou dans une consultation juridique. L’institution judiciaire force ainsi le juriste à changer constamment de langage.
Or, un langage s’enracine dans une « forme de vie » (Wittgenstein, 1958). Il est appris dans des contextes qui déterminent le sens des mots et des propositions. Apprendre un langage ne revient pas à apprendre des définitions abstraites, mais plutôt des façons de faire des choses dans le langage comme décrire, gronder, enseigner, débattre, s’excuser, coopérer, jouer. Le sens des mots dépend de leurs usages dans des contextes qu’il s’agit de reconnaître. Cette identification dépend de nos intérêts et valeurs (Laugier, 2009, p. 245) et il est possible que pour certains le contexte d’énonciation soit un contexte où il faut débattre alors que, pour d’autres, c’est un contexte dans lequel une personne dispense un enseignement. Cette confusion peut générer des conflits. Dans cet exemple, un locuteur aurait l’impression d’être injustement infantilisé alors que l’autre estimerait que son autorité ne devrait pas être ainsi interrogée. Le bon usage du langage dépendra en définitive de notre perception de la situation et non de l’apprentissage de définitions abstraites. Cela est bien montré dans le film Premier contact de Denis Villeneuve (2016), dans lequel la linguiste Louise Banks décode un langage extraterrestre en assimilant une nouvelle perception du temps. Elle apprend à dire de nouvelles choses et donc aussi à voir différemment. Ainsi, le langage façonne, et est façonné, par notre perception des contextes. Changer de langage revient ainsi à changer de perception. Partant, le juriste qui doit qualifier juridiquement les faits doit ainsi traduire (Boyd White, 1994 ; Ost, 2009) un discours qui relève du langage ordinaire (qui est appris à travers une socialisation au sein d’une communauté linguistique donnée vivant en dehors des tribunaux) dans des termes juridiques, c’est-à-dire dans le langage qui est assimilé à la faculté de droit (Mertz, 2007) et qui est utilisé dans les tribunaux. James Boyd White écrivait :
« The lawyer […] must be ready to speak the client’s language as fully as she can, yet ready also to turn to the judge, or other lawyer, and speak in terms […] that will, initially at least, be wholly foreign to the client. » (1994, p. 261)
L’opération principale du raisonnement juridique est, conformément à cette perspective, la traduction. Par ce procédé, le juriste connecte plusieurs mondes impliqués dans le procès, dont celui du fait et celui du droit. Si pour certains le langage juridique est un simple codage du langage ordinaire (Sourioux, Lerat, 1975, p. 66 ; Cornu, 2000 ; Melinkoff, 1963), il nous semble qu’il ne peut se réduire à cela tant son utilisation dépend d’instances de socialisation dans lesquelles les apprenants font plus que répéter des codes. Le langage juridique est assimilé dans les facultés de droit à partir d’exercices dans lesquels il s’agit d’acquérir une façon de voir le monde et d’utiliser certains concepts (Mertz, 2007). Dans l’opération qui consiste à qualifier juridiquement des faits exprimés en langage ordinaire, le juriste fait dès lors l’expérience d’une traduction entre deux façons de parler. Cette traduction est une expérience artistique dès lors qu’il s’agit de confronter deux façons de voir et de structurer le monde en langage. Cela semble donner raison à Gérard Cornu lorsqu’il écrivait :
« [L]’imagination intervient à la croisée du fait et du droit et, très spécifiquement, dans l’exercice le plus acrobatique de la pensée juridique, à savoir la qualification, cette opération intellectuelle virtuose qui, pour appliquer le droit au fait, rattache à la catégorique juridique qui gouverne cette application les données factuelles tirées d’une espèce, lorsqu’elle y repère les critères de la catégorie. » (1999, p. 13)
Outre la confrontation du fait et du droit, l’institution judiciaire fait également intervenir des experts qui s’expriment dans un autre langage technique qui est souvent celui des sciences dures. Dans ce contexte, ces acteurs procèdent parfois à une double traduction, du langage ordinaire au langage scientifique, puis du langage scientifique au langage juridique. Dans l’affaire Halimi34, l’avis de l’avocate générale évoquait cette traduction35. Il s’agissait en l’espèce de déterminer la responsabilité pénale de l’auteur d’un crime qui aurait, selon les sept experts convoqués, connu une « bouffée délirante », c’est-à-dire un trouble mental important impliquant des délires et hallucinations. Du point de vue juridique, il faut toutefois traduire ces conclusions en s’interrogeant quant à l’altération ou l’abolition du discernement de l’accusé. Dans le premier cas, la responsabilité pénale demeure, en vertu du deuxième alinéa de l’article 122-1 du Code pénal, alors que, dans le second, l’auteur des faits est réputé irresponsable pénalement (art. 122-1, alinéa premier). L’avocate générale évoquait cette traduction juridique du langage scientifique ainsi :
« Le raisonnement expertal se déroule en deux temps, le premier est celui du diagnostic rétrospectif (l’état mental au moment des faits), le second celui de l’analyse médico-légale, qui consiste “à mettre en relation un état mental au moment des faits avec une infraction”36. »
Ces traductions requièrent une distorsion du langage d’accueil et donc de la perception de la communauté juridique. De même, les multiples traductions qui se jouent au sein d’un procès invitent la communauté juridique à accueillir différentes façons de structurer les faits, en fonction des points focaux qui définissent des disciplines ou des langages. Parfois cela est même explicitement effectué lorsqu’un juge remet en cause les distinctions établies par les juristes au nom de la perception de l’homme ordinaire (Hill, 2018, p. 170-171). Ce fut notamment le cas pour Woodland v. Swimming Teachers Association37, pour lequel Lady Hale fonda sa décision, plutôt novatrice, sur la perception du « man on the underground ».
Selon un procédé analogue, le juge Lord Denning s’appuya dans Morgans v. Launchbury38 sur une notion du langage ordinaire pour révolutionner le droit anglais de la responsabilité civile en matière d’accidents de voiture. Dans cette affaire, la requérante exigeait la réparation du préjudice résultant d’un accident de voiture dans lequel elle était impliquée en tant que passagère. Le conducteur avait commis une faute ouvrant droit à la réparation de ce préjudice. La particularité de cette affaire est qu’elle alla chercher la responsabilité du propriétaire de la voiture qui était la femme de l’un des passagers. Cette responsabilité du fait d’autrui existe également sous le nom de vicarious liability en droit anglais et permet de déclarer responsable le commettant pour une faute commise par son préposé. S’il était évident que le conducteur était le préposé du mari de la propriétaire (qui, ayant conscience de son alcoolémie particulièrement élevée, lui avait demandé de conduire pour lui la voiture de sa femme), la relation entre le mari et sa femme posait question. La requérante estimait que, dès lors que celui-ci avait promis à sa femme de ne pas conduire s’il avait trop bu, il agissait, en laissant son ami conduire, pour le compte de celle-ci. Selon Lord Denning, la responsabilité du fait d’autrui est fondée sur l’exposition d’autrui à un risque par la délégation d’une tâche par le commettant à un préposé. Il estima alors que la voiture était une « voiture de famille » (« family car »)39 et que les deux époux étaient responsables des accidents impliquant ce véhicule dès lors qu’en possédant et en utilisant un tel véhicule, que Lord Denning qualifia de « engine of death and destruction40 », ils étaient responsables des dommages résultant de sa mise en circulation. Si la House of Lords41 rejeta ce raisonnement, il témoigne néanmoins de la créativité du raisonnement juridique. Afin de retenir la responsabilité du fait d’autrui, Lord Denning réorganisa les faits autour de l’usage familial qui est fait du véhicule ainsi que des risques liés par sa mise en circulation dans ce cadre familial par l’un des deux époux. Il consacra ainsi une notion qui existe dans la vie quotidienne, celle de « family car ». Cet exemple souligne le changement de perception qui découle d’une importation en droit d’un concept ancré dans la vie sociale. La confrontation de différents langages et centres perceptifs au sein du droit encourage ainsi la créativité des juristes.
3.1.2. L’institutionnalisation de la critique
Un deuxième outil qui soutient la créativité du juriste se trouve dans la forme même du jugement. Tout en donnant une solution à un litige, le jugement organise sa propre critique. En France, cela découle tout d’abord de l’obligation de motivation qui résulte notamment des articles 455 du Code de procédure civile et 486, alinéa 1, du Code de procédure pénale. Le juge doit ainsi donner les raisons qui sous-tendent son jugement. Depuis 2017, la Cour de cassation a initié une réforme de sa motivation qui approfondit cette institutionnalisation de la critique (Commission de mise en œuvre de la réforme de la Cour de cassation, 2018). Dans les cas les plus notables, comme les revirements de jurisprudence, ou les cas dans lesquels le juge opère un contrôle de proportionnalité, la Cour de cassation mentionne les solutions alternatives qui ont été étudiées dans l’affaire. Cela fragilise la pente glissante dès lors que les doutes et alternatives à la reprise d’un précédent sont évoqués publiquement.
Au Royaume-Uni, la présence de jugements concurrents et dissidents ainsi que le fait que les juges s’expriment en leur nom et non en celui de la Cour encouragent la critique. Ces jugements facilitent la critique des précédents dès lors qu’ils donnent des arguments contre eux qui sont susceptibles d’être repris par d’autres parties ou d’autres juges dans des cas futurs. Ils ont aussi un effet performatif. Ils forcent les juges de la majorité à argumenter davantage pour convaincre (Mastor, 2020, p. 147). Cela plonge le style judiciaire dans l’argumentation et ouvre par conséquent le droit à la critique en mettant en exergue les éléments les plus solides mais aussi les plus fragiles du jugement. Ce contexte stimule la créativité des juristes en augmentant les ressources susceptibles d’être mobilisées. Les jugements dissidents et concurrents fournissent aux juristes des alternatives qui dirigent l’attention vers une pluralité de possibles. La pente glissante est alors parsemée d’alternatives.
3.2. L’exportation des outils et institutions de créativité juridique
Force est ainsi de reconnaître que la pratique judiciaire est effectuée dans un contexte institutionnel qui lui offre des outils pour se prémunir contre les pentes glissantes. Lorsqu’un précédent gagne en généralité et s’immunise ainsi graduellement contre la critique, les juristes peuvent l’appliquer d’une façon neuve aux faits. Ils usent, pour ce faire, d’une créativité qui est stimulée par leur environnement institutionnel qui les confronte à différents langages et solutions pour un même litige. Peut-on exporter ces outils dans les domaines législatif et administratif afin de prémunir une société contre la croissance des règles juridiques édictées dans une situation d’urgence ?
S’agissant de l’institutionnalisation de la traduction, il nous semble qu’il suffit de prolonger certains dispositifs déjà existants. Ainsi, l’état d’urgence sanitaire, édicté par la loi du 23 mars 2020, prévoit la création d’un conseil scientifique qui informe les décisions de l’exécutif. L’article L. 3131-19 du Code de la santé publique dans sa version issue de la loi du 23 mars 2020 énonce :
« En cas de déclaration de l’état d'urgence sanitaire, il est réuni sans délai un comité de scientifiques. […] Le comité rend périodiquement des avis sur l’état de la catastrophe sanitaire, les connaissances scientifiques qui s’y rapportent et les mesures propres à y mettre un terme, y compris celles relevant des articles L. 3131-15 à L. 3131-17, ainsi que sur la durée de leur application […]. »
Les langages ordinaires, juridique et politique, sont ainsi susceptibles d’être confrontés et de forcer les acteurs à s’engager dans des exercices de traduction qui stimulent la créativité. Il convient toutefois de noter que la loi évoque un comité de « scientifiques » ce qui laisse envisager une certaine domination des sciences dures dans le débat. Ce soupçon est corroboré par la crise sanitaire de la Covid-19 pendant laquelle le comité scientifique fut principalement composé de médecins, à l’exception d’une anthropologue et d’un sociologue. Sans doute faudrait-il convoquer l’ensemble des autres disciplines selon des modalités fixées, par exemple, par le Conseil national des universités ou un organe analogue. Cela est d’autant plus important que les sciences humaines sont plus réflexives que les sciences dures qui tendent à réduire le monde à des causalités, qu’il s’agit certes d’adapter, aux résultats des expériences (Stengers, Prigogine, 1979, p. 385-390), mais qu’il ne s’agit pas d’interpréter de façon ouverte en déplaçant notre perception (Habermas, 1987 p. 219) et la définition de nos concepts42. Cela provient d’une volonté de maîtriser la nature (Habermas, 1979) qui fait que les scientifiques tentent, même en s’adaptant constamment (Stengers, Prigogine, 1979, p. 385-390 ; Dewey, 2012), de définir de façon univoque des concepts, pour arrêter des vérités et ainsi fixer des prédictions dont la vérité sera ensuite établie à travers des instruments de mesure.
L’analogie déployée dans cet article souligne également l’importance du dialogue dans le débat interdisciplinaire. Il ne s’agit pas seulement de créer des instances qui nous confrontent à des points de vue nouveaux, comme des autorités administratives indépendantes qui, à l’instar du défenseur des droits, peuvent faire des recommandations aux élus, mais également de mettre des individus appartenant à des communautés académiques et professionnelles différentes au sein d’une même instance. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE), prévu par les articles 69 à 71 de la Constitution de 1958, dans sa version issue de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, organise déjà un tel dialogue entre des individus appartenant à des collectifs différents. Sa composition et son fonctionnement sont déterminés par l’ordonnance du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique, social et environnemental. L’article 7 de celle-ci dans sa version issue de la loi organique du 15 janvier 2021 prévoit ainsi la composition suivante :
« I. Le Conseil économique, social et environnemental est composé de cent soixante-quinze membres. Il comprend :
1° Cinquante-deux représentants des salariés ;
2° Cinquante-deux représentants des entreprises, des exploitants agricoles, des artisans, des professions libérales, des mutuelles, des coopératives et des chambres consulaires ;
3° Quarante-cinq représentants au titre de la cohésion sociale et territoriale et de la vie associative, dont huit représentants des outre-mer ;
4° Vingt-six représentants au titre de la protection de la nature et de l’environnement. »
Cette composition pourrait sans doute être élargie ainsi que ses missions qui sont principalement consultatives. Un pouvoir de veto pourrait par exemple lui être accordé sur les lois adoptées par l’Assemblée nationale et le Sénat. Cela conférerait à ses avis un poids plus important dans le débat parlementaire ainsi qu’une visibilité publique renforcée.
S’agissant ensuite de la forme même des avis du CESE ou d’un conseil scientifique, comme celui imaginé par la loi du 23 mars 2021, l’analogie avec la pratique judiciaire nous invite à envisager l’introduction de jugements dissidents dans lesquels la minorité de ce groupe pourrait proposer des rapports divergents ou convergents. Cette pratique instituerait un débat en donnant constamment à voir des alternatives à l’application ou l’extension d’une mesure précédente. Cette pratique paraît suffisamment réglée et connue dans le domaine judiciaire pour envisager son extension dans les domaines législatifs et administratifs.
Ainsi, s’il existe des institutions qui stimulent la créativité des individus et diminuent le coefficient de glisse des pentes, des limites importantes en fragilisent la portée. Il faut les perfectionner en s’inspirant des outils à la disposition des juristes pour ouvrir les précédents au débat plutôt que de les immuniser à la critique.
Conclusion
L’analogie entre les précédents judiciaires et les mesures d’urgence souligne l’existence d’une pente glissante. Les lois et les actes administratifs édictés dans des circonstances exceptionnelles constituent des précédents, c’est-à-dire qu’ils ont un effet d’ancrage dans l’imaginaire juridique collectif en indiquant une direction et en étant répétés, adaptés, complétés, dans un contexte exceptionnel dans lequel nous tâtonnons. Pour lutter contre cette tendance, il faut davantage que de la vigilance quant à l’extension et à la multiplication des mesures d’urgence. L’analogie montre que des institutions doivent être mises en place. Nos propositions suggèrent que cela est loin d’être utopique dès lors que certaines institutions de débat entre des collectifs différents sont déjà prévues par la loi ou la Constitution. De même, la pratique des jugements dissidents, qui encourage l’esprit critique, est déjà bien connue des juristes.
Ces réformes nous paraissent essentielles pour faire face à la crise écologique. Les sociétés contemporaines sont en effet menacées par une crise écologique sans précédent dans leur histoire. Outre la raréfaction des ressources (IEA, 2018 ; Bihouix, Guillebon, 2010 ; Hofste, Reig, Schleifer, 2019 ; Meadows, Meadows, Randers, 2012), il convient d’ajouter le constat de la quasi-inéluctabilité (Anderson, Bows, 2011) d’une hausse d’au moins de 2 °C de la température globale d’ici 2050 et de la forte probabilité d’une augmentation de 4 °C d’ici 2100 (Brigand, 2015), voire de 5 °C d’ici 2050 (Chapman, 2017). Si les conséquences d’un changement climatique aussi soudain ne peuvent être entièrement prévues à ce stade, les hypothèses sur lesquelles travaillent la grande majorité des climatologues (NASA, 2021) sont en passe de faire de la science-fiction une littérature plus réaliste que les sciences sociales.
La proposition de Hans Jonas de faire une « pause de la liberté » (2015, p. 124) pour sauver notre environnement semble ainsi gagner en pertinence. Dans ce contexte, il nous semble opportun de rappeler que les pentes glissantes peuvent transformer ces pauses temporaires en dictature permanente. Pour éviter un tel retournement et répondre aux urgences de façon raisonnée, il nous semble profitable de s’inspirer du fonctionnement de l’institution judiciaire.