Il est un secteur d’autant plus bousculé par la crise sanitaire qu’il est regardé comme détenant la clé de la lutte contre le virus. Il s’agit bien sûr de la recherche médicale, sommée dès les premiers temps de l’épidémie de fournir à l’humanité les traitements contre la maladie puis, au plus vite, un vaccin. Avec presque deux ans de recul, il est déjà possible de dresser quelques constats, d’observer les bouleversements de la régulation de cette pratique. En revanche, quant à l’analyse des mesures prises et particulièrement de leurs effets, elle ne peut qu’aboutir à des suppositions. Certes, certains éléments ne laissent pas d’inquiéter en ce que l’édifice de nos principes éthiques paraît ébranlé. Les principes éthiques régissant la recherche médicale et, plus précisément, les essais thérapeutiques sur l’être humain, peuvent facilement être perçus comme des freins au progrès des connaissances et à la diffusion des traitements. Dans le « monde d’avant », ils faisaient toutefois l’objet d’un consensus en ce qu’ils garantissaient la sécurité des produits de santé, dans une société où le risque médical était difficilement toléré. Cette appropriation collective de l’éthique de la recherche sur l’être humain avait non seulement conduit le législateur à en doter les règles d’une valeur normative, mais elle était aussi observée, assez spontanément, par les médecins et les acteurs de la recherche eux-mêmes. Désormais, l’urgence et l’importance de l’enjeu sociétal attaché à la maîtrise de l’épidémie imposent de revoir les priorités et poussent à appréhender différemment le risque médicamenteux et vaccinal.
Ainsi, les principes éthiques souffrent-ils d’une mise en tension, et il est bien difficile de ne pas adopter une posture utilitariste. Les règles mises en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, du Code de Nüremberg à la Convention d’Oviedo en passant par les lois Huriet-Sérusclat et Jardé, ont toujours été dans le sens d’un refus de voir dans la personne sujet de l’essai thérapeutique un moyen au service de la fin qu’est le progrès médical. Néanmoins, aujourd’hui, il semblerait que les moyens à mettre en œuvre aux fins de contrôler l’épidémie soient très facilement perçus comme bons. Par exemple, des atteintes aux différentes libertés fondamentales (liberté d’aller et venir, liberté de réunion, liberté d’entreprendre ou liberté du travail), inimaginables en dehors d’un tel contexte, sont-elles admises, à défaut d’être pleinement acceptées. La protection de la santé, et particulièrement de la santé publique, paraît devenir une valeur supérieure à toutes les autres. Dans le contexte des recherches impliquant la personne humaine (RIPH), la hiérarchisation des valeurs est plus complexe. En effet, la lutte contre l’épidémie, dont le but est de préserver la vie et la santé du plus grand nombre, est directement confrontée à la vie et à la santé, non seulement de quelques individus (ceux participant aux essais cliniques) mais aussi de la population en général, en cas de diffusion d’un médicament – curatif ou préventif – plus dangereux qu’efficace. Résoudre ce paradoxe devrait conduire à appliquer avec la plus grande rigueur les règles encadrant les essais cliniques et qui garantissent la sécurité des produits de santé. Toutefois, l’urgence rendant toute attente insupportable, il faut accélérer les procédures, ce qui emporte de les rendre moins contraignantes.
Si la protection de l’intégrité physique de l’individu participant à la recherche n’est évidemment pas abandonnée, les contrôles sont assurément affaiblis, tant du côté normatif que de celui des acteurs mêmes de la recherche (1). En outre, des questionnements éthiques seulement sous-jacents en dehors du contexte de la crise sanitaire prennent, du fait de cette crise, une ampleur inédite (2).
1. L’affaiblissement du contrôle des recherches relatives à la Covid-19
L’abandon des principes éthiques gouvernant les RIPH n’a fort heureusement jamais été évoqué, et le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a, très tôt, attiré l’attention sur la nécessité de les respecter malgré la crise. Pour autant, le respect en pratique de l’éthique dans le cadre de telles recherches repose sur des contrôles humains, susceptibles d’être perturbés par le contexte sanitaire. S’il est impossible de dire si le contrôle assuré par les comités de protection des personnes (CPP) a effectivement été moins rigoureux, il est en revanche manifeste que celui réalisé par les autres acteurs du contrôle de la recherche s’est révélé défaillant. Concernant le contrôle par les CPP, la modification des textes dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire est de nature à gêner sa sérénité (1.1). Quant au second type de contrôle, bien qu’il ne soit pas juridique et repose exclusivement sur les pratiques habituelles de ses acteurs, la façon dont il a été exercé durant l’année 2020 renvoie à l’idée de dérégulation (1.2).
1.1. L’adaptation à l’urgence des procédures d’autorisation
Dès les premiers temps de l’épidémie, il s’est agi de faciliter la recherche. En effet, la loi du 23 mars 2020 a, dans son article 11, 2°, m, autorisé le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance afin de prendre toute mesure permettant aux autorités compétentes, « dans le respect des meilleures pratiques médicales et de la sécurité des personnes, de simplifier et d’accélérer la recherche fondamentale et clinique visant à lutter contre l’épidémie de Covid-19 ». Cette volonté de simplification et d’accélération induit que la recherche rencontre habituellement des freins, qu’il est nécessaire de lever. Poursuivant le raisonnement, cela signifierait que ces freins ne sont pas légitimes. Il pourrait aussi être soutenu, et c’est très certainement l’esprit du texte, qu’à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles, et qu’il devient légitime, dans le contexte d’une crise sanitaire, de fournir un effort inhabituel. Pour autant, l’encadrement des RIPH est tout entier tourné vers la protection des personnes sur lesquelles les recherches seront menées, mais aussi de celles auxquelles les résultats seront appliqués. Aussi, la modification des règles légales risque-t-elle fort d’emporter que l’effort consiste à restreindre cette protection.
Néanmoins, il est affirmé que la protection des personnes ne doit pas être amoindrie. Dans sa contribution antérieure à la loi, le CCNE rappelle dans le huitième point d’attention que « même en situation d’urgence, les pratiques de la recherche impliquant l’être humain doivent respecter le cadre éthique et déontologique, notamment à l’égard des patients qui sont inclus dans les protocoles de recherche clinique ». D’ailleurs, la loi d’habilitation impose « le respect des meilleures pratiques médicales et de la sécurité des personnes ». La simplification et l’accélération ne pouvaient donc se faire au détriment de la protection. Les textes pris en application de cette loi ne l’ont, il est vrai pas, directement remise en cause. L’accélération a été réalisée au moyen d’un raccourcissement des procédures, dont une étape en particulier a été modifiée. Les mesures prises ont visé, sans surprise, l’organe de contrôle des RIPH que sont les comités de protection des personnes (CPP), pour faciliter leurs délibérations mais aussi pour modifier leur désignation. Toutefois, il est permis de se demander si de telles mesures, d’apparence anodine, ne risquent pas d’avoir un impact sur le contrôle lui-même, susceptible d’être déjà influencé par le contexte.
Deux ordonnances ont été élaborées sur le fondement de la loi du 23 mars 2020. La première, du 27 mars 2020, a une simple vocation organisationnelle. Elle autorise les délibérations à distance pour « toute instance collégiale administrative ayant vocation à adopter des avis ou des décisions », au nombre desquelles il faut certainement compter les comités de protection des personnes, dont la qualification reste un mystère mais qui sont assurément des instances collégiales ayant vocation à adopter des avis, d’ailleurs contraignants. La seconde, pour sa part, touche à la procédure applicable devant les CPP puisqu’elle supprime la désignation aléatoire du comité imposée par la loi du 17 octobre 2018 pour les protocoles de recherches visant à lutter contre l’épidémie de Covid-19. En effet, pour ces protocoles et jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire (le texte renvoie à une date fixée par décret, en posant la limite ultime du 31 décembre 2021), le CPP appelé à examiner le projet est désigné par le ministre chargé de la Santé. S’il a été mis fin par un décret du 3 décembre 2020 à cette procédure dérogatoire de désignation, l’ordonnance du 9 décembre 2020 a réintroduit ce dispositif, en le modifiant légèrement. En effet, l’article 17 de l’ordonnance du 22 avril 2020 s’est vu ajouter une précision qui restreint les protocoles soumis au régime dérogatoire à ceux identifiés comme relevant d’une priorité nationale, dans des conditions fixées par arrêté du ministre chargé de la Santé. Si l’arrêté n’a, semble-t-il, pas été publié, le site du ministère de la Santé et des Solidarités précise les modalités de cette priorisation, réalisée par un comité ad hoc ayant pour mission de coordonner et de réguler la recherche sur le virus afin d’accélérer uniquement un nombre limité de protocoles. Si la présentation de ce comité affirme que la participation de représentants de l’Agence nationale de sécurité des médicaments (ANSM) et des CPP, sans pouvoir décisionnaire, ne conditionne pas l’avis qui sera rendu par ces instances, il n’en reste pas moins que cela ne peut que nuire à leur impartialité. Dès lors qu’ils ont été saisis directement par le ministre chargé de la Santé de protocoles estampillés « priorité nationale », on peut imaginer que les CPP, quand bien même ils ont continué à assurer leur contrôle habituel, ont sans doute hésité à imposer des modifications de nature à différer le démarrage de la recherche et encore plus à refuser des protocoles.
Cette régulation spécifique a été rendue nécessaire par le très grand nombre de protocoles de recherches consacrés à la Covid-19 élaborés au cours de l’année 2020. Ce foisonnement des protocoles a conduit à deux écueils : une difficulté à réaliser rapidement leur évaluation, au risque de rendre les dispositions dérogatoires inefficaces, d’une part, et un obstacle à l’inclusion des patients, le nombre de recrutements à effectuer étant multiplié par celui des études, d’autre part. Si ce repositionnement et cette recrudescence des expérimentations est aisément compréhensible, ils montrent aussi que les acteurs même de la recherche n’ont pas fait preuve de beaucoup d’autodiscipline. Plus encore, il est apparu que les acteurs, primaires ou secondaires, garants habituels de la qualité et de la diffusion des recherches, ont mal joué leur rôle de régulateurs.
1.2. L’inefficacité des mécanismes habituels de régulation
Au-delà des aménagements réalisés par les acteurs institutionnels, du législateur au ministère de la Santé, la crise a donné à observer des changements de comportements chez les acteurs mêmes de la recherche (médecins investigateurs, éditeurs scientifiques, journalistes), dont certains ont parfois semblé oublier la déontologie. Les conséquences de ces manquements ont été largement amplifiées par la surexposition médiatique des recherches, relayées auprès d’un grand public légitimement avide de la moindre information. Si l’ensemble des acteurs semble désormais être revenu à une certaine raison, quoique l’habitude paraisse prise de relayer dans les médias généralistes des études non encore publiées, il faut se remémorer l’emballement du printemps 2020. Cet emballement a donné lieu à ce qu’il est sans doute permis d’appeler « l’affaire » de l’hydroxychloroquine, dont les multiples rebondissements démontrent qu’il est dangereux, en matière de traitements expérimentaux et particulièrement dans le contexte d’une urgence sanitaire telle que nous l’avons vécue (et la vivons encore), de se départir de rigueur scientifique et journalistique, autant que de patience.
Trois types d’acteurs, primaires ou secondaires, de la régulation de la recherche ont adopté un comportement inhabituel, ajoutant à la crise sanitaire celle de la confiance dans les résultats de la recherche. Les premiers acteurs de la recherche en cause dans cette affaire sont les médecins, ou plus précisément certains d’entre eux qui, ne se contentant pas de mener des études, ont largement médiatisé leur travail, attirant l’attention du public et des autorités de santé du monde entier sur une molécule déjà connue qu’il était question de repositionner pour en faire un traitement contre la Covid-19. Les médias généralistes constituent le second type d’acteurs impliqués. Ils ont certainement joué leur rôle en relayant les propos des médecins et chercheurs évoqués précédemment, mais cette très large diffusion de la parole scientifique, inhabituelle, n’a peut-être pas toujours été suffisamment accompagnée d’informations précises et rigoureuses sur les méthodes et les critères de fiabilité des essais thérapeutiques. Certes, les médias traditionnels ne sont de nos jours pas les seules sources d’information, et les sources alternatives, bien souvent, n’emploient pas les méthodes journalistiques de nature à garantir la fiabilité des informations. Quoi qu’il en soit, cette couverture médiatique a probablement contribué à l’attitude du public. Il faut mentionner un troisième type d’acteurs de la recherche, bien plus impliqué et habituellement garant de la qualité des études, dont les manquements ont produit des conséquences tout à fait remarquables.
Il s’agit des éditeurs de revues scientifiques, au premier rang desquelles les deux revues de référence que sont The Lancet et The New England Journal of Medicine.
Ces revues, en raison de la méthode rigoureuse d’évaluation par les pairs des articles qui leur sont soumis, sont garantes de la qualité scientifique des études qu’elles publient. Cette évaluation fait toute la différence entre les études pré-publiées (ou pre-print) et les études publiées, seules ces dernières devant être considérées comme fiables. Pourtant, dans un contexte de grande incertitude, où le foisonnement des études et la diffusion importante de pre-prints créant la confusion nécessitaient plus que jamais de pouvoir se référer à des sources fiables, les deux plus grandes références de la littérature médicale ont publié une étude présentant l’hydroxychloroquine comme dangereuse, sans suffisamment vérifier son sérieux, ce qui les a conduites à la retirer par la suite. Cela n’a pas été sans conséquences, puisqu’immédiatement après la publication de cette étude, l’ANSM, suivant l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a demandé la suspension des inclusions de patients dans les protocoles utilisant cette molécule. À la suite de la rétractation, les essais ont repris, pour finalement aboutir à la conclusion de l’inefficacité de la molécule. Cet épisode démontre à quel point la recherche médicale s’accommode très mal de l’urgence. L’ampleur de la pandémie explique sans doute qu’il soit si difficile de continuer à appliquer les contrôles habituels de l’information scientifique, en ce qu’ils ralentissent naturellement leur diffusion. Pourtant, les enjeux de santé publique imposent au contraire le plus grand sérieux. Cette affaire révèle d’ailleurs ces enjeux : il se trouve que la molécule concernée ne constitue pas un traitement efficace contre la Covid-19, sans pour autant produire, d’après ce que l’on comprend, d’effets néfastes sur les patients atteints de cette maladie auxquels elle est administrée. Toutefois, s’il en avait été autrement, ces errements auraient pu engendrer des conséquences autrement plus graves, en faisant perdre du temps sur les essais en cours, autrement dit soit en retardant l’accès de tous à un traitement efficace, soit en prolongeant des essais faisant courir un risque à leurs participants. Car peu importe le résultat de l’étude mal conduite : son effet délétère réside dans la paralysie qu’elle provoque sur les essais correctement menés, qui seuls peuvent convertir les hypothèses en connaissances, puis en thérapies éventuelles.
En outre, tant ce constat d’un bouleversement de la régulation des RIPH que le contexte pandémique lui-même révèlent à quel point il est en pratique délicat de distinguer recherche et soins et, au-delà, que les questions éthiques soulevées par les essais thérapeutiques sur l’être humain ne sont pas définitivement résolues.
2. L’amplification de questionnements éthiques encore irrésolus
L’ampleur de la crise génère un sentiment d’urgence conduisant à mettre de côté la prudence pour permettre au plus vite l’accès au plus grand nombre à des traitements ou des vaccins. D’une part, certaines personnes revendiquent l’accès aux traitements encore expérimentaux alors que, d’autre part, l’espoir placé dans la vaccination de masse pousse à diffuser très largement dans la population des produits sans le recul permettant d’évaluer tant leur efficacité que leur innocuité. Ainsi, en plus de bousculer le modèle des RIPH quant à l’implication des patients (2.1), la réponse à l’épidémie de Covid-19 évoque-t-elle un modèle émergent : celui de la recherche ou plutôt de la médecine translationnelle (2.2).
2.1. La revendication par les patients de l’accès aux traitements expérimentaux
La crise a encore amplifié et révélé un phénomène déjà présent depuis de nombreuses années, mais qui mériterait sans doute d’être mieux questionné. Il s’agit de la revendication par les patients de bénéficier de traitements expérimentaux, voire, particulièrement pour les patients atteints de maladies orphelines, la velléité chez les malades eux-mêmes d’organiser des essais thérapeutiques, avec l’intention d’y être inclus. Cette revendication est très peu audible, tant elle ne correspond pas au paradigme de la régulation des essais cliniques, avant tout centré sur le risque que courent les personnes se prêtant à l’expérimentation (Amiel, 2011). Pourtant, l’intérêt des patients inclus dans les études de phase 2 ou 3 est présent depuis longtemps dans le système de régulation et de mise en œuvre des RIPH, depuis l’ancienne distinction entre recherches avec ou sans bénéfice individuel direct jusqu’à la mise en place de protocoles dits compassionnels. Toutefois, c’est la protection des personnes contre le risque inhérent à l’essai thérapeutique qui l’emporte. Si la distinction entre absence et présence d’un bénéfice individuel direct a été abandonnée, c’est bien parce que ce bénéfice n’est par définition qu’éventuel et, s’il existe encore des protocoles compassionnels, c’est parce qu’il est des situations dans lesquelles un bénéfice éventuel est encore préférable à un échec thérapeutique certain. L’information préalable à l’entrée dans l’essai ne doit d’ailleurs jamais être rédigée de façon incitative en présentant, même implicitement, le traitement comme une possibilité certaine d’améliorer son état pour la personne. Ce qui est plus récent et remarquable ces derniers mois, c’est l’expression bien plus forte de leurs exigences par les personnes se prêtant aux essais et par celles qui demandent à bénéficier de traitements encore expérimentaux.
Ainsi, les études contre placebo, randomisées et en double aveugle, seules à même de déterminer si un traitement est efficace ou non, et donc s’il est justifié de faire prendre au patient le risque que présentent ses effets secondaires, ont été rendues fort difficiles par le refus des patients d’intégrer les groupes des personnes auxquelles les traitements à l’étude ne seraient pas administrés. Parallèlement, les juges ont eu à connaître d’actions exercées par des syndicats de professionnels de santé, mais aussi par des personnes physiques, aux fins d’obtenir l’accès à des traitements encore au stade expérimental. Ainsi, les juges se sont vu demander d’enjoindre aux autorités de santé locales d’approvisionner un établissement en hydroxychloroquine et en azithromycine, au ministre de la Santé d’élargir l’autorisation de prescription et d’administration de ces deux molécules aux patients à risques, y compris hors hospitalisation, ou encore d’annuler la disposition du décret qui en réservait l’administration aux cas graves. Toutes ces requêtes en référé se fondaient sur des essais thérapeutiques en cours et revendiquaient l’accès au traitement étudié avant même que les recherches aient livré leurs résultats. Il est tout à fait remarquable que cette revendication ait été portée en justice, tant le contentieux en matière de recherches médicales sur la personne humaine est excessivement rare. Il est tout aussi remarquable que les juges, pour statuer, se soient posés en véritables évaluateurs de ces essais en cours, pointant notamment leurs insuffisances méthodologiques pour rejeter les demandes. Il est d’ailleurs notable que si le constat de la nécessité d’adopter une conduite prudente face à ces molécules a été partagé, il n’a pas conduit le juge des référés du tribunal administratif de Guadeloupe et celui du Conseil d’État à la même conclusion. En effet, là où le premier estimait que la précaution consistait à constituer des stocks des deux molécules en question, le second a au contraire considéré que, bien que l’inquiétude quant à ces stocks était légitime, il ne relevait pas d’une carence des autorités de n’assurer l’accès à ces traitements que pour une petite part de la population.
L’impression laissée par ces observations est celle d’un malaise. L’incertitude inhérente aux recherches sur l’être humain paraît intolérable dans le contexte qui est le nôtre. Si l’attitude prudente des juges doit sans doute être saluée, reste qu’une prise de position juridictionnelle sur un traitement qui, au jour de cette prise de position, peut être tout autant salutaire que délétère est tout sauf souhaitable. La lecture des motifs laisse entendre que, si les études avaient été solides et optimistes, la solution aurait été différente, alors même que l’évaluation du traitement n’en aurait pas moins été en cours. Le même malaise saisit face à la délivrance de l’autorisation de mise sur le marché des vaccins, alors même que des études continuent d’être menées sur leur efficacité et leur sécurité. S’il est assurément illégitime de remettre en cause le sérieux des essais menés sur ces vaccins, il semblerait toutefois que ces essais ne fassent que se poursuivre, ce qui ne laisse pas d’évoquer la notion de médecine translationnelle.
2.2. L’incursion du modèle de la recherche translationnelle
La notion de recherche translationnelle implique des échanges plus importants entre recherche et soins, autrement dit de gommer la frontière entre ces deux pratiques (Bernelin et Supiot, 2015) là où, au contraire, autant les réflexions que les normes législatives ou conventionnelles depuis la deuxième moitié du xxe siècle ont conduit à la souligner. Il s’agit d’un modèle d’organisation de la recherche dont l’idée est apparue dans les années 2000 aux États-Unis et qui vise à la diffusion la plus rapide possible dans les pratiques de soins des découvertes de la recherche fondamentale. Ce modèle a pour vocation première de rationaliser les coûts économiques de la recherche fondamentale en la rendant plus efficace car conçue dans la perspective de ses applications (Desmarteau et Salves, 2012). Il est également présenté par ses défenseurs comme bénéfique pour les patients qui profitent au plus vite des avancées scientifiques, d’autant mieux adaptées aux besoins des malades que la clinique guiderait la recherche. On parle d’ailleurs aussi bien de recherche translationnelle que de médecine translationnelle, ce qui induit que les soins courants puisent dans la recherche aussi bien que la recherche diffuse vers la clinique. La distinction, somme toute fort récente, entre recherche et soins est remise en cause, comme faisant perdre du temps aux malades autant qu’elle augmente les coûts des industriels (Canselier, 2015).
La réponse vaccinale apportée à la pandémie actuelle évoque certainement ce modèle. En effet, s’il serait excessif de dire que les essais n’ont pas été distingués de l’application à la population générale quant aux vaccins contre la Covid-19, il semble permis d’affirmer que les étapes entre la mise au point d’un candidat vaccin et la vaccination de masse se sont succédé d’une façon extraordinairement rapide. En témoigne la délivrance par l’Agence européenne du médicament (EMA) d’une autorisation de mise sur le marché conditionnelle. Une telle autorisation de mise sur le marché est prévue par l’article 14 bis du règlement européen du 31 mars 2004, qui prévoit que, dans le cas de besoins médicaux non satisfaits, des médicaments visant au traitement, au diagnostic ou à la prévention de maladies invalidantes ou mettant la vie en danger peuvent bénéficier d’une autorisation de mise sur le marché avant que les données cliniques exhaustives ne soient communiquées. Une telle autorisation ne peut être délivrée que si la balance bénéfice-risque du produit est favorable, et si le bénéfice que représente sa disponibilité immédiate l’emporte sur le risque inhérent au fait que les données soient incomplètes. Cette autorisation est conditionnelle en ce qu’elle engendre des obligations pour celui qui l’obtient, notamment celle de conduire ou de mener d’autres études, et qu’elle n’est maintenue que si la balance bénéfice-risques reste, à la lumière de ces études postérieures à la délivrance de l’autorisation, favorable. Cette autorisation de mise sur le marché conditionnelle existait avant l’apparition du virus SARS-CoV-2 et a été conçue pour apporter des réponses aux maladies orphelines, pour lesquelles il est difficile de mener des essais thérapeutiques, ainsi que pour les cas d’urgence de santé publique, auxquels correspond indubitablement la pandémie de Covid-19.
En effet, au-delà de causer directement ou indirectement, par la saturation des systèmes de santé, de nombreux décès et invalidités, cette pandémie a gravement perturbé la vie sociale et économique pendant plus d’un an. L’enjeu est tel qu’un risque accru est certainement acceptable. Toutefois, si l’épidémie, conduisant à questionner à nouveau l’éthique des recherches impliquant la personne humaine, peut mener à des progrès, cela ne doit pas être au mépris du risque que le nouveau médicament fait courir, non seulement aux personnes participant à l’essai mais aussi à l’ensemble de la population. Aussi, dans le contexte exceptionnel qui est le nôtre actuellement, ce modèle de la recherche translationnelle présente-t-il d’indéniables avantages. Néanmoins, en dehors d’un contexte pandémique, et si tant est que ce modèle soit opérationnel (Helleboid, 2015), il n’est pas certain que les avantages l’emportent encore sur les risques.