D’une posture de suspicion à celle de confiance dans les applications numériques pour une alimentation saine : analyse socio-juridique des décisions judiciaires contre Yuca

Résumé

Cet article a comme objet l’observation d’une controverse sur l’information alimentaire discutée dans le cadre juridique de décisions de tribunaux de commerce et cours d’appel. Dans un contexte de crises sanitaires et environnementales, la construction de l’information sur ces risques est devenue un enjeu qui crispe les acteurs des marchés, crispation qui prend notamment la forme de recours aux jugements des tribunaux au moment d’arbitrer ces conflits. Cela est d’autant plus notable dans un contexte où les médiations informationnelles portées par des acteurs renouvelés se digitalisent et prennent la forme de scores et informations augmentées. Une étude d’un cas français exemplaire est l’affaire impliquant la société Yuca et le secteur agro-industriel de la charcuterie. Étudier l’affrontement judiciaire de ces acteurs, entre premières instances et appels, offre des clés de lecture des argumentaires qui structurent ces débats. Au prisme du droit et de la socio-économie, il s’agit de démêler les problématiques qui entourent les fondements des postures de suspicion versus la confiance des juges, la définition de la place de la recherche et du consensus scientifique dans l’établissement du jugement, et l’influence des deux dimensions précitées sur l’arbitrage entre dénigrement et liberté d’expression. Il s’agit d’exercer une focale sur les modalités de régulation des actions des médiateurs qui surveillent et influencent les pratiques marchandes, en maintenant une attention aux positions politiques qui semblent différer des positions judiciaires, divergences qui posent en définitive le constat d’informations et médiateurs à encadrer toujours plus nombreux.

Index

Mots-clés

tribunaux, médiation informationnelle, application numérique, confiance, liberté d’expression, dénigrement, Yuka, Yuca

Plan

Texte

Au moment où les technologies numériques sont mobilisées par des « professionnels du marché » (Cochoy, Dubuisson-Quellier, 2000), des controverses sur l’information alimentaire agitent le monde judiciaire, qui se voit appelé à statuer et, de ce fait, à participer à la régulation des pratiques marchandes. Examinant le contentieux qui oppose la société Yuca SAS (Société par action simplifiée) à la Fédération des entreprises françaises de charcuterie-traiteur (FICT)1, cet article propose une lecture critique des jugements des tribunaux de commerce (TC) et cours d’appel (CA). La société Yuca SAS, développeuse de l’application de notation et de recommandation alimentaire Yuka, a été assignée à comparaître devant trois tribunaux de commerce par la FICT (Paris), ABC Industrie SAS (Aix-en-Provence) et la SASU Le Mont de la Coste (Brive-la-Gaillarde)2. Si Yuca est condamnée (entre le 25 mai et 22 septembre 2021) en première instance par les tribunaux de commerce de Paris, Aix-en-Provence et Brive-la-Gaillarde pour « dénigrement » et « pratique commerciale trompeuse », les trois jugements concernés seront infirmés (entre le 8 décembre 2022 et 7 juin 2023)3 au titre de la prévalence de « la liberté d’expression et d’opinion ».

Historiquement, les crises sanitaires et environnementales ont fait émerger avec force un même constat :

« Des informations sur les risques en jeu ont fait défaut, soit qu’elles n’aient pas été recherchées par les responsables ou les autorités publiques, soit qu’elles aient été dissimulées ou minimisées, ce qui a rejailli d’une manière ou d’une autre sur les décisions prises qui, mieux éclairées ou plus précoces, auraient pu éviter ou du moins limiter les dommages à l’environnement ou à la santé des personnes exposées. » (Berger, 2020, p. 2-3)

Les raisons de ces négligences sont duales, entre d’une part la méconnaissance ou l’abstraction intentionnelle, fabrique de l’ignorance, qui repose sur la production d’artifices (lobbying, financement d’une diversification/opacification des résultats de recherche, etc.) par des acteurs des filières industrielles, et d’autre part les abstractions non intentionnelles. Les abstractions non intentionnelles comptent notamment : l’undone science ou « science non faite » (Frickel et al., 2010), où certains objets de recherche sont priorisés par manque de temps/ressources, les sciences favorisées (Jouzel, Prete, 2017), qui le sont par affiliation entre certaines disciplines et domaines de l’action publique, ou le déni collectif systémique (Dedieu, 2022). Ces entraves à la gestion des risques conduisent à s’intéresser à la construction de la communication sanitaire et environnementale, au moment où ces informations différemment portées sont créditées de la vertu d’offrir « au public la capacité d’adapter ses comportements individuels » (Berger, 2020, p. 3). Les consommateurs qui remplissent leurs paniers sont ainsi définis comme garants d’une co-responsabilité de durabilité (Beuscart, Peugeot, Pharabod, 2020). Dans ce contexte, les médiations numériques qui participent à « gouverner les conduites » (Dubuisson-Quellier, 2016) semblent accroître leur influence sur les pratiques de production comme celles de consommation (Chiffoleau et al., 2018). Les enjeux qui entourent la circulation/rétention des informations liées à de nouveaux risques, comme leur traduction aux consommateurs par des acteurs marchands du numérique, sont déterminants. Ces opérateurs, dont nous analysons l’action via l’exemplarité de Yuca et son application Yuka, apparaissent comme de nouveaux acteurs sur le marché en capacité d’informer et d’influencer les consommateurs, à côté des associations de consommateurs (Guinchard, Bazin-Beust, 2011, § 5) et désormais aussi des influenceurs agissant sur les médias sociaux (Hazan, Loinger-Benamran, 2021). Ils procèdent d’un « rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’action différentes, voire contradictoires » (Crozier, Friedberg, 1977, p. 86), ou s’imposent comme des médiateurs de la surveillance qui articulent des mondes sociaux aux fins d’alerter les consommateurs quant aux caractéristiques de certains produits. Ils participent à la qualification/disqualification des produits ou services et, par là même, impactent les choix des consommateurs.

Les jugements opposant la FICT à la société Yuca arbitrent un conflit entre des acteurs industriels et des initiateurs, « entrepreneurs du pragmatisme positif » de la transition tech (Beuscart, Peugeot, Pharabod, 2020), qui entendent répondre à un problème de société (la transition alimentaire) en adoptant une forme entrepreneuriale. Le contenu des arguments va exprimer toute la complexité à juger de la qualité de denrées associées à des additifs controversés utilisés en charcuterie et à des marchés contestés (lorsque la commercialisation des marchandises soulève des controverses) [Steiner, Trespeuch, 2015], ou tout du moins à un « marché concerné » (Geiger, Harisson, Kjellberg, Mallard, 2014), où la commercialisation des marchandises soulève des controverses, génère des craintes et crispe les acteurs concernés. La communication sur les risques est une « communication sensible » (Libaert, Allard-Huver, 2014) et les acteurs parties prenantes des marchés se contractent face à un tel sujet.

De là, en conjuguant l’expertise d’une juriste en droits fondamentaux et d’un sociologue des usages et du numérique, il s’agit, par une étude fondée sur une analyse comparée des décisions judiciaires (trois en première instance et surtout trois en appel) et de la littérature pluridisciplinaire, d’opérer une analyse critique des arguments concourant au processus décisionnel acté par les juges. Rendre compte de ce que les juges disent du dispositif en action, c’est révéler leurs perceptions des acteurs et de leurs activités, perceptions et activités axées principalement sur l’arbitrage entre dénigrement et liberté d’expression, information et tromperie. Cette traduction croisée des lectures des consommateurs et des décisions de justice placera au centre du débat la problématique polysémique de la confiance ; elle se structurera autour d’une présentation du dispositif sociotechnique et du dispositif du jugement (1), d’une mise en exergue de l’oscillation entre suspicion et confiance comme élément décisif de l’arbitrage (2) et d’une analyse des modalités d’encadrement de cette confiance nécessaire à la régulation des pratiques marchandes en période de gouvernance des risques et marchés crispés (3).

1. Rappels des enjeux du dispositif sociotechnique et du dispositif au sens du jugement

Préalablement à une analyse croisée des jugements des tribunaux de commerce et cours d’appel, qui nous permettra de mettre en exergue les différences dans les lectures des acteurs et actions jugés, il est nécessaire d’exposer individuellement, d’une part, le dispositif sociotechnique développé par la société Yuca, d’autre part, les motifs du jugement. Cette présentation a vertu à déconstruire singulièrement les enjeux des deux dispositifs, elle constituera le support de notre analyse du revirement des décisions de justice.

1.1. L’application Yuka, un dispositif qui équipe le processus de choix des consommateurs

L’application Yuka, lancée en janvier 2017, a été développée par la société Yuca SAS, créée un an plus tôt. Partant d’un décryptage de la composition des produits qui conduit à une appréciation notée, l’application s’autorise à formuler des recommandations et/ou à proposer des produits alternatifs4. En cas de présence d’additifs, en cliquant sur le lien « Plus d’infos sur les additifs », l’utilisateur accède à leur énumération, leur utilité et à leur classement par code couleur reflétant un niveau de risque5 précisé par une fiche d’informations complémentaires6. La présence ou non d’additifs participe à 30 % dans la pondération adoptée pour établir la notation du produit7. Cette quotité a donc un effet manifeste8 et l’impact négatif est particulièrement significatif pour les produits de charcuterie auxquels sont généralement ajoutés les nitrites ou nitrates E249, E250, E251 et E2529. La consultation du produit s’est assortie en novembre 2019 d’un encart/lien titré « Pétition interdiction des nitrites. Additifs favorisant l’apparition du cancer colorectal et de l’estomac10 », avec la possibilité contingente de signer la pétition.

Le dispositif11 digital que nous venons de décrire participe à présenter, représenter et qualifier la qualité alimentaire (Barrey, Cochoy, Dubuisson-Quellier, 2000 ; Cochoy, 2002 ; Laurent, Mallard, 2020) ; il contribue aux choix des consommateurs. Au moment où l’application Yuka est pensée, développée, la société Yuca concourt à définir et à fixer les qualités des biens, à qualifier les produits12. L’enjeu est de taille, car « un même produit peut donner lieu à des interprétations différentes de sa qualité, c’est-à-dire à une pluralité de qualifications, ce qui induit des disputes structurelles sur les bonnes façons d’organiser une activité économique. La coordination suppose un accord préalable sur ce qu’est la qualité des biens » (Musselin et al., 2002, p. 268). Cette « qualité » connaît une place prépondérante aussi bien dans le processus de choix des consommateurs que dans la construction des actions politiques qui régulent la production et la circulation des aliments (Stanziani, 2005 ; Bruegel, Nicoud, Barlösius, 2011). Une fois constitués, les dispositifs de jugement jouent le rôle de « constructions symboliques qui dissipent l’opacité, réduisent l’incertitude sur la qualité et créent donc les conditions de la formation et de la continuité du marché de la qualité » (Karpik, 2000, p. 388). A contrario, l’aspect pléthorique et multicritères des modes d’expression de la qualité ainsi que la volonté de transparence conduisent à une profusion informationnelle créatrice de surcharge cognitive et à une opacité cause de défiance limitant ainsi l’impact positif que pourrait avoir une meilleure information sur des choix de consommation plus éclairés. En ce sens, les technologies numériques peuvent être mobilisées par les « professionnels du marché » (Cochoy, Dubuisson-Quellier, 2000) dans un objectif d’accroissement de la transparence et d’habilitation des consommateurs comme dans un objectif d’opacification des filières. Il importe, par conséquent, de questionner les éléments d’appréciation des actions de Yuca. Si un dispositif aide à juger, participe au bon fonctionnement des marchés, il apparaît nécessaire que les juges se penchent sur la manière dont l’outil procède.

1.2. Les motifs et le dispositif qui équipent le jugement

Les trois points principaux concernent : l’acte de dénigrement (dont le versus est la liberté d’expression), la caractérisation de la pratique commerciale trompeuse, ainsi que la caractérisation de la pratique commerciale déloyale.

Précisons ces dimensions en commençant par le dénigrement, central dans le jugement qui nous occupe et en discussion avec la liberté d’expression. La définition générale de l’acte de dénigrement est « la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé, mettant en cause ses qualités pour en déconseiller fortement l’utilisation », ce qui n’inclut : ni « la libre critique et l’expression subjective d’une opinion ou d’un ressenti, à condition que la partie dénigrée bénéficie des conditions identiques à celles dont bénéficie l’auteur du dénigrement prétendu, pour répondre et se défendre à la suite des publications qu’elle conteste » ; ni « l’information qui se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur des observations objectives et sur une base factuelle suffisante au regard de la gravité des allégations en cause […] »13. L’acte de dénigrement est caractérisé par des conditions cumulables : « l’objectif de disqualification des produits visés par la divulgation de l’information », « l’impact sur le comportement de la clientèle », « l’impossibilité pour la filière de production de répondre sur les mêmes supports avec les mêmes moyens aux allégations contestées », « l’absence de limitation de l’information divulguée à la seule contribution au début sur un sujet général », « l’existence d’une base factuelle suffisante d’observations objectives au regard de la gravité des allégations en cause et, dans cette hypothèse, sous réserve que cette information soit exprimée avec une certaine mesure » ; le jugement devant faire la preuve de la réalisation de ces conditions pour qualifier l’action de la société Yuca d’acte de dénigrement.

La pratique commerciale trompeuse est, selon l’article L. 121-2 du Code du commerce, une pratique commerciale qui « repose sur des allégations, indications, ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur […] ». Selon l’article L. 121-3 du même code, une pratique est également trompeuse si « elle omet, dissimule ou fournit de façon inintelligible, ambiguë ou à contretemps une information substantielle ». Notons, car cela a son importance ici, que les tribunaux français ont élargi la pratique commerciale déloyale à tout « professionnel », ce qui ne limite donc pas de fait celle-ci aux entreprises qui défendraient un produit.

Une pratique commerciale déloyale est, selon l’article L. 121-1 du Code de la consommation, une pratique qui « est contraire aux exigences de la diligence professionnelle » et « altère ou est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé […] ». Ainsi se dessine l’enjeu d’une estimation des juges entre une action qui relèverait davantage du dénigrement, ou davantage de la liberté d’expression et de la libre information attenante à un sujet d’intérêt général.

2. Une lecture croisée des jugements, suspicion vs confiance

En suivant les décisions dans leur ordre chronologique, nous rendons compte dans un premier axe des interprétations adoptées par les tribunaux de première instance qui, suspicieux des spécificités de ce genre de dispositif comme outil d’accès à l’information, définissent une interprétation étroite de la libre critique et une expression élargie des pratiques de concurrence déloyale au profit de l’industrie. Au contraire des jugements des tribunaux de commerce, les cours d’appel font montre d’une certaine confiance qui va redéfinir les principes du jugement. Cette confiance repose moins sur les modalités du dispositif en soi (choix des couleurs, taux de l’impact des nitrites dans la notation du produit, etc.), pour lesquelles les juges admettent une entière marge de manœuvre de la société Yuca (précisément comme acteur bénéficiant de la liberté économique), que sur les vertus présumées de ce même dispositif et de la capacité présumée des consommateurs à s’en saisir aux fins de participer à la régulation des marchés. Il s’agit moins de définir une hiérarchie dans les arguments qui sont transversalement déployés par les TC (hiérarchisation dont on pourrait nous reprocher une certaine subjectivité), que de définir un ordonnancement thématique qui rend compte du raisonnement des juges.

2.1. Les condamnations des tribunaux de commerce, une posture de suspicion ?

2.1.1. La dialectique du jugement

Dans le cadre d’une manière de raisonner décrite comme « tout à fait inhabituelle » (Raynaud, 2022, P. 35), un premier élément de défiance consiste dans la sélection des informations estimées, sur le fond, comme dirigée. Il est reproché à la société Yuca d’opérer une sélection arbitraire d’études (dont certaines sont en anglais) qui mettent en avant la dangerosité des produits. Les tribunaux réprouvent une approche considérée comme orientée principalement vers les produits de l’agro-industrie charcutière. Plus précisément, le jugement du TC de Paris considère les informations transmises aux consommateurs par Yuca comme « ambiguës », « procédant par omission ». Dans le même sens, le TC d’Aix-en-Provence évoque également l’omission de la mention de « bases factuelles pourtant essentielles pour éclairer le consommateur de façon complète et équilibrée ». Les trois tribunaux reprochaient à la société Yuca son manque de professionnalisme parce qu’elle ne rendait pas accessibles au consommateur suffisamment d’études scientifiques sur les dangers, risques et également avantages des nitrites. Le TC de Brive-la-Gaillarde reproche quant à lui à la société Yuca de sélectionner ses sources et de ne pas faire « état d’informations plus rassurantes pour le consommateur, ce qu’elle aurait dû faire pour rééquilibrer la réalité scientifique et éclairer l’utilisateur de façon complète et équilibrée ». Par conséquent, cette approche décrite comme unilatérale par les juges ne laisse pas la place à des éléments scientifiques contradictoires présentant comme plus vertueux l’usage des sels nitrités. Les juges font notamment référence à l’étude de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), qui conclut que les nitrites ajoutés aux aliments qui respectent les nouveaux seuils autorisés s’avèrent sans danger pour les consommateurs en Europe ; à la recommandation émise en 2019 par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) d’employer du sel nitrité aux fins de lutter contre la croissance de la bactérie Clostridium botulinum14.

L’évaluation par les juges relatives à l’ajout des sels nitrités devient ainsi plus positive, l’action potentiellement néfaste des additifs étant contrebalancée par la considération d’un équilibre entre aspect bénéfique et risque. À l’inverse est reproché à la société Yuca un manque de diligence professionnelle, soit « le niveau de compétence spécialisée et de soins dont le professionnel est raisonnablement censé faire preuve vis-à-vis du consommateur, conformément aux pratiques de marché honnêtes et/ou au principe général de bonne foi dans son domaine d’activité15 ». Signalons l’usage du terme « soins » (au sens de préservation), présent chez les actants nitrités présentés comme des ressources qui protègent les consommateurs, absent chez Yuca (au sens de l’application professionnelle), qui ferait preuve de manquements vis-à-vis des consommateurs. Outre le traitement informationnel considéré sur le fond comme problématique, la forme est également pointée au moment dénoncer un deuxième élément de défiance : la qualification absolue de l’information. La société Yuca serait utilisatrice de symboles particulièrement anxiogènes pour qualifier les impacts des produits nitrités sur les consommateurs. Plus précisément, le TC d’Aix-en-Provence décrit les informations délivrées aux consommateurs comme un « message d’alerte fort, anxiogène, portant sur des affirmations graves qui mettent en danger [leur] santé16 », communication qui utilise pour le TC de Paris « un item particulièrement dissuasif, à savoir le cancer17 ». La conséquence pour le TC de Brive-la-Gaillarde est la création d’un « lien immédiat dans l’esprit du consommateur à un risque d’exposition à des maladies mortelles18 ».

Troisième élément de défiance, les circonstances de la communication, qui a lieu pour le consommateur « au moment précis de son achat19 ». La prise informationnelle in situ pose souci car elle créerait un « déséquilibre manifeste entre la liberté d’expression d’une part, la liberté d’exercice d’une activité économique licite d’autre part, au détriment de la seconde » (Saint-Jalmes, 2021, p. 40). L’application « touche le consommateur au moment de son achat et, visant l’obtention de résultats immédiats, écarte toute possibilité de débat contradictoire, caractéristique essentielle du débat d’intérêt général » (ibid.). Le tribunal de commerce de Brive-la-Gaillarde relève plus précisément que « la SAS Mont de la Coste ne dispose d’aucun moyen dans l’application pour défendre son point de vue sur les allégations portées sur ses produits par la SAS Yuca ».

Quatrième élément de défiance, le statut de société commerciale de Yuca, que le juge conjugue à son pouvoir discriminant. À titre d’exemple, le TC d’Aix-en-Provence fait référence à la mesure d’impact diligentée par Yuca, élément que l’on retrouve dans le jugement du TC de Brive-la-Gaillarde à la page 14, preuve d’une « pratique commerciale qui altère substantiellement le comportement des consommateurs20 ». Juger d’une pratique déloyale, c’est par rebond minorer la réflexivité du consommateur quant à son appropriation critique de l’application Yuka. Nous nous permettons donc ici d’intégrer un cinquième élément de défiance, moins explicitement notable au sein des jugements des tribunaux de commerce, celui qui concerne les consommateurs. Une approche protectrice d’un consommateur face à une information « d’apparence salvatrice […] dans un environnement apparemment scientifique21 », « admet que le consommateur ait pu être mis dans une situation de confiance, altérant son comportement d’achat22 ».

L’usage d’une pétition, élément plus transversal, conforte les juges dans l’idée que Yuca informe par souci militant, dans une approche subjective et disproportionnée. À titre d’exemple, le TC de Brive-la-Gaillarde relève que l’intégration de la pétition dans l’application « conduit à un impact direct et immédiat sur l’acte d’achat qui nuit gravement et de façon disproportionnée à la liberté d’exercice d’une activité économique licite ».

L’acte de dénigrement se structure sur : une disqualification avérée des produits visés, ne reposant pas sur une base factuelle suffisante (premier élément de défiance, la base factuelle n’est pas considérée comme suffisante car constituée avec omission), en rapport à la gravité des allégations (deuxième élément de défiance), mais en mesure d’influencer considérablement les consommateurs (quatrième élément de défiance), sans possibilité de réponse aux allégations de manière synchronisée (troisième élément de défiance).

Les logiques de caractérisation du dénigrement sont par ailleurs présentées par le TC de Paris comme « largement transposables aux pratiques commerciales trompeuses23 ». Ajoutons toutefois que la partialité, la duperie reprochée à la société Yuca est majoritairement attachée au manque d’équilibre de son jugement entre aspect bénéfique et risque des additifs, au manque « d’impartialité et de sens de la mesure dans ses présentations, face à l’importante littérature scientifique contradictoire et rassurante d’organismes référents en matière de sécurité sanitaire et de santé publique24 ».

La caractérisation de la pratique commerciale déloyale se structure sur le manque de diligence professionnelle et l’altération du comportement économique du consommateur.

2.1.2. Lecture critique de la dialectique

Il semble que la condamnation au dénigrement et aux pratiques trompeuses et illégales procède en partie de l’évaluation négative par les juges du dispositif Yuka d’accès à des informations sur les nitrites (dans la dynamique marchande), mais également des acteurs qui portent l’information (les médiations numériques développées par des acteurs de la transition tech) et qui se saisissent de l’information (les consommateurs équipés de l’application Yuka). En finalité, les choix jugés partiaux/non neutres de Yuca qui entourent le processus décisionnel influencent les motifs, et les tribunaux exercent une focale sur le détournement de la clientèle de la charcuterie par disqualification des nitrites, réfutant le fait que « le doute devrait autoriser ceux qui s’expriment au nom du principe de précaution à s’en tenir aux sources qui étayent leurs propos » (Raynaud, 2022, p. 36). Ils s’inscrivent ainsi dans une conception historique extensive du dénigrement en France en défense de la liberté du commerce et de l’industrie.

Pourtant, la doctrine s’accorde sur le constat selon lequel une vision tentaculaire du dénigrement conduit à une « surprotection de l’entreprise » (Bigot, 2019) au détriment de la libre critique à la suite d’une vision englobante opérée par les tribunaux de commerce français25. En effet, dans le contexte français, il s’agit avec le dénigrement, en vertu du principe de neutralité économique de l’État, d’éviter que ce dernier fausse les conditions de la libre concurrence sauf à justifier d’un intérêt public ou général. De façon intéressante, la lutte contre la concurrence déloyale a fait l’objet de plusieurs textes internationaux aux définitions plutôt restrictives26, mais potentiellement extensibles. Si l’intention de nuire n’est pas requise, on s’en tient aux « allégations fausses » ; toutefois, dans le guide d’application publié en 1969, est permise une double extension : aux « allégations dénigrantes qui ne sont pas réellement fausses » et par une interprétation libre de chaque État de ce qu’il faut entendre par « concurrence » (Bodenhausen, 1969, p. 150-151). La concurrence déloyale résulte d’une construction prétorienne. En France, une telle interprétation extensive est ainsi réalisée, ce que traduit la définition selon laquelle il s’agit de « porter atteinte à l’image de marque d’une entreprise ou d’un produit désigné ou identifiable afin de détourner la clientèle en usant de propos ou d’arguments répréhensibles ayant ou non une base exacte, diffusés ou émis en tout cas de manière à toucher les clients de l’entreprise visée, concurrente ou non de celle qui en est l’auteur27 ». La Cour de cassation retient une définition encore plus large en considérant qu’est dénigrement « une information de nature à jeter le discrédit sur un produit ou un service28 », les termes de « discrédit » et d’« informations » étant pour le moins extensibles (Bigot, 2019, p. 74). Cette vision tentaculaire est perceptible à de multiples niveaux : le dénigrement est appliqué à toujours plus de situations et le lien de causalité entre la faute et la perte économique est évalué de façon très souple.

Les affaires Yuca reflètent un flottement (Passa, 2019 ; Watrin, 2020) entre le fondement de dénigrement (pour lequel le caractère vrai ou faux des informations est sans importance) et l’abus de liberté d’expression, seul fondement qui devrait être appliqué dès lors que l’information concerne un sujet d’intérêt général à destination des consommateurs. Dans ce dernier cas effectivement, les critères sont ceux de la base factuelle suffisante et de la critique mesurée29 précisément utilisés par les tribunaux d’Aix-en-Provence et de Brive-la-Gaillarde. À l’opposé, le tribunal de Paris reprend l’argumentation de la société Yuca selon laquelle son application opère un « jugement de valeur » en se basant sur des faits « vraisemblables » qui n’ont pas à être prouvés. Le tribunal affirme fermement que « l’appréciation d’un produit aux fins de dissuader le client d’effectuer son achat à l’instant précis de celui-ci ne saurait être confondue […] avec la contribution à un « débat sur un sujet général », le débat étant par essence contradictoire et n’ayant pas pour objectif l’obtention de résultats instantanés ». Une autre extension concerne les actes de non-concurrence. Alors que le dénigrement a pu être défini comme « la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent30 », le dénigrement n’est pas exclu « en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées31 ». De surcroît, le fondement de pratique commerciale trompeuse est retenu contre Yuca pour informations incomplètes et absence de précision de respect des normes réglementaires. Pour Lucie Watrin, la base de « pratiques commerciales trompeuses » ne saurait être applicable car il s’agit de pratiques qui visent à attirer les consommateurs. « Or, tel n’est pas l’objectif de l’activité de notation de Yuka, qui ne cherche pas, ce faisant, à vendre ses propres biens ou services mais à informer les consommateurs sur les produits commercialisés par d’autres entreprises […] » (Watrin, 2021, p. 583), comme reconnu par le tribunal de commerce de Versailles dans la décision de référé dans ce même litige32.

2.2. Les revirements des cours d’appel, le principe d’une confiance ?

Le jugement des cours d’appel opère une redirection, un renversement du jugement. Nous construirons donc notre énoncé sur une lecture en miroir des exposés précédemment décrits des tribunaux de commerce, cela aux fins de mettre en exergue les bascules opérées, qui concernent la confiance dans la diligence professionnelle de Yuca et la confiance dans les modalités d’appropriation des consommateurs.

Principe socle de différenciation entre les jugements, les cours d’appel mettent très explicitement l’accent sur la valeur ajoutée des actions menées, à destination des consommateurs, par la société Yuca. Valeur ajoutée fondée donc sur une requalification des deux actants que sont Yuka/Yuca et les consommateurs équipés. En mettant davantage la focale sur le consommateur destinataire de l’information délivrée par la société Yuca, les juges en appel ont également recadré les enjeux d’une application numérique en contournant ce face-à-face entre industriels et opérateurs du numérique.

Sur ce premier constat socle, nous nous nous référons à la dialectique du jugement, et notons une rupture entre les jugements des tribunaux de commerce et des cours d’appel concernant le statut et le pouvoir d’influence de la société Yuca sur les consommateurs. Plus concrètement, la CA d’Aix-en-Provence reconnaît comme « ni contesté, ni contestable, que le service offert par le consommateur est un service d’information […] ». Plus avant, l’application Yuka est décrite comme « aussi un outil pour permettre à ce consommateur d’agir auprès des industriels dans le but d’obtenir une amélioration des produits offerts ». D’après la CA de Limoges, la société Yuca a « une mission d’information du consommateur » doublée d’une mission de promotion « en faveur de l’alimentation biologique, saine, et naturelle, notamment avec moins d’additifs ajoutés » puisqu’elle émet des « opinions ». La CA de Paris, dont la position est certainement la plus remarquable, reconnaît explicitement les bénéfices des actions de l’application Yuka en allouant comme objectif à cette application « d’aider les consommateurs à faire les meilleurs choix pour leur santé et à représenter un levier d’action pour conduire les industriels à proposer de meilleurs produits, et ce aux fins de réduire les inégalités en matière de santé ». Pour la Cour, ces prises de position interviennent dans le cadre d’un « débat d’intérêt général majeur de santé publique » ; elles sont donc couvertes au titre de l’article 10 de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH), de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux et de l’article 10 de la Déclaration de 1789, toutes trois citées par le tribunal. Citant l’affaire Mamère c/ France de la Cour EDH, le tribunal rappelle que la liberté d’expression « est une liberté fondamentale qui ne peut être légitimement entravée que de manière très restrictive ». Et d’affirmer que « la liberté d’expression de la société Yuca est le corollaire du droit des consommateurs à l’information sur les effets sur leur santé de leur comportement alimentaire ». Parce que la liberté d’expression est inscrite à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme « un des droits les plus précieux de l’homme […] sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » et à l’article 10 de la Cour EDH, elle est fondamentale pour les consommateurs33 et s’applique pour les supports en ligne comme hors ligne34. Selon la Cour, cette liberté « vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de “société démocratique”35 ».

Les extraits sont explicites, la pratique commerciale n’influence plus au sens d’altérer substantiellement le comportement des consommateurs, elle l’influence au sens de corriger substantiellement le processus de choix des consommateurs pour le meilleur. Ces actions constituent selon les CA une ressource certaine, engagée à une activité d’information et d’opinion positives en tant que régulateur du marché économique ciblé. D’un point de vue plus théorique, c’est bien la participation de Yuka à « gouverner les conduites » (Dubuisson-Quellier, 2016) qui est décrite par les juges. Si Sophie Dubuisson-Quellier évoquait alors davantage les stratégies de médiation marchande des Organisations non gouvernementales (ONG) et les instruments utilisés par les pouvoirs publics, ces intentions font écho à la volonté des acteurs de la transition tech (considérée par les juges) de guider les choix des consommateurs et des producteurs vers l’adoption de pratiques plus vertueuses du point de vue de l’intérêt général, de manière à répondre à un problème public en régulant les marchés (Aykut, Dahan, 2015). Ce socle défini, les obligations liées au qualificatif de professionnel agissant à titre commercial de la société Yuca se trouvent mises entre parenthèses, et le droit à l’information des consommateurs se trouve replacé au cœur des mesures de prévention des risques. De surcroît, « dans un domaine où la certitude est improbable, il serait particulièrement excessif de limiter la liberté d’expression à l’exposé des seules idées généralement admises » ; « l’article 10 exige […] un niveau élevé de protection » quand « les propos tenus par le requérant relevaient de sujets d’intérêt général : la protection de l’environnement et de la santé publique »36. Dès lors que, dans le cadre du jugement, la qualification des missions des opérateurs du numérique et de la définition de la figure du consommateur a été établie (avec un changement de paradigme noté), les perceptions de l’ensemble de leurs actions s’en trouvent par ricochet changées.

La seconde rupture observée dans les jugements concerne le premier élément de tension révélé dans le cadre de la définition de la dialectique du jugement, soit la sélection partiale des informations transmises aux consommateurs par Yuca.

Si les TC mettaient en exergue des choix marqués par l’omission, et donc la nécessité de rendre compte de l’ensemble des études disponibles, ainsi que de se doter d’un comité scientifique légitime, la position des CA est tout autre. En ce qui concerne l’obligation de transparence du système de notation, si en première instance le TC d’Aix-en-Provence avait longuement détaillé l’information délivrée au consommateur, considéré son impact fort sur lui et pointé ses omissions, à l’inverse, la position de principe adoptée en appel est opposée : selon la CA de Limoges « le système de pondération de ces critères relève de la décision de la société Yuca qui dispose à cet égard d’un pouvoir quasi discrétionnaire à condition d’en informer l’utilisateur », critère en l’espèce rempli. De l’omission au pouvoir discrétionnaire, la société Yuca a ainsi pour seule obligation de faire la transparence sur le système de notation retenu mais bénéficie de prérogatives concernant les choix effectués pour l’évaluation des produits, choix qui ne sont donc pas évalués par les tribunaux. En ce qui concerne l’absence de scientifiques dans son équipe, la CA de Paris relève que « l’application Yuka, qui délivre un service d’information aux consommateurs, ne se prévaut pas de sa propre autorité scientifique de sorte qu’elle n’a pas à justifier, au titre de ses diligences professionnelles, de disposer de scientifiques au sein de ses équipes ».

Si, en première instance, les juges avaient reproché des renvois à des études en anglais, le manque d’exhaustivité et la non-mention d’études contrebalançant des résultats jugés trop anxiogènes pour les mangeurs, les juges en appel vont poser des critères ayant le mérite de la clarté. Premièrement, un critère procédural est posé par une des trois cours d’appel ; en effet, la CA de Limoges se montre plus exigeante que les deux autres tribunaux en relevant que Yuca se fonde « sur des sources scientifiques, retenues par son conseil scientifique, présidé par un médecin nutritionniste, et composé d’un nutritionniste, de deux toxicologues, d’un médecin gynécologue obstétricien et d’un ingénieur agronome ». Aussi, le tribunal pose-t-il des conditions procédurales à la sélection des sources scientifiques. Ce critère semble faire écho à un argument soulevé par les industriels reprochant à la société Yuca de ne pas disposer de chercheurs en interne. Ce critère pourrait poser des difficultés à des structures plus petites qui ne disposeraient pas nécessairement d’un conseil scientifique. Il contredit également l’argument relevé plus avant concernant le fait que Yuca n’a pas pour mission de faire de la production scientifique.

Deuxièmement, et ce critère a fait l’unanimité des cours d’appel, le nombre des études relevant la dangerosité des nitrites, tout comme la longévité de ces études sont signalés. Pour la CA de Limoges, ces études soulignent « depuis de nombreuses années » « la dangerosité des charcuteries » avec nitrites. Cette longévité se combine avec la concordance des résultats scientifiques pour la CA de Limoges (« données scientifiques sérieuses et concordantes »). Ces éléments s’inscrivent ainsi dans une logique de prévention de risques connus auxquels les citoyens doivent pouvoir décider de s’exposer ou non, en connaissance de cause. Cela renvoie à l’importance d’un soutien massif à la recherche scientifique dans nos sociétés au sein desquelles un nombre incalculable de substances potentiellement dangereuses circulent. Quelques mois plus tôt, la CA d’Aix-en-Provence, plus timidement, avait qualifié les études comme « suffisamment nombreuses et détaillées », issues d’« un travail de recherche non contestable ». Pour la CA d’Aix-en-Provence, « le fait qu’une partie de cette documentation soit en langue anglaise est sans effet sur la validité de cette base documentaire ». De la sorte, elle avait conclu que « les travaux les plus récents en la matière confirment pour le moins qu’il est possible, sans excéder le droit à la liberté d’expression, de divulguer sur une base documentaire réelle l’information selon laquelle l’ajout d’additifs nitrés dans l’alimentation peut être considéré comme dangereux pour la santé ». On réalise ainsi combien ces opérateurs du numérique sont dépendants en amont de la production scientifique.

Troisièmement, le « sérieux » des études est un critère faisant également consensus pour les juges en appel. La CA de Limoges est attentive au fait que les sources retenues « n’émanent que d’institutions ou d’autorités sanitaires reconnues », telles que l’ANSES, le CIRC (Centre international de recherche sur le cancer), l’EFSA, l’Institut national de recherche et de sécurité, le Comité d’experts FAO/OMS. Pour la CA de Limoges, le fait que de nombreuses « communications grand public » aient alerté sur les dangers des nitrites pour la santé humaine semble également être important. La CA de Limoges se réfère au rapport parlementaire d’information de janvier 2021 et à l’adoption d’un projet de loi par l’Assemblée nationale en février 2022. La médiatisation et la politisation de l’enjeu semblent importer pour cette Cour. La CA de Paris utilise l’expression de « documents scientifiques sérieux ». De même, la cour d’appel de Limoges évoque des « recherches sérieuses, nombreuses » représentant une base factuelle suffisante.

Si la société Yuca n’a pas besoin de disposer de scientifiques dans son équipe, il importe pour elle, par conséquent, de faire reposer son application et son système de notation sur des connaissances scientifiques robustes.

La troisième rupture observée dans les jugements concerne le deuxième élément de tension révélé dans le cadre de la définition de la dialectique du jugement, soit l’usage par la société Yuca de représentations dépréciatives excessives, anxiogènes. Sur la forme, il faut en premier lieu, pour la CA de Limoges, relever que « le fait de pouvoir consommer un produit alimentaire sans risque pour sa santé est une qualité essentielle de ce produit » et que cette disposition est bien applicable. Contrairement aux jugements rendus en première instance, les juges en appel rejettent le critère de « mesure » préalablement retenu. Ainsi, pour la CA de Limoges, la mesure de l’information n’est pas un critère pertinent, car « les critères distinctifs reposent exclusivement sur la fausseté des informations ou leur propension à induire le consommateur en erreur ». De même, selon la CA d’Aix-en-Provence, le « caractère anxiogène de ces informations relevé par les premiers juges et le caractère non exhaustif de la documentation scientifique présente sur l’application » ne permettent pas de qualifier la pratique commerciale comme trompeuse. D’après la CA de Paris, « si les allégations incriminées peuvent être contestées […], elles ne peuvent être considérées comme dépassant la mesure requise dans le cadre d’informations de santé publique ». Ce revirement quant à la nécessité de faire preuve ou non de mesure trouve de manière très intéressante son explication dans une redéfinition des missions des juges vis-à-vis des éléments scientifiques. Dans un monde de difficile gouvernance des risques et de connaissances scientifiques complexes, la question du rôle du juge s’est posée avec acuité, et la posture choisie s’est révélée plus prudente en appel. Les juges français refusent dans ces trois jugements en appel d’apprécier le niveau de risque encouru tout comme le choix opéré par les industriels. Pour la CA d’Aix-en-Provence, son rôle n’est pas de « déterminer si les bénéfices de l’emploi de ces additifs, notamment du fait de leur pouvoir conservateur, l’emportent sur les risques qu’ils pourraient engendrer, ni même sur l’importance de ces risques au vu de la littérature scientifique », mais seulement que l’utilisation de ces additifs « [soit] débattue par une partie de la communauté scientifique et [fasse] l’objet d’un débat public ». La CA de Paris affirme ne pas avoir à déterminer le rapport bénéfices/inconvénients de l’usage de ces additifs ni même à « se prononcer sur l’importance de ces risques au vu de la littérature scientifique ». Les juges n’admettent donc expressément qu’un rôle modéré de constat d’un débat public et scientifique. Ainsi, les jugements rendus en appel semblent confirmer la position doctrinale selon laquelle la mission du juge est de protéger l’esprit de controverse « sans se faire juge de la science » (Noiville, Hermitte, 2006, p. 272) : ce qu’illustre l’affaire concernant l’ouvrage de Robert Bell, Les sept péchés capitaux de la haute technologie (Bell, 1998)37, la mission du juge étant juste « d’éviter que [le débat] ne s’égare en outrage et malveillance » et non « de contrôler la pertinence des arguments échangés »38. La CA de Limoges énonce encore plus explicitement qu’« il n’appartient pas aux juges de se substituer aux scientifiques pour consacrer une vérité mais de vérifier si les informations communiquées à cet égard sur l’application relatives aux caractéristiques du produit évalué émanaient de sources scientifiques autorisées, en nombre suffisant et n’étaient pas dénaturées ».

Ainsi le juge français n’a pas à trancher un débat scientifique mais à évaluer cependant l’absence de dénaturation par l’opérateur du numérique des données scientifiques qui doivent exister en nombre et qualité suffisants, ce que le juge doit vérifier39.

Permettons-nous toutefois ici de rappeler que, depuis les jugements rendus en première instance, un rapport de l’ANSES concluait en juillet 2022 à une association positive entre le cancer colorectal et l’exposition aux nitrates/ou nitrites par les produits carnés. Si, à la lecture des jugements en appel, cet élément n’a pas été central dans le revirement des décisions de justice, il a pu néanmoins favorablement contribuer à un nouveau positionnement des juges, mais la part de cette contribution est impossible à mesurer.

La quatrième rupture observée dans les jugements concerne le troisième élément de tension révélé dans le cadre de la définition de la dialectique du jugement, soit un contexte de prise informationnelle in situ peu propice au droit de réponse des industriels. En effet, les juges des TC percevaient comme problématique l’impossibilité d’une défense, d’une synchronisation du débat contradictoire. Tout autre est l’approche des CA, pour qui Yuca n’a pas à permettre un droit de réponse aux industriels. Les tribunaux ont été davantage sensibles à la mission fondamentale d’information des consommateurs remplie par ce genre d’application et ont saisi la finalité de l’application qui est de renseigner les consommateurs au moment de l’acte d’achat.

Les applications adossées au smartphone sont ainsi appréhendées en tant que soutien apporté à l’avènement du self marketing (Cochoy, 2012), au sein duquel la stimulation marchande est sélectionnée par un consommateur co-animateur du marché, et d’une mobilité avec improvisation et reconsidération in situ des intentions d’achat, chemin faisant (March, 1978 ; Merton, Barber, 2004). Au moment où l’usager s’empare de technologies présentées comme « intelligentes », dont le smartphone est l’exemple le plus symptomatique, il se trouve en situation d’être influencé dans son rapport à l’environnement et dans la manière dont il le consomme. Respecter l’application Yuka dans la spécificité de son format logiciel, c’est juridiquement accepter (et ici même reconnaître) la spécificité de ces nouveaux supports de communication. Plus avant, une étude demandée par le Bureau européen des unions de consommateurs (Helberger, 2013) défend l’importance de réduction de l’information pour permettre aux individus d’opérer des choix raisonnés. C’est d’ailleurs précisément en réaction au constat des implications négatives de la surcharge informationnelle actuelle (avec des mentions facultatives qui fleurissent aux côtés des mentions obligatoires) que le numérique a été examiné comme une réponse potentielle. Les travaux du Conseil national de la consommation soutiennent le principe de technologies numériques comme moyen de lutte contre la surcharge des étiquettes et le déploiement d’une « meilleure information afin de protéger les droits des consommateurs » (Gervais, Armand, Duchemin, 2013). Les médiations numériques sont donc clairement perçues comme un levier de lutte contre l’amplification de l’opacification des marchés (Akerlof, 1970) et/ou la dilapidation des ressources cognitives du consommateur, par manque de préservation (économie) de son attention (Goldhaber, 1997). La CA de Paris rejette l’exigence d’exhaustivité de la documentation scientifique, « les sources citées étant crédibles et concordantes ». La CA de Limoges relève d’ailleurs les « contraintes imposées » par l’application « qui la contraignaient à limiter les informations détaillées pour conserver un minimum de lisibilité » sans dissimuler d’« informations substantielles », compte tenu des « renvois immédiats qu’elle proposait à l’utilisateur vers l’ensemble des sources scientifiques et des avis rendus par les autorités sanitaires, y compris ceux de l’EFSA et l’ANSES ». En finalité, aucun droit de réponse du fabricant n’est exigé en appel « étant observé que la sanction de pratiques commerciales déloyales ou trompeuses a vocation à protéger le consommateur, et non le fabricant ou producteur, et rappelé que toute activité, fût-elle à but commercial, ayant pour finalité l’information de tiers et la diffusion d’opinions est protégée par la liberté d’expression dont il n’est démontré en l’espèce, sur un sujet de santé publique, aucun abus dans l’exercice de ce droit ». Loin d’être périphérique, la place du consommateur équipé à informer est ici exprimée et se loge entre celle des industriels et celle des opérateurs du numérique.

En finalité, nous avons pu observer les incidences consécutives à trois évolutions dans les façons pour les juges de penser le rôle des acteurs : soit le fait de porter au crédit de la société Yuca un rôle de surveillance, à la mission du juge de ne pas se faire l’arbitre de la science, et au consommateur équipé des capacités réflexives d’appropriation informationnelle nécessaires à un achat informé et régulateur. Témoigner d’une confiance dans les vertus des répercussions de l’outil, c’est finalement pour les juges faire montre d’une confiance quant aux motivations du médiateur informationnel Yuca. La confiance se rapporte au jugement des consommateurs qui se saisissent de l’application développée, confiance également en une science consolidée. Le rôle de médiateur de la surveillance renforce la contribution de Yuka au débat d’intérêt général, et l’appréciation du dénigrement doit se réaliser en considération du respect de la liberté d’expression et d’opinion. Redéfinir les « principes de bonne foi » et « de soins professionnels » éclaire différemment les discrédits imposés par Yuca. Le fait pour les tribunaux de ne pas se faire juge de la science, et donc de ne pas hiérarchiser et arbitrer les apports scientifiques, contraint néanmoins les opérateurs du numérique à se focaliser sur les substances ayant fait l’objet d’une science abondante, sérieuse et consolidée. Si, selon la CA d’Aix-en-Provence, le discrédit est bien admis (la présence de nitrites ayant pour conséquence une note très basse dès lors que le consommateur scanne la charcuterie nitritée) et, même si les termes « risque élevé » et mention de présence d’agents génotoxiques et cancérigènes « peuvent être contestés scientifiquement, notamment en prenant en compte les doses d’additifs utilisées, la consommation réelle des aliments ou toute autre donnée scientifique, ce discrédit ne vaut pas dénigrement car les allégations ne peuvent être considérées comme excessives et encore moins mensongères ». Les informations telles que proposées aux consommateurs ne constituent plus alors une pratique commerciale trompeuse. La pratique commerciale ne peut non plus être qualifiée de déloyale car, si l’influence sur le comportement des consommateurs est avérée, le respect de la diligence professionnelle est assuré par un recours notable aux travaux d’associations et d’instituts de recherche, ainsi que par une transparence certaine sur la portée des évaluations proposées par l’application Yuka

3. Une confiance à soutenir, caractériser et conditionner

Dans un contexte de « marché concerné » (Geiger, Harisson, Kjellberg, Mallard, 2014) qui crispe les acteurs des marchés, où une pluralité de dispositifs de prescription co-construisent une « connaissance orientée » et font coexister « plusieurs visions de ce qu’est la qualité d’une chose ou d’une prestation » (Rodet, 2013, p. 46), nous comprenons l’intérêt pour le législateur d’éviter la multiplication des contentieux, et donc de se doter d’un cadre apte à réguler les controverses juridiques. Ce cadre repose sur la consolidation d’un statut comparable à une médiation de la surveillance par les tribunaux, et donc de la confiance accordée aux acteurs associés à ce statut, consolidation alliée à une évaluation prudente des conclusions scientifiques.

Nous reviendrons sur l’intérêt de « libérer » la parole des médiateurs informationnels et d’éviter l’enfermement consécutif à la diversité et l’opacité des recherches scientifiques. Plus avant, nous analyserons le nécessaire pendant d’un moindre contrôle de l’information.

Nous avons pu observer la confiance allouée par les juges, en appel, quant à la combinaison entre influence et qualité informationnelle du dispositif. Le prisme de l’analyse par un passage de la suspicion à la confiance permet de saisir les principes fondateurs et les tenants et aboutissants des jugements. L’analogie est facile : si le dispositif informationnel Yuka tend à opérer en tant que dispositif de jugement pour les consommateurs, il se doit d’être positivement identifié par les juges.

3.1. Le rôle de médiateur de la surveillance en gouvernance des risques

Il importe de comprendre l’enjeu du renforcement du droit à l’information des consommateurs dans une société de difficile régulation des risques opposant les individus et médiateurs de l’information à des acteurs privés dominants. L’histoire en matière de santé environnementale révèle les formes d’impuissance des acteurs issus des mondes scientifiques40, réglementaires, politiques et médiatiques au moment de soutenir la communication des informations aux consommateurs. Face à ces impuissances, des acteurs issus des mondes numériques s’affirment comme atouts en termes de régulation des marchés et défendent le principe d’un avènement des médiations numériques comme accroissement de la transparence informationnelle et dépassement des contraintes physiques de l’emballage.

Alors que le principe de précaution n’est pas activé en amont, le principe de prévention aurait pu aboutir à un étiquetage plus offensif sur la question des nitrites. S’appuyant sur les décisions de première instance, Claire Rossetto soutient que « si la solution apportée par le juge est donc critiquable, elle dévoile surtout les insuffisances de la réglementation entourant la question des nitrites, qui n’est décemment pas en adéquation avec les risques (évoqués dans plusieurs études) que peut engendrer l’ajout de telles substances » (2022, p. 292). Ainsi, il persiste une méfiance envers une réglementation impuissante, seule, à protéger convenablement les mangeurs de risques avérés, ainsi qu’une suspicion envers le produit considéré (les sels nitrités).

Les médias, les ONG, comme les chercheurs, blogueurs et utilisateurs populaires des médias sociaux41, du fait de leur rôle fondamental de « chien de garde public », doivent bénéficier d’une protection accrue. Dans ce registre, la société Yuca, et plus spécifiquement son application Yuka, s’attribue un rôle qui emprunte à la fonction de prescripteur comme de « médiateur de la surveillance ». La sociologie de la traduction a proposé le concept de « médiateur » afin de « qualifier ceux qui articulent entre eux les différents mondes sociaux » (Latour, 2006) et participent à favoriser la diffusion de l’information ; les « médiateurs de la surveillance » sont des acteurs qui « facilitaient la circulation de l’information et la coopération entre mondes sociaux » (Prete, 2008, p. 502), notamment dans le cadre de « la surveillance des risques sanitaires et environnementaux » (ibid., p. 489). Ces acteurs intermédiaires du contrôle des risques sanitaires se trouvent confier une mission des pouvoirs publics (Borraz, 2005) dont le rôle en matière de santé et d’environnement est crucial42. Pour Teubner (2016), ces opérateurs agissent comme des « contre-forces sociales » pour lesquels un renforcement des « droits fondamentaux intrasociaux » s’impose.

L’importance du droit à l’information est confortée en période de gouvernance des risques, où l’abstention n’est pas une option et où « l’exigence d’une preuve d’innocuité se heurte, par ailleurs, en de nombreux cas à une impossibilité scientifique » (Thomasset, 2006, p. 80). Si la gestion du risque sanitaire par les décideurs publics est ancienne, Jean-Baptiste Fressoz (2012) a montré combien, avec le développement de la société industrielle, nous assistons au passage d’une évaluation empirique et a posteriori des dégâts, faisant appel à des instances judiciaires, à une évaluation a priori, fondée sur la prévision et faisant appel à des experts scientifiques. Dans ce cadre, l’information fait assurément partie des mesures de prévention à mettre en place. Dans cette logique de « déplacement actuel de la responsabilité vers la prévention » (Thomasset, 2006, p. 81), le soutien à apporter à l’émancipation de l’information prend une valeur encore plus importante. Le risque (et non un simple danger), caractérisé par sa prévisibilité et son caractère incertain, connu ou avéré, doit être consenti librement par un consommateur éclairé (ibid., p. 80). Le ralliement des citoyens à la gouvernance du risque et à leur co-responsabilité43 implique que leur accès facilité à l’information leur permette d’adopter des mesures de prévention individuelle, chaque individu se sachant plus ou moins vulnérable et étant prêt à accepter un niveau plus ou moins élevé de risque, ce qui vaut pour les risques vraisemblables comme certains. « Inciter les individus à diminuer leur exposition aux risques suppose qu’ils soient informés de ces risques » (Conseil d’État, 2018, p. 334). Comme l’énonce clairement le Conseil d’État, « la connaissance du risque et le fait qu’il ait été choisi et non subi sont des facteurs essentiels d’acceptabilité pour les publics concernés » (Thomasset, 2006, p. 88).

Dès lors, le droit à l’information des consommateurs, qualifié de droit de la quatrième génération et comme faisant partie des « droits fondamentaux intrasociaux » (Hensel, Teubner, 2021), doit permettre à la société civile (y compris à des opérateurs du numérique opérant comme médiateurs du droit à l’information) « de jouer son rôle de contre-pouvoir » (Perroud, 2022, § 1). Le dernier rempart n’est donc pas le respect de la réglementation, dont le rôle de sanction de son non-respect relève précisément de la mission traditionnelle du juge. Pour reprendre les termes de G. Loiseau :

« L’application est, autrement dit, dans son rôle d’informer les consommateurs de l’existence de risques liés à la consommation d’un produit quand bien même ce produit serait conforme aux normes européennes qui garantissent un niveau élevé de protection des consommateurs. Ne pas l’admettre reviendrait à considérer que la conformité d’un produit aux normes européennes interdit toute mise en garde pour des raisons sanitaires et, plus exactement, que celle-ci constitue de jure un acte de dénigrement. Le droit des consommateurs d’être informés serait, pour le coup, sacrifié par respect pour l’autorité d’une réglementation dont on sait pertinemment qu’elle est, de manière générale, sensible aux interventions des lobbies. » (Loiseau, 2023, p. 2)

3.2. Des positions judiciaires et politiques divergentes

La mission que se donnent les opérateurs du numérique d’informer au-delà de la réglementation (insuffisamment protectrice) et d’une vérité scientifique par essence instable (comme en conviennent les cours d’appel) appelle-t-elle à mieux encadrer ces acteurs du marché apparentés à des médiateurs de la surveillance ?

Les juges en appel ont adopté une posture de confiance laissant Yuca libre d’opter pour le dispositif de son choix, sous réserve d’en informer le consommateur et de s’appuyer sur une science jugée sérieuse, consolidée et abondante. Surtout, la posture initiale de confiance repose sur des référentiels de jugement qu’une scrupuleuse lecture des décisions de justice nous a permis de mettre en exergue. Ces référentiels sont : la transparence sur les sources de financement et soutien, le renseignement des sources de données, la transparence sur les missions que les développeurs du dispositif définissent, la réputation de la société. Dans la continuité de ce processus de jugement, une analogie est séduisante, celle qui consiste à comparer le consommateur sélectionnant un dispositif de jugement qui réduit l’incertitude sur la qualité d’un produit et le juge estimant la qualité d’un dispositif qui équipe la cognition des consommateurs. Nous proposons donc de mettre au profit du jugement, au sens juridique du terme, les principes de l’économie de la qualité.

L’économie de la qualité repose sur deux dimensions : l’identification et l’évaluation, comme supports d’une réduction de l’incertitude nécessaire à l’établissement d’un échange (et donc d’un jugement). L’identification a pour objectif de stabiliser les attributs de la qualité d’un produit. Au moment où les dispositifs sont pensés et développés, leurs concepteurs participent à définir et à fixer les qualités des biens, à qualifier les produits. L’importance du travail « d’évaluation » qui suit l’identification provient du constat que, pour autant que l’identification soit nécessaire, elle n’est pas suffisante au moment de dépasser l’incertitude. Ce dépassement est permis par le travail de définition de dispositifs de jugement et d’engagement (donc de confiance) qui soutient la réalisation de la transaction. Et la tâche est ardue, car « un même produit peut donner lieu à des interprétations différentes de sa qualité, c’est-à-dire à une pluralité de qualifications, ce qui induit des disputes structurelles sur les bonnes façons d’organiser une activité économique. La coordination suppose un accord préalable sur ce qu’est la qualité des biens » (Musselin et al., 2002, p. 268). Labels, certifications, liste des ingrédients, origines, déclarations nutritionnelles, scores, impacts environnementaux, impacts sociaux, etc., convenons qu’au moment de remplir son panier de produits alimentaires, le consommateur opère des choix appuyés par des dispositifs informationnels (Cochoy, 2002 ; Laurent, Mallard 2020) dont on note la pluralité. La pluralité est comparable dans le cadre du jugement : il s’agit d’identifier les éléments de qualification du dispositif et de son développeur par les juges. La situation du consommateur faisant face à la grande diversité des informations qui appuient son jugement est comparable à celle du juge faisant face à la grande diversité des controverses et luttes d’acteurs au sein du marché examiné. Aux fins de lutter contre une opacification du jugement, duquel découlerait une production de l’ignorance, les référentiels de qualification s’inscrivent dans le registre de l’évaluation. Ne pas se faire juge de la science et accorder une présomption d’action positive des aux prescripteurs permet aux juges de contourner le risque d’un verrouillage informationnel.

Si les juges en appel ont adopté une posture de confiance, tout en sachant que le rôle du juge n’est point de réguler le marché, les acteurs politiques semblent plus précautionneux. Devant la densité des informations et des dispositifs qui en sont porteurs, les pouvoirs publics cherchent à en faciliter (et fiabiliser) la lecture par les consommateurs.

S’agissant des applications d’évaluation des produits, le rapport d’information au Sénat (2021-2022)44 leur reconnaît un fort pouvoir prescriptif en mentionnant qu’elles « jouissent d’un fort crédit, les rendant fortement prescriptives [l’étude d’impact de Yuka est citée45], ce qui leur confère une responsabilité particulière » et en précisant que « la fiabilité des informations contenues dans les bases de données se doit d’être sans faille46 ». La fiabilité des informations à disposition des consommateurs engage les législateurs à questionner la fiabilité des supports de ces informations, ici les dispositifs numériques d’évaluation des produits. C’est pourquoi, dans le cadre du rapport d’information précité, la Commission des affaires économiques du Sénat propose une liste de recommandations dont certaines s’adressent spécifiquement à l’accompagnement du développement des applications de notation des produits47. Il s’agit notamment : de mettre en place une certification publique des applications d’évaluation des produits chargée d’attester la pertinence scientifique des critères d’évaluation et de leur pondération, ainsi que la fiabilité des bases de données utilisées (recommandation 1) ; de publier, sous la responsabilité des ministères compétents, un guide des bonnes pratiques48 à destination des sites et applications d’évaluation des produits (recommandation 2).

Pour les travaux visant à l’élaboration d’un référentiel des bonnes pratiques à usage des applications numériques relatives à la qualité alimentaire, le Conseil national de la consommation (CNC) a été mandaté, le 29 juin 2022, avec la mission d’analyser les enjeux sociologiques, économiques et juridiques et les impacts potentiels de ces pratiques de consommation49. Pour le groupe de travail de le CNC, il est question également d’émettre un avis sur les exigences auxquelles ces applications doivent se conformer et de former des recommandations, notamment à l’attention des opérateurs du numérique ainsi qu’à celle des consommateurs qui les utilisent. Parmi les préconisations faites par la Commission des affaires économiques, on trouve également des éléments à introduire dans le contenu textuel et l’ergonomie des sites et applications : la mention des sources de financement de l’application ainsi que la connaissance des liens potentiels avec des acteurs privés ; l’indication des sources de données ; le signalement des labels publics et signes officiels de qualité dont disposeraient les produits ; la possibilité d’insérer un onglet « réponse du fabricant » ainsi que la notification de l’amélioration d’une note d’un produit ; la recommandation de privilégier une note affectée à chacun des critères de qualité examinés plutôt qu’une notation qui agrège les différentes dimensions50.

Ainsi, la nomenclature employée par les tribunaux est complétée par : l’usage des labels publics et signes officiels de qualité préexistants, un droit de réponse pour le fabricant, la mise en exergue des évolutions de la notation, une diversification des indicateurs (en opposition à une note agrégée). Ces exemples nous permettent de dresser un inventaire de ces différentes dimensions, qui se compose du modèle économique de la société, des relations marchandes de cette même société, de la pluralité des recherches scientifiques auxquelles elle recourt au moment de qualifier un produit, des signes de qualité comme scores agglomérés, de la place accordée à la contradiction (définie par d’autres acteurs en opposition aux postures défendues). Surtout, la comparaison permet la mise en évidence de l’insertion par le CNC d’un certain nombre de contraintes informationnelles pour les opérateurs du numérique. L’usage des labels et signes officiels de qualité préexistants et la diversification des indicateurs génèrent une intensification des dispositifs informationnels par cohabitation avec les mentions traditionnelles et récentes, intensification appuyée par la mise en visibilité des modifications de la note. Notons également la nécessité d’un droit de réponse qui, adossé au support numérique de manière synchronisée, représente la controverse. Selon ces principes, la médiation représente et reproduit les controverses en contexte de prise informationnelle. Les trois tribunaux de première instance avaient transposé, pour partie, le régime applicable à la presse écrite en relevant l’impossibilité pour la filière de production de répondre sur les mêmes supports avec les mêmes moyens aux allégations contestées51.

Les ouvertures au droit de réponse du fabricant ou encore la notification d’amélioration d’une note, qui vont à l’encontre des décisions de justice faisant primer la liberté d’expression pour un enjeu majeur de santé publique, visent à « pacifier les relations avec les producteurs » selon la formulation du rapport d’information. Une manière différente d’intégrer l’action des producteurs dans le renseignement produit sur la plateforme numérique est ainsi portée par la société NumAlim52 à travers sa banque de données UniversAlim, lancée en décembre 2021 et renseignée par les industriels eux-mêmes. Notons que, si Open Food Facts est une organisation à but non lucratif fonctionnant sur un principe d’open data et sur l’appui informationnel bénévole des consommateurs, NumAlim est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) constituée sous forme de société à responsabilité limitée (SARL). Les industriels qui transmettent leurs fiches produit peuvent bénéficier de services optionnels payants et la base de données est accessible gratuitement aux concepteurs d’application uniquement pour une partie des informations, des accès additionnels faisant l’objet d’un abonnement payant. La question de l’homogénéisation ou non des travaux politiques et juridiques reste à observer. L’enjeu est la modalité d’évaluation de la confiance à accorder aux dispositifs de confiance.

Conclusion

Du dispositif de jugement au jugement de celui-ci, nous notons l’importance prépondérante de la qualification des acteurs jugés, plus communément de la confiance accordée à ces acteurs. En effet, la clé du revirement des décisions de justice semble en grande partie tenir aux référentiels de perception des actions des acteurs de la transition tech qui développent les dispositifs informationnels, ainsi qu’aux consommateurs qui s’équipent de ces aides décisionnelles.

Ces décisions de justice interviennent dans un contexte de développement de dispositifs numériques répondant à des enjeux de santé publique en tension. Si la dimension digitale (et intégrée à l’acte d’achat) est suspicieusement considérée par les juges en première instance, c’est une lecture teintée de « solutionnisme technologique » (Morozov, Braud, 2014) qui prend le pas en appel. La réponse des acteurs politiques sera à suivre.

Surtout, la problématique centrale semble être celle de la quantité des actants, qu’ils soient de l’ordre des molécules dangereuses, recherches scientifiques associées, dispositifs de jugement, labels, allégations, etc. Le déplacement du contrôle des informations au contrôle des médiations qui traduisent l’information environnementale et/ou sanitaire démontre la volonté d’une réduction des entités à qualifier. Il permet également, du fait que l’on s’intéresse moins à l’information qu’à ceux qui la colportent, de protéger le consommateur d’une vérification trop coûteuse cognitivement des informations qui lui sont proposées53. Le constat n’est pas nouveau, l’exemplarité des procès liés au glyphosate54 (Lambert, 2020) prouve la nécessité pour les acteurs de la régulation de s’astreindre à des focales associant une causalité claire entre un produit précis et une maladie associée. La diversité fabrique l’ignorance, rend délicats le suivi et la preuve.

La problématique de réduction des actants et de fluidification du jugement est ouverte. Le rôle du juge pourrait en être modifié au sein de marchés crispés par l’exigence des enjeux environnementaux, nutritionnels, comme sociaux.

1 La FICT déclare représenter 300 entreprises françaises, dont 52 % de moins de 50 salariés. Inscrite au répertoire des représentants d’intérêts de

2 TC Paris, 18 janvier 2021, n° RG 2021001119 ; TC Aix-en-Provence, 13 septembre 2012, n° RG 2021004507 ; TC Brive-la-Gaillarde, 24 septembre 2021, n

3 CA d’Aix-en-Provence, n° 2022/354, arrêt de fond du 8 décembre 2022 ; CA de Limoges, n° 120, arrêt du 13 avril 2023 ; CA de Paris, n° 21/11775

4 L’application utilise l’appareil photo du smartphone pour scanner le code-barres apposé sur les emballages des produits. L’activation du scan

5 Vert : sans risque ; jaune : risque limité ; orange : risque modéré ; rouge : risque élevé.

6 Qui renvoie aux « sources scientifiques », notamment les avis de l’ANSES, de l’EFSA ou encore des études du CIRC.

7 Soit 60 % pour la qualité nutritionnelle à partir du Nutri-Score et 10 % pour la certification bio.

8 D’autant qu’il est précisé sur le site yuka.io qu’en cas d’additif assorti d’un risque élevé, le score maximal du produit est établi à 49/100, ce

9 Respectivement : nitrite de potassium, nitrite de sodium, nitrate de potassium, nitrate de sodium.

10 Lancée conjointement avec l’association Foodwatch et la Ligue contre le cancer, cette pétition a obtenu plus de 320 000 signatures.

11 La notion de dispositif, qui est en relation avec les champs à vocation technique, est utilisée en sociologie pour comprendre les objets (ici les

12 Si le terme de qualification désigne plus traditionnellement une évaluation des compétences professionnelles, c’est dès le début des années 1980

13 TC Paris, p. 8.

14 Agent pathogène impliqué dans le botulisme.

15 Directive n° 2005/29/CE du 11 mai 2005.

16 TC Aix-en-Provence, p. 27.

17 TC Paris, p. 9.

18 TC Brive-la-Gaillarde, p. 12.

19 TC Paris, p. 9.

20 TC Aix-en-Provence, p. 23.

21 TC Brive-la-Gaillarde, p. 14.

22 TC Aix-en-Provence, p. 23.

23 TC Paris, p. 13.

24 TC Aix-en-Provence, p. 25.

25 Dans cette même mouvance, des tweets postés par des influenceurs ont été qualifiés d’acte de commerce : CA de Paris (pôle 5, 11° ch.), 24 

26 Article 10 bis ajouté lors de la conférence de La Haye en 1925 à la Convention d’Union de Paris pour la protection de la propriété industrielle

27 CA Versailles, 9 septembre 1999.

28 Cass, 1re civ., 11 juillet 2018, n° 17-21.457.

29 Cass., 1re civ., 11 juillet 2018, n° 17-21.457. Pour la chambre commerciale : Cass. com., 9 janvier 2019, n° 17-18.350.

30 Cass. com., 24 septembre 2013. Voir aussi CA Paris, pôle 5, chambre 4, 30 mai 2018, Répertoire général nº 17/01693 : « Le dénigrement […] se

31 Cass. com., 9 janvier 2019, n° 17-18.350.

32 TC Versailles, 5 mars 2020.

33 CA Paris, 20 décembre 1974 : affaire Guide des médicaments les plus courants où le juge a rejeté la demande de retrait de certains passages.

34 Notamment : Conseil de l’Union européenne, Lignes directrices de l’Union européenne sur la liberté d’expression « en ligne et hors ligne », 12 mai

35 Cour EDH, 25 août 1998, Hertel c/ Suisse, requête n° 25181/94, § 50, au sujet de travaux de recherche concluant à la nocivité des micro-ondes pour

36 Cour EDH, 7 novembre 2006, Mamère c/ France, requête n° 12697/03, § 20.

37 Tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, Société Eurotunnel c/ R. Bell et Éditions du Seuil, 12 août 1998.

38 Il est vrai qu’il s’agissait là de travaux de recherche, non d’actions menées par des opérateurs privés du numérique.

39 À l’opposé, l’approche nord-américaine depuis les années 1970 (doctrine de frontiers of science) conduit le juge à contrôler l’opportunité des

40 Dans les études de l’EFSA, « une donnée primordiale aurait été oubliée », à savoir le « fer nitrosylé » selon le Rapport d’information

41 Cour EDH, 8 novembre 2016, Magyar Helsinki Bizottság c/ Hongrie, requête n° 18030/11.

42 Cass. com., 4 mars 2020, n° 18-15651.

43 « L’information touche aux droits des personnes de ne pas être placées dans une situation de danger, connue de quelqu’un d’autre, sans défense ni

44 Rapport d’information au Sénat n° 742, 2021-2022, Information du consommateur : privilégier la qualité à la profusion, II, [https://www.senat.fr/

45 Étude d’impact des utilisateurs de Yuka : 92 % de leurs utilisateurs reposent les produits lorsqu’ils sont notés rouge sur l’application.

46 Rapport d’information au Sénat, précit. : II. C.

47 Voir [http://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/commission/affaires_eco/Liste_des_recommandations.pdf].

48 Mentionnons qu’un travail similaire s’adressant cette fois aux applications de santé a conduit la Haute autorité de santé (HAS) à établir en 2016

49 Ministère de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Mandat du Conseil national de la consommation, « 

50 La Commission des affaires économiques souligne que les algorithmes de notation utilisés par les concepteurs des dispositifs traduisent les

51 Le droit de réponse, inscrit à l’article 13 de la loi de 1881 sur la presse quand le dénigrement est constitué par voie de presse, permet

52 La société NumAlim, créée en 2019, est issue du travail collectif de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), du Fonds français

53 Et ainsi de contribuer à réduire l’opacification des marchés et à éviter le maintien d’une « asymétrie informationnelle », soit un écart ressenti

54 Élisabeth Lambert montre pourquoi les avocats ont ciblé les victimes ayant eu le cancer signature de cette molécule pour laquelle une science

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Notes

1 La FICT déclare représenter 300 entreprises françaises, dont 52 % de moins de 50 salariés. Inscrite au répertoire des représentants d’intérêts de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, elle a publié deux actions : Promouvoir l’application de la réglementation européenne sur les nitrites en évitant des mesures nationales non fondées scientifiquement (20 octobre 2020) et Démontrer que la proposition de loi visant à supprimer les additifs nitrés dans les charcuteries n’est justifiée par aucune expertise scientifique officielle (24 mars 2022).

2 TC Paris, 18 janvier 2021, n° RG 2021001119 ; TC Aix-en-Provence, 13 septembre 2012, n° RG 2021004507 ; TC Brive-la-Gaillarde, 24 septembre 2021, n° RG 2021F36.

3 CA d’Aix-en-Provence, n° 2022/354, arrêt de fond du 8 décembre 2022 ; CA de Limoges, n° 120, arrêt du 13 avril 2023 ; CA de Paris, n° 21/11775, arrêt du 7 juin 2023. La CA de Paris condamne la FICT aux dépens en première instance et appel et à verser à Yuca 60 000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile ; la CA d’Aix-en-Provence condamne la société ABC à verser à Yuca la somme de 20 000 euros sur ce même fondement tout comme le tribunal de Limoges à l’encontre de la société Le Mont de la Coste, condamnée à verser à Yuca 20 000 euros.

4 L’application utilise l’appareil photo du smartphone pour scanner le code-barres apposé sur les emballages des produits. L’activation du scan fournit une évaluation du produit figurée par un code couleur, un adjectif qualificatif et une note sur 100. Vert pour excellent et bon, noté de 50 à 100 ; orange pour médiocre, noté de 25 à 50 ; rouge pour mauvais, avec une note inférieure à 25. Sous la note apparaissent des détails de la composition du produit (graisses saturées, calories, fibres, protéines, sel, additifs, etc.) avec les quantités pour 100 grammes de produit, toujours assorties d’un code couleur, ainsi que des alternatives vers un produit « mieux noté ».

5 Vert : sans risque ; jaune : risque limité ; orange : risque modéré ; rouge : risque élevé.

6 Qui renvoie aux « sources scientifiques », notamment les avis de l’ANSES, de l’EFSA ou encore des études du CIRC.

7 Soit 60 % pour la qualité nutritionnelle à partir du Nutri-Score et 10 % pour la certification bio.

8 D’autant qu’il est précisé sur le site yuka.io qu’en cas d’additif assorti d’un risque élevé, le score maximal du produit est établi à 49/100, ce qui induit un impact du critère supérieur à 30 %.

9 Respectivement : nitrite de potassium, nitrite de sodium, nitrate de potassium, nitrate de sodium.

10 Lancée conjointement avec l’association Foodwatch et la Ligue contre le cancer, cette pétition a obtenu plus de 320 000 signatures.

11 La notion de dispositif, qui est en relation avec les champs à vocation technique, est utilisée en sociologie pour comprendre les objets (ici les outils numériques) dans leur capacité à articuler des actions. Les dispositifs agissent ou font agir d’autres acteurs.

12 Si le terme de qualification désigne plus traditionnellement une évaluation des compétences professionnelles, c’est dès le début des années 1980 que la problématique de la qualité et de la qualification intègre l’étude du marché des produits. Qualité qui, du point de vue de l’analyse, est étudiée en tant que coproduction des producteurs et utilisateurs. La littérature académique intéressée par les problématiques qui entourent la présentation, la représentation et la qualification des produits sur la scène marchande est foisonnante.

13 TC Paris, p. 8.

14 Agent pathogène impliqué dans le botulisme.

15 Directive n° 2005/29/CE du 11 mai 2005.

16 TC Aix-en-Provence, p. 27.

17 TC Paris, p. 9.

18 TC Brive-la-Gaillarde, p. 12.

19 TC Paris, p. 9.

20 TC Aix-en-Provence, p. 23.

21 TC Brive-la-Gaillarde, p. 14.

22 TC Aix-en-Provence, p. 23.

23 TC Paris, p. 13.

24 TC Aix-en-Provence, p. 25.

25 Dans cette même mouvance, des tweets postés par des influenceurs ont été qualifiés d’acte de commerce : CA de Paris (pôle 5, 11° ch.), 24 septembre 2021, n° 19-17218, Sté Le Cercle Éditions c/ Sté ADCI et a., « vision » qualifiée de « jusqu’au-boutiste » (Honorat, 2022).

26 Article 10 bis ajouté lors de la conférence de La Haye en 1925 à la Convention d’Union de Paris pour la protection de la propriété industrielle, qui définit la concurrence déloyale (al. 2) comme « tout acte de concurrence contraire aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale », dont a minima deux cas obligatoires sont cités dont « les allégations fausses, dans l’exercice du commerce, de nature à discréditer l’établissement, les produits ou l’activité industrielle ou commerciale d’un concurrent ». Un troisième exemple de concurrence déloyale fut intégré par la Conférence de Lisbonne en 1958 et porte sur « les indications ou allégations dont l’usage, dans l’exercice du commerce, est susceptible d’induire le public en erreur sur la nature, le mode de fabrication, les caractéristiques, l’aptitude à l’emploi ou la qualité des marchandises ». Sont visées les indications par les industriels.

27 CA Versailles, 9 septembre 1999.

28 Cass, 1re civ., 11 juillet 2018, n° 17-21.457.

29 Cass., 1re civ., 11 juillet 2018, n° 17-21.457. Pour la chambre commerciale : Cass. com., 9 janvier 2019, n° 17-18.350.

30 Cass. com., 24 septembre 2013. Voir aussi CA Paris, pôle 5, chambre 4, 30 mai 2018, Répertoire général nº 17/01693 : « Le dénigrement […] se distingue de la critique admissible dans la mesure où il émane d’un acteur économique qui cherche à bénéficier d’un avantage concurrentiel en jetant le discrédit sur son concurrent ou sur les produits de ce dernier. »

31 Cass. com., 9 janvier 2019, n° 17-18.350.

32 TC Versailles, 5 mars 2020.

33 CA Paris, 20 décembre 1974 : affaire Guide des médicaments les plus courants où le juge a rejeté la demande de retrait de certains passages.

34 Notamment : Conseil de l’Union européenne, Lignes directrices de l’Union européenne sur la liberté d’expression « en ligne et hors ligne », 12 mai 2014.

35 Cour EDH, 25 août 1998, Hertel c/ Suisse, requête n° 25181/94, § 50, au sujet de travaux de recherche concluant à la nocivité des micro-ondes pour la consommation humaine.

36 Cour EDH, 7 novembre 2006, Mamère c/ France, requête n° 12697/03, § 20.

37 Tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, Société Eurotunnel c/ R. Bell et Éditions du Seuil, 12 août 1998.

38 Il est vrai qu’il s’agissait là de travaux de recherche, non d’actions menées par des opérateurs privés du numérique.

39 À l’opposé, l’approche nord-américaine depuis les années 1970 (doctrine de frontiers of science) conduit le juge à contrôler l’opportunité des mesures (hard look review) obligeant l’administration à justifier ses choix en termes de régulation des risques. « Si la hard look review a été maintes fois saluée par une grande partie de la doctrine américaine, c’est précisément qu’elle amène l’autorité publique à ne pas tenter de camoufler des choix complexes derrière un pseudo-habillage strictement scientifique ou juridique, et parce qu’elle contribue du même coup à rendre plus transparente la prise en charge des risques. Autant de données qui, en dépit de notables évolutions, sont loin encore de caractériser le droit positif interne et communautaire ». (Noiville, 2003, p. 115).

40 Dans les études de l’EFSA, « une donnée primordiale aurait été oubliée », à savoir le « fer nitrosylé » selon le Rapport d’information parlementaire n° 3731 du 13 janvier 2021 sur les sels nitrités dans l’industrie agroalimentaire.

41 Cour EDH, 8 novembre 2016, Magyar Helsinki Bizottság c/ Hongrie, requête n° 18030/11.

42 Cass. com., 4 mars 2020, n° 18-15651.

43 « L’information touche aux droits des personnes de ne pas être placées dans une situation de danger, connue de quelqu’un d’autre, sans défense ni résistance possible de leur part. La diffusion d’une meilleure information sur les risques encourus est aussi une nécessité pour que les citoyens deviennent coresponsables d’un risque non plus subi mais accepté et choisi » (Thomasset, 2006, p. 80 et p. 81).

44 Rapport d’information au Sénat n° 742, 2021-2022, Information du consommateur : privilégier la qualité à la profusion, II, [https://www.senat.fr/rap/r21-742/r21-742.html].

45 Étude d’impact des utilisateurs de Yuka : 92 % de leurs utilisateurs reposent les produits lorsqu’ils sont notés rouge sur l’application.

46 Rapport d’information au Sénat, précit. : II. C.

47 Voir [http://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/commission/affaires_eco/Liste_des_recommandations.pdf].

48 Mentionnons qu’un travail similaire s’adressant cette fois aux applications de santé a conduit la Haute autorité de santé (HAS) à établir en 2016 un référentiel de 101 bonnes pratiques pour les concepteurs et développeurs de ces outils et à produire, en 2021, une évaluation des applications et un état des lieux et critères de qualité du contenu médical pour le référencement des services numériques dans l’espace numérique de santé (mon espace santé).

49 Ministère de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Mandat du Conseil national de la consommation, « Applications numériques sur la qualité des produits alimentaires et cosmétiques », [https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/cnc/applications_numeriques/mandat_applications_numeriques.pdf?v=1656489370].

50 La Commission des affaires économiques souligne que les algorithmes de notation utilisés par les concepteurs des dispositifs traduisent les priorités accordées à telle ou telle dimension (nutritionnelle, environnementale, sociale…) qui méritent d’être précisées.

51 Le droit de réponse, inscrit à l’article 13 de la loi de 1881 sur la presse quand le dénigrement est constitué par voie de presse, permet effectivement à l’entreprise dénigrée ou diffamée d’exercer son droit de réponse. Or, on imagine mal comment sur une application mobile ce droit pourrait avoir lieu.

52 La société NumAlim, créée en 2019, est issue du travail collectif de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), du Fonds français pour l’alimentation et la santé (FFAS), de la fondation Avril (amont agricole) et GS1 France (systèmes d’identification des produits). L’initiative a été soutenue par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, ainsi que par le secrétariat d’État chargé du numérique. La gouvernance de la société NumAlim intègre des entreprises alimentaires, des sociétés d’études, des organisations professionnelles et également des associations de consommateurs (CLCV et Que Choisir).

53 Et ainsi de contribuer à réduire l’opacification des marchés et à éviter le maintien d’une « asymétrie informationnelle », soit un écart ressenti d’une inégale allocation des informations entre le vendeur et l’acheteur (qui fait que les mauvais produits chassent les bons).

54 Élisabeth Lambert montre pourquoi les avocats ont ciblé les victimes ayant eu le cancer signature de cette molécule pour laquelle une science consolidée et relativement consensuelle existe.

Citer cet article

Référence électronique

Jan Smolinski et Élisabeth Lambert, « D’une posture de suspicion à celle de confiance dans les applications numériques pour une alimentation saine : analyse socio-juridique des décisions judiciaires contre Yuca », Amplitude du droit [En ligne], 3 | 2024, mis en ligne le 21 mars 2024, consulté le 29 avril 2024. URL : https://amplitude-droit.pergola-publications.fr/index.php?id=650 ; DOI : https://dx.doi.org/10.56078/amplitude-droit.650

Auteurs

Jan Smolinski

Post-doctorant en sociologie, Université de Strasbourg, SAGE (UMR CNRS 7363) ; j.smolinski@unistra.fr

Élisabeth Lambert

Directrice de recherche CNRS, Université de Strasbourg, SAGE (UMR CNRS 7363), Nantes Université, DCS (UMR CNRS 6297) ; elisabeth.lambert@cnrs.fr

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