Fin 2019, alors qu’émerge une maladie infectieuse en Chine continentale, l’Afrique semblait pour une fois être épargnée. Mais l’exception africaine ne durera pas longtemps. Le 14 février 2020, l’Afrique enregistrait en Égypte son premier cas positif. Depuis cette date, le taux de cas constatés positifs à la Covid-19 en Afrique n’a fait que se multiplier sur l’ensemble du continent. La riposte face à cette pandémie, qui déjà se révèle être l’une des plus dévastatrices de l’histoire contemporaine, s’impose. Les États en proie au mal du siècle adoptent dès lors des mesures fortes.
Les mesures de lutte prises par les gouvernants, malgré leur diversité, peuvent être rangées en deux grandes catégories. Il y a, à côté de celles qui visent le renforcement des systèmes de santé afin de les rendre aptes à répondre à la crise sanitaire, celles qui ont pour objectif de ne pas ruiner les efforts consentis sur le plan médical, en limitant à tout le moins les activités humaines, tant collectives qu’individuelles, susceptibles de favoriser la propagation du virus. Les deux catégories de mesure ont des conséquences importantes sur les droits de l’homme : l’une vise à rendre effective le droit à la santé et par ricochet le droit à la vie face à la Covid-19 ; l’autre a pour effet de restreindre toute une série de droits et libertés fondamentaux afin de lutter efficacement contre le virus. En tout état de cause, les droits de l’homme sont en jeu.
Conscient de la délicatesse de la situation eu égard aux droits de l’homme, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme (HCDH) a déclaré que le respect des droits de l’homme dans tous les domaines serait indispensable pour garantir le succès des mesures de santé publique. Pour le HCDH, les droits de l’homme doivent être au cœur de la riposte. Autrement dit, suivant cette institution onusienne, les stratégies sanitaires doivent s’attacher non seulement à la dimension médicale de la lutte contre la pandémie, mais aussi aux conséquences des décisions sur les droits de l’homme.
Si la question de la sauvegarde des droits de l’homme à l’ère de la lutte contre la Covid-19 s’avère être une préoccupation universelle, elle pourrait se poser avec beaucoup plus d’acuité dans certaines sous-régions de l’Afrique, notamment en Afrique de l’Ouest, dans la mesure où, déjà en temps ordinaires, les droits humains n’y sont pas assez effectifs (Dégni-Ségui, 2016).
La problématique des droits de l’homme en Afrique de l’Ouest fait appel à plusieurs considérations qu’on pourrait synthétiser avec Étienne Le Roy qui, répondant à la question de savoir « pourquoi les Africains n’adhèrent pas, “spontanément” aux droits de l’homme ? » retient deux raisons : l’une structurale et l’autre contextuelle (2008).
La première raison, structurale, trouve sa source dans le modèle matriciel d’organisation sociale en Afrique de l’Ouest. L’observation des sociétés communautaires ouest-africaines laisse transparaître le pluralisme comme principe de structure sociale, contrairement aux sociétés européennes identifiables par l’unitarisme. Dans les États d’Afrique de l’Ouest aujourd’hui encore, à l’instar des sociétés précoloniales dont ils sont issus, la primauté de la collectivité sur l’individu est toujours prégnante. L’individu est inséparable du groupe dont il relève. Cette conception plurale déteint fortement sur les droits de l’homme entendus comme les droits de l’individu. Parce que le groupe prime sur l’individu, corrélativement, le ou les intérêt(s) du premier vont l’emporter sur les droits du second.
La seconde raison, contextuelle, tient de la « quasi-excuse » accordée ou revendiquée par les dirigeants des États postcoloniaux d’Afrique de l’Ouest de violer les droits de l’homme du fait de l’état d’exception, voire de circonstances exceptionnelles dans lesquelles se trouveraient ces États. Durant les premières décennies des indépendances et même encore aujourd’hui dans une certaine proportion, les gouvernants des pays de l’Afrique de l’Ouest ont bénéficié ou bénéficient de ce qu’il convient d’appeler « l’autoritarisme justifié », au nom d’un certain réalisme. Dans ce registre, les raisons invoquées pour ne pas faire droit aux droits de l’homme sont tantôt d’ordre économique, tantôt d’ordre politique, et bien souvent des deux ordres à la fois. Même si, aujourd’hui, les institutions internationales économiques, financières et les organisations internationales de défense des droits de l’homme sont d’accord pour dire que le développement économique et social ne peut se réaliser sans le respect des droits de la personne humaine, cette excuse reste en pratique d’actualité dans les pays en quête de développement (Ahadzi-Nonou, 2018).
Outre ces deux facteurs, de façon beaucoup plus ramassée, la promotion des droits de l’homme en Afrique de l’Ouest se trouve émoussée par les dérives dictatoriales, la spirale des conflits, le terrorisme, la pauvreté omniprésente, l’insécurité alimentaire, les faiblesses des systèmes judiciaires, le déficit d’éducation, l’indolence de « l’être ouest-africain » en matière de revendication des droits de l’homme (Mbay, 2002, p. 77-86).
Voilà, en substance, la difficulté des droits de l’homme en Afrique de l’Ouest, où il apparaît clairement que, dans plusieurs domaines et du fait de plusieurs facteurs, des violations sont régulièrement enregistrées. C’est dans ce climat déjà délétère pour les droits de l’homme que survint la Covid-19 en Afrique de l’Ouest.
À l’instar des autres pays du monde, tous les États ouest-africains ont pris des mesures pour remédier au nouveau coronavirus. Au regard du contexte qui est le leur, il est essentiel d’évaluer lesdites mesures au prisme des droits de l’homme. On pourrait ainsi se demander si les différentes mesures adoptées par les autorités ouest-africaines s’imprègnent et tiennent compte des droits humains. La question est d’un intérêt réel dans la mesure où « les droits de l’homme ne doivent pas être les oubliés de la crise ».
À l’épreuve, un constat semble s’imposer : si lesdites mesures sont relativement insuffisantes pour garantir le droit à la santé, voire à la vie des populations (1), elles sont reconnues pour avoir exacerbé les situations préexistantes de violation des droits de l’homme (2).
1. Des mesures mitigées de protection du droit à la santé
Un mois après le premier cas diagnostiqué positif au Nigéria fin février 2020, le virus s’est propagé à l’ensemble des pays de la zone. Dans une sous-région où les systèmes de santé sont, pour le moins qu’on puisse dire, précaires, la progression rapide de la pandémie a eu pour effet direct de rendre beaucoup plus hypothétique le droit à la santé. C’est une inquiétude majeure qui commande une des réactions les plus appropriées. Par ailleurs, les effets collatéraux de la pandémie annoncés sont redoutables. En avril 2020, de l’aveu même de la section Afrique subsaharienne du Fond monétaire internationale (FMI), la Covid-19 est une menace sans précédent pour le développement. Selon elle, la pandémie de Covid-19 menace d’infliger des pertes énormes en vies humaines et la crise économique qui en résulte risque d’annihiler les progrès accomplis récemment sur le plan du développement. Mieux avertis et conscients de la gravité de la situation, les dirigeants ouest-africains vont adopter plusieurs mesures d’urgence en vue de préserver les vies humaines. L’analyse des mesures prises à partir d’avril 2020 par les dirigeants de la zone témoigne d’une volonté de préservation du droit à la santé et subséquemment du droit à la vie (1.1). Il n’empêche que ces mesures s’avèrent insuffisantes eu égard à plusieurs paramètres prévalant dans la sous-région (1.2).
1.1. Des efforts affichés pour la sauvegarde du droit à la santé
En vue de réagir à la crise sanitaire imposée par le nouveau coronavirus et, par delà même, sauvegarder le droit à la santé (Dragon, 2019), les dirigeants ouest-africains vont déployer une série de mesures qui, du reste, ne diffèrent pratiquement pas de celles prises dans les pays développés. Le tout passe par la déclaration de l’état d’urgence. Une fois l’état d’urgence, l’indispensable sésame de gestion de crise, décrété, la porte des mesures exceptionnelles s’en trouve entrebâillée, et quasiment tout peut s’y engouffrer. On a ainsi pu observer, entre autres, des mesures de confinement ; des mesures d’interdiction ou de restriction d’entrée sur les territoires ; des mesures de fermeture d’activités publiques, économiques, politiques, culturelles et cultuelles. Au nombre de ces mesures d’endiguement du virus, il faut ajouter la décision de désengorgement des prisons conformément aux directives produites par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) et l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) en mars 2020. Dans la quête de protection du droit à la santé de leurs concitoyens, les dirigeants ont également distribué des kits sanitaires composés de cache-nez et de gels hydroalcooliques à certaines catégories de personnes. Il faut ajouter à cela les campagnes de sensibilisation et d’information de populations sur la Covid-19 et les comportements appropriés pour y faire face.
À côté des mesures d’endiguement de la propagation du nouveau coronavirus, on trouve des mesures visant à amortir les effets de la lutte contre la pandémie sur le quotidien des populations de peur que la crise sanitaire débouche sur une crise économique, sociale ou humanitaire. À ce titre, il est bien heureux d’observer que les dirigeants ouest-africains ont pertinemment compris que la riposte sanitaire devait s’accompagner de mesures économiques et sociales. Il est à noter, dans ce cadre, l’initiative de l’Union Africaine (UA) en vue d’obtenir, auprès des partenaires internationaux, une aide financière afin de pouvoir mieux faire face à la pandémie. Dans le cadre d’une réaction collective et concertée, les organisations sous-régionales, notamment la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), se sont mobilisées et ont mandaté l’Organisation ouest-africaine de la santé (OOAS) pour piloter la réponse de la sous-région. La CEDEAO a, dans cette dynamique, adopté une stratégie régionale commune de lutte contre la Covid-19 et finalisé un plan de riposte régional évalué à 51 millions de dollars. De façon individuelle, les États de l’Afrique de l’Ouest ont mis en place des programmes d’assistance visant les couches sociales les plus démunies. En effet, confinées et sous le diktat des couvre-feux, les populations les plus défavorisées, opérant dans le secteur informel, peinent à trouver de quoi se nourrir. Pour leur venir en aide, certains États ont opté pour une politique de don en vivres. Fort de la nature des efforts à fournir, des levées de fonds internes furent même entreprises dans certains pays comme la Burkina Faso. Dans de nombreux pays de la sous-région, les autorités interdisent les expulsions de locataires face à la baisse des revenus des ménages. Ce faisant, les États ouest-africains ont respecté les « principes directeurs concernant la Covid-19 » édictés par le HCDH, selon lesquels les autorités étatiques devaient prendre des mesures ciblées pour éviter que des personnes se retrouvent sans abri, notamment celles ayant perdu leur source de revenus et ne pouvant plus payer leur hypothèque ou leur loyer. Il est nécessaire, selon la structure onusienne, d’instaurer de bonnes pratiques à grande échelle, telles que des moratoires sur les expulsions et le report des prêts hypothécaires. Il s’ensuit une politique d’aide face aux charges domestiques. En somme, il s’agit de l’allégement du paiement des factures d’électricité et d’eau, soit par un échelonnement, soit par un ajournement ou par une subvention. Les aides étatiques en Afrique de l’Ouest touchent aussi le secteur privé et les entreprises. En effet, pour préserver le droit au travail, les entreprises de la sous-région ont diversement bénéficié de mesures, sinon d’annonces de mesures d’accompagnement.
Enfin, il y a les actions qui s’attachent à la dimension intrinsèquement médicale de la pandémie. En effet, si la lutte contre la Covid-19 consiste, pour les dirigeants ouest-africains, à endiguer le virus à travers les mesures barrières et d’isolement, à soulager les populations en vivres, non-vivres et services, l’aspect prise en charge médicale n’est pas ignoré. Il s’agit de la mise en place de protocoles à même de guérir les patients ; de mesures de renforcement de la capacité des structures sanitaires et de la création de nouvelles structures dédiées à la prévention contre la Covid-19. S’agissant du protocole pour le traitement des patients, les pays de l’Afrique de l’Ouest semblent avoir opté pour la chloroquine ou la chloroquine associée à l’azithromycine en dépit des nombreuses controverses et mises en garde au sujet de ce traitement.
On pourrait saluer les États ouest-africains pour les efforts accomplis en vue de protéger le droit d’accès aux soins de santé et par ricochet le droit à la vie des citoyens. Cependant, force est de constater que ces efforts présentent beaucoup d’insuffisance.
1.2. Des efforts lacunaires et émoussés pour préserver le droit à la santé
Les efforts consentis pour préserver le droit à la santé face à la Covid-19 en Afrique de l’Ouest éprouvent leurs limites à un double niveau : d’une part, le contexte social, économique et culturel de la sous-région et, d’autre part, le manque de volonté politique et l’incohérence dans la réaction des gouvernants.
S’agissant de la limitation contextuelle, il est aisé de constater que les mesures associées à l’état d’urgence sanitaire se heurtent à des difficultés particulières de mise en œuvre.
Tout d’abord, il y a la question de l’occupation démographique et le manque d’eau potable en Afrique de l’Ouest. Une bonne partie de la population urbaine est concentrée dans des quartiers précaires, surpeuplés et mal équipés. Comment respecter les mesures de distanciation sociale et autres consignes de lavage régulier des mains dans des endroits où l’on est contraint, du fait de l’extrême pauvreté, à vivre dans la promiscuité et sans adduction en eau potable ? Voici des obstacles pratiques qui plombent en soi la préservation du droit à la santé face à la Covid-19.
Ensuite, il y a le caractère fondamentalement informel des activités économiques dans la sous-région ouest africaine. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), 92,4 % de la population ouest-africaine évolue dans le secteur informel (2018). Dans ces conditions, les mesures sanitaires aboutissant au ralentissement, sinon à l’arrêt des activités économiques, posent un véritable problème de survie. Imposer le confinement à des millions de travailleurs de l’informel s’avère difficilement supportable et ce d’autant que ces travailleurs ne bénéficient quasiment d’aucune protection sociale. À cela, il faut ajouter la flambée des prix des denrées alimentaires et autres produits de première nécessité induite par la situation. Face au dilemme de faire le choix entre une mort quasi certaine par la faim et celle, hypothétique par la Covid-19, les populations n’hésitent pas à braver les restrictions gouvernementales.
Par ailleurs, il faut prendre en compte le déficit en termes d’instruction des populations. En réalité, la réponse à une crise comme celle du coronavirus prend en compte plusieurs paramètres dont celui de la sensibilisation des populations. Les conditions nécessaires à la généralisation des « gestes barrières » passent par l’information des populations et leur capacité à comprendre les enjeux des mesures imposées. Cela exige un niveau minimal d’instruction. C’est d’ailleurs à ce prix qu’elles peuvent discerner les fake news de période de crise. Il va sans dire que l’absence d’éducation pour la plupart des populations vivant en Afrique de l’Ouest est un talon d’Achille dans la préservation de leur propre droit à la santé.
À cela, il faut ajouter l’état de crise antérieure dans certains pays. Le souci est, qu’avant la survenance du nouveau coronavirus, une partie de l’Afrique de l’Ouest, notamment le Sahel faisait déjà face à une crise sécuritaire entraînant d’énormes besoins humanitaires. Selon le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), en février 2020, le nombre de déplacés internes atteint 1,1 million au Burkina Faso, au Mali et dans l’ouest du Niger. Pour ces personnes déplacées dans leur propre pays et dépendantes de l’assistance humanitaire pour leur survie, la situation est plus que complexe. En effet, elles vivent dans des camps et des environnements surpeuplés qui manquent d’installations sanitaires adéquates pour prévenir la propagation de la Covid-19. Dans ces zones de conflit, les populations n’ont pas accès aux soins de santé ni aux services sociaux de base et ne reçoivent pas d’informations accessibles qui leur permettraient de comprendre comment se protéger de la contamination. Ces conditions forment un terreau idéal pour la propagation du virus.
Au surplus, et surtout, l’obstacle majeur à la protection du droit à la santé dans ce contexte de pandémie réside dans la fragilité des systèmes de santé en Afrique de l’Ouest. Cette carence est connue et suffisamment documentée (Wathi, 2020). Faisons-en donc l’économie ici. On pourrait tout de même très lapidairement nous référer aux dernières données de l’OMS. Suivant ces données, le nombre de médecins pour 10 000 habitants se situe entre 0,5 et 2,5 pour la majorité des pays d’Afrique de l’Ouest contre 35 dans les pays membre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2019). Le déficit ne limite pas seulement aux ressources humaines, il se pose également sur le plan matériel. Ainsi, en Afrique de l’Ouest, les hôpitaux susceptibles de prendre en charge les cas les plus graves de Covid-19 sont peu nombreux et inégalement répartis (OCDE/CSAO, 2019). Le manque d’équipement médical pour tester les personnes et traiter les patients contaminés nécessitant des soins d’urgence est ce faisant effroyable.
Concernant les insuffisances, liées au manque de volonté politique on pourrait principalement épingler la négligence, l’impréparation et les incohérences dans la réaction des autorités étatiques.
À ce propos, nous pouvons, en premier lieu, mentionner le souci de communication et de sensibilisation. Comme souligné un peu plus haut, l’efficacité des mesures de lutte contre la pandémie dépend en effet de l’adhésion des populations concernées. La meilleure façon pour les pouvoirs publics de conserver l’adhésion des populations est de faire preuve d’ouverture et de transparence en les associant aux décisions qui les concernent. Il importe en effet de communiquer honnêtement sur l’ampleur de la menace, de démontrer que les mesures prises sont raisonnables et proportionnées. Or, dans une enquête d’opinion réalisée dans certains pays ouest-africains, un tiers des personnes interrogées estimaient en effet :
« ne pas disposer d’informations suffisantes sur le coronavirus, y compris sur la manière dont il se propage et sur la façon de s’en protéger ». Plus de la moitié d’entre elles est convaincue que l’absorption d’une boisson vitaminée protège de la contamination. Une part non négligeable est également opposée à la fermeture des marchés (30 %) et des lieux de culte (17 %) parce que justement ne comprenant pas le bien-fondé de ces fermetures. Ainsi qu’a pu le notifier Madame Matshidiso Moeti, directrice régionale de l’OMS pour l’Afrique, cette enquête « met […] en évidence les importantes lacunes en matière d’information sur [la] Covid-19 qui existent en Afrique et qui menacent les efforts de réponse ».
En second lieu se pose la question de l’égalité, de la rigueur et de la cohérence dans les mesures adoptées. Des mesures qui, au passage, ne sont pas toujours adaptées aux réalités locales. Bref, en situation de crise comme celle engendrée par la Covid-19, les gouvernants doivent, plus que jamais, être équitables et responsables dans leurs devoirs. L’application à géométrie variable des mesures sanitaires pose en ce sens un problème de cohérence discréditant les décisions prises ainsi que les décideurs eux-mêmes. Les exemples de cette fâcheuse incohérence dans la lutte contre la Covid-19 sont légion. Au Mali, par exemple, la décision de fermeture des mosquées alors que le gouvernement a tenu à organiser des élections législatives quelques jours auparavant est difficilement passée auprès de la population. Il en est de même pour la Guinée Conakry, où le président, Alpha Condé, a édicté des mesures sanitaires juste au lendemain d’un référendum constitutionnel contesté, qu’il a tenu coûte que coûte à organiser, malgré la propagation du virus. Dans le même cadre, en Côte d’Ivoire, alors que les rassemblements de tous genres étaient interdits, les militants du parti au pouvoir ne manquaient pas d’occasion pour se rassembler en grand nombre dans le cadre de leurs activités politiques, provoquant ainsi l’indignation des professionnels de la culture et des spectacles vivants, qui depuis quelques mois étaient privés d’activités.
Il ressort de ce qui précède que les efforts des gouvernants pour préserver le droit à la santé et, subséquemment, le droit à la vie sont en deçà des défis à relever pour garantir ce droit essentiel de la personne humaine. Mais, dans la perspective des droits de l’homme, la plus grosse peine est que les mesures adoptées en Afrique de l’Ouest, non contentes d’être lacunaires, ont tendance à engendrer des violations de droits de l’homme, sinon à les exacerber.
2. Des mesures exacerbant des violations de droits de l’homme
Les mesures prises par les gouvernants pour lutter contre la Covid-19 ont des incidences considérables sur certains droits fondamentaux du fait de l’instauration d’un état d’urgence. Le problème des droits de l’homme en Afrique de l’Ouest, à l’ère du coronavirus, n’est en réalité pas celui des dérogations faites à certains droits de l’homme, mais plutôt celui des nombreuses violations enregistrées à l’occasion de la lutte contre la pandémie. Ces violations sont tantôt des effets néfastes des mesures adoptées pour lutter contre le virus (2.1) et tantôt la simple résultante d’un abus de la situation par les autorités étatiques en charge de la mise en œuvre desdites mesures (2.2).
2.1. Une lutte contre le virus aux effets nuisibles sur les droits de l’homme
Les mesures prises pour lutter contre la pandémie Covid-19 s’apparentent à un tableau à double face. Si, du recto de ce tableau, ces mesures se veulent protectrices du droit à la santé, voire du droit à la vie, le verso nous présente des mesures qui, dans bien des cas, sont attentatoires à certains droits de la personne humaine.
En ordonnant la fermeture des frontières, écoles et universités, lieux de spectacles, plages, marchés, etc., en imposant des restrictions dans les transports en commun, en imposant des couvre-feux, les décideurs ont du fait des réalités sociales et économiques de l’Afrique de l’Ouest mis en péril certains droits humains. Leurs décisions ont mis à mal, non limitativement mais essentiellement, des droits comme celui au travail (article 15 de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples [CADHP] et article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels [PIDESC]), à l’éducation (article 17 de la CADHP et article 13 du PIDESC), à l’intégrité physique (article 4 de la CADHP et article 6, 7, 8 et 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques [PIDCP]), à la sécurité sociale (Protocole à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des citoyens à la protection sociale et à la sécurité sociale et article 9 du PIDESC), à un niveau de vie suffisant, y compris le droit de se nourrir, se vêtir et se loger (article 11 du PIDESC). Ces droits étant en général intrinsèquement liés, la violation des uns entraîne la mise en péril des autres.
En ce qui concerne la violation du droit à l’éducation, elle est la conséquence logique de la fermeture des universités et écoles sans véritables moyens palliatifs. Les États de l’Afrique de l’Ouest ne disposant pas des capacités à assurer les enseignements par des canaux numériques, comme c’est le cas pour les pays développés de l’OCDE, la fermeture des établissements d’enseignement a eu pour conséquence la violation du droit à l’instruction des apprenants. En effet, en dépit des perspectives très encourageantes (GSMA, 2019), l’Afrique de l’Ouest reste une zone où la connexion à Internet demeure relativement encore très limitée. Pris dans leur ensemble, les coûts de la connexion Internet dans les pays de la zone ouest-africaine sont parmi les plus élevés au monde. Si l’on compare aux pays membres de l’OCDE, par exemple, d’importants pas restent à franchir pour une plus grande inclusion numérique. Plus concrètement, il est observable que l’accès à Internet reste coûteux au regard du revenu des populations. En fait, l’usage d’Internet fait appel à une technologie complexe, dépendante d’infrastructures de base et relativement coûteuse. L’ordinateur et les logiciels associés, le téléphone (smartphone) et l’énergie électrique font partie de ces prérequis. Ils ne sont pourtant pas accessibles à toutes les bourses dans la sous-région (Chéneau-Loquay, 2004). En somme, le défi d’un Internet d’« accès universel, ubiquitaire, équitable et financièrement abordable » n’est pas encore relevé en Afrique de l’Ouest. Dans ces conditions, la fermeture des établissements d’enseignement signifie l’arrêt quasi total de l’instruction de la jeunesse qui y a droit. Conscients de la fermeture sans alternatives fiables des écoles et des conséquences d’une « interruption prolongée de l’enseignement », l’OMS et le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) ont d’aileurs exhorté, fin août 2020, les gouvernements africains à favoriser la réouverture sécurisée des écoles tout en adoptant des mesures limitant la propagation du virus.
En ce qui concerne le droit au travail, le ralentissement sinon l’arrêt des activités économiques en est la raison. Même dans le secteur formel, le télétravail ne peut véritablement pas être évoqué comme mesure de secours en raison des difficultés d’accès à Internet ci-dessus mentionnées. Que dire alors de cette grande majorité de travailleurs du secteur informel ? La triste réponse est celle de l’augmentation du taux déjà inquiétant de chômage.
Cette situation rend illusoire le droit à un niveau de vie suffisant. Reconnu comme un droit de la personne humaine dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, le droit à un niveau de vie suffisant est censé établir un minimum de droits à l’alimentation, à l’habillement et à un logement d’un niveau adéquat. Ce droit est une vue de l’esprit au regard de l’accroissement de la précarité des populations par les mesures censées lutter contre la Covid-19. En effet, les mesures telles que la fermeture des marchés, l’interdiction des rassemblements, la mise en quarantaine de certaines villes et les différents couvre-feux contribuent à restreindre de façon très importante le pouvoir d’achat de ces hommes et femmes qui vivent au jour le jour, à travers de petites activités commerciales telles que la vente de légumes dans les marchés et les petites prestations de services. Quand on sait que, dans cette partie du monde, le fruit du travail d’un seul individu sert à nourrir toute une grande famille, on comprend aisément que la perte d’un emploi a des répercussions importantes sur plusieurs personnes. Il s’ensuit également que la condition des femmes empire. Ainsi que le déclare l’Organisation des Nations unies (ONU-FEMME, 2021) :
« En temps de crise, lorsque les ressources s’amenuisent et que les capacités institutionnelles sont mises à rude épreuve, les situations auxquelles les femmes et les filles sont confrontées ont des impacts disproportionnés, et leurs effets sont d’autant plus amplifiés dans les contextes fragiles, de conflit ou d’urgence. Les acquis, arrachés de haute lutte en matière de droits des femmes, sont également menacés. »
La situation de la femme en Afrique de l’Ouest s’est dégradée à l’ère du coronavirus. Privées de l’exercice de leurs activités économiques, les femmes ont été dans certains cas victimes de violences dans leurs foyers. ONU-FEMME fait observer que, « depuis l’épidémie de Covid-19, la violence contre les femmes et les filles s’est intensifiée dans les pays du monde entier. Alors que les mesures de confinement contribuent à limiter la propagation du virus, les femmes et les filles victimes de violence domestique sont de plus en plus isolées des personnes et des ressources qui peuvent les aider » (2021). Dans cette continuité, plusieurs ONG d’Afrique de l’Ouest, travaillant sur la thématique des droits de la femme, ont dénoncé une recrudescence des violences faites aux femmes. Un recul du droit des enfants a également été enregistré. Du fait de la fermeture des écoles pour éviter la propagation de la maladie, les enfants se sont orientés vers des petites activités pour s’occuper. Selon une analyse de Rasmata Compaoré, on en arrive à une aggravation de la traite des enfants et de la violation de leurs droits : « Le travail des enfants repart à la hausse dans des pays comme la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso ou le Togo. » (2020).
Tel est l’état sommaire des « effets indésirables » de la lutte contre le nouveau coronavirus sur les droits de l’homme en Afrique de l’Ouest. Qu’en est-il des violations de droits de l’homme relevant purement et simplement d’un abus de la situation par les autorités compétentes ?
2.2. Une lutte contre le virus aux abus attentatoires aux droits de l’homme
Les abus de la gestion de crise Covid-19 ont été et demeurent nombreux. Mais limitons-nous dans la présente réflexion aux plus retentissants. Ce souci de circonscription nous commande de ne faire état ici que des violences policières et de l’instrumentalisation de la situation de crise à des fins politiciennes.
L’abus le mieux partagé en Afrique de l’Ouest à l’ère de la Covid-19 est celui des violences policières. Des violences liées aux forces du maintien de l’ordre ont été recensées dans la quasi-totalité des pays de la zone. En effet, bien que des mesures coercitives puissent être justifiées dans certaines situations, elles peuvent produire l’effet inverse si elles sont appliquées de manière brutale et disproportionnée. L’excès de zèle dans ce type de situation met en péril les droits de la personne humaine, sapant ainsi l’ensemble de la riposte contre la pandémie. C’est malheureusement ce qu’il a été donné d’observer. Le recours à la force publique, dans l’optique de faire respecter les mesures sanitaires pour l’intérêt de tous, s’est traduit dans bien de cas en des occasions de perpétration d’actes violents, d’actes de torture et autres traitements inhumains et dégradants sur des populations qui du reste se trouvaient en général dans l’obligation d’aller à l’encontre desdites mesures. Que ce soit en Côte d’Ivoire, en Guinée Conakry, au Sénégal, au Burkina Faso ou au Niger, pour ne citer que ces pays, l’on déplore des scènes de violences injustifiables. Des vidéos et images postées sur les réseaux sociaux ont montré des policiers frappant avec une extrême violence des personnes qui ont eu la malchance sinon ont osé se trouver dans les rues aux heures de couvre-feu. On a même connu le pire au Nigéria avec le meurtre par la police d’un habitant d’Abuja qui était sorti dans la rue à l’heure du couvre-feu pour chercher de la nourriture (Abdoulaye, 2020). La presse locale de ces différents pays n’a pas hésité à relayer ces scènes de violation des droits humains, dénonçant ainsi avec les organisations de défense des droits de l’homme cette situation inacceptable dans des États de droit. Ces abus policiers ne touchent pas que le citoyen lambda, le personnel soignant de même que les journalistes en sont aussi victimes.
À cela s’ajoute la propension des autorités à instrumentaliser les mesures anti-Covid-19 pour empêcher la mobilisation des opposants politiques, y compris la société civile, ruinant ainsi le jeu démocratique. Dans certains pays ouest-africains, la crise sanitaire est en effet venue s’ajouter à une crise socio-politique. C’est le cas notamment au Togo, en Guinée et en Côte d’Ivoire, pour des contestations préélectorales ou postélectorales. Au Mali, la situation est encore plus critique en ce sens que la crise sanitaire s’est ajoutée à une crise socio-politique engendrée par des questions de mauvaise gouvernance, sachant qu’une crise sécuritaire et humanitaire y préexistait déjà. Dans ces pays où la crise sanitaire se greffe à des crises de contestation politique, les pouvoirs en place ont tendance à vouloir noyer le poisson. Ainsi, la crise sanitaire et l’état d’urgence qu’elle commande deviennent le tremplin pour museler des oppositions en ordre de revendication. Avec l’état d’urgence sanitaire, les pouvoirs parviennent sans peine à aggraver la restriction des libertés individuelles, déjà bien affectées en Afrique de l’Ouest. Ainsi, sceptique quant à la réelle volonté des autorités togolaises de lutter contre la Covid-19 à travers les mesures qu’elles édictent, l’universitaire togolais Roger Ekoué Folikoue pose la question de savoir : « Pourquoi les premières mesures décrétées ont-elles été l’état d’urgence et le couvre-feu ? », « C’est un détour pour obliger les gens à ne pas manifester contre le pouvoir en place », s’empresse-t-il lui-même de répondre (Méténier, 2020). La situation de deux poids deux mesures, qui prévaut en Côte d’Ivoire, sur l’interdiction des rassemblements, ne manque pas de confirmer la thèse « opportuniste » soutenue par le professeur Folikoue. Il en est également ainsi de la Guinée, où Alpha Condé, qui fait face à l’opposition de ses adversaires politiques au sujet de la constitutionnalité du troisième mandat qu’il entend briguer, a tout intérêt à ce que ces derniers ne puissent plus sortir manifester dans les rues au motif de la Covid-19. Bref, dans bon nombre de pays ouest-africains, il est observable que la lutte contre la pandémie Covid-19 a contribué insidieusement à la fermeture de l’espace civique malgré les mises en garde du HCDH (2020).
À l’heure où nous écrivons ces lignes (le 30 septembre 2021), l’Afrique de l’Ouest semble avoir déjoué tous les pronostics qui prédisaient un désastre en termes de pertes en vies humaines du fait du nouveau coronavirus. Pour des raisons non encore bien élucidées par la science, mais dont certaines pistes ont été récemment communiquées par l’OMS, l’hécatombe n’a fort heureusement pas eu lieu. Pour autant, les observateurs sont unanimes sur le fait qu’un défi se présente à l’Afrique, celui des répercussions de la crise sanitaire sur les économies. Car désormais pointe à l’horizon, si elle n’est déjà là, une crise économique mondiale. Les économies des États ouest-africains, durement éprouvées par l’arrêt imposé par la Covid-19, alors qu’elles étaient déjà fragiles, vont sans aucun doute pâlir. Les taux de croissance des États de la zone ont déjà été revus à la baisse par la Banque mondiale et d’aucuns sont guettés par une récession (OCDE, 2020). À côté de ce défi économique, un autre défi que la pandémie a eu le mérite de mettre en lumière est celui de la protection effective des droits de l’homme, notamment le droit à la santé, à la vie, à la sûreté, à l’intégrité physique et bien d’autres droits économiques, sociaux et culturels. De façon concrète, cette crise aura révélé la facilité la plus déconcertante avec laquelle les espaces civiques (s’il en existe) ont été fermés. Elle aura révélé la propension des forces du maintien de l’ordre en Afrique de l’Ouest à se rendre coupable de violences, d’actes de tortures et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle aura mis à nu la tendance des autorités politiques au pouvoir à bâillonner leurs oppositions. Elle aura surtout interpellé sur l’incapacité des États ouest-africains à garantir le droit à la santé et à l’éducation. C’est pour cela qu’à l’instar de Gilles Yabi, nous pensons qu’« avec ou sans, pendant et après [la] Covid-19, priorité aux réformes des systèmes de santé et d’éducation en Afrique de l’Ouest » (2020). En somme, notre réflexion visait à évaluer les mesures prises dans l’urgence par les pouvoirs publics ouest-africains pour faire face à la pandémie afin de les aider à « prévenir à l’avenir une telle crise ou, à tout le moins, la gérer pour le mieux » (Le Floch, 2021). De façon plus spécifique, il est à retenir qu’une gestion efficace de la pandémie passe nécessairement par un respect des droits de la personne humaine. Ce ne fut pas le cas en Afrique de l’Ouest.