Le télétravail dans la fonction publique est un sujet jusqu’à présent rarement traité, à tout le moins par des universitaires, dans le champ du droit ; sans doute parce que le sujet ne semblait pas soulever de difficulté de ce point de vue. La thématique a intéressé les spécialistes de l’organisation du travail, du management mais peu les juristes. Pourtant, le droit de l’emploi public peut difficilement être déconnecté des enjeux liés à l’organisation du travail et au management au regard des répercussions de cette modalité d’exercice de l’activité professionnelle, ne serait-ce que sur les droits et obligations des agents.
Le télétravail est défini aujourd’hui comme toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication (article L. 1222-9 du Code du travail). Il peut être organisé de manière pérenne ou ponctuelle ; l’essentiel étant qu’il résulte d’une volonté de l’agent.
Certes, son développement dans le secteur public, s’il ne constitue pas un phénomène récent (Taillefait, 2019), n’a été encadré plus précisément que depuis peu. Sur ce point, une fois de plus, le droit de la fonction publique témoigne d’un double phénomène, de retard mais aussi de rapprochement par rapport au droit privé du travail.
Rapprochement, car le concept de télétravail auquel il fait référence a été construit sur le modèle de celui inscrit dans le Code du travail.
Retard, car si le droit de la fonction publique évoque, comme le droit du travail, le télétravail depuis 2012, son développement y a été lent. Cette lenteur s’explique non pas par une absence de volonté politique ou par un obstacle juridique – le conseil d’État ayant précisé que le télétravail pouvait être mis en œuvre même en l’absence de mesures réglementaires – mais, outre les difficultés d’ordre technique, par des freins internes bien connus, notamment au sein de l’administration d’État : essentiellement la logique de contrôle et la pratique d’un management vertical (Turbé-Suetens, 2011).
Certes, le télétravail n’était pas ignoré du secteur public. Bien au contraire, la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) a publié, dès 1998, un guide d’information à son sujet. Dès lors, l’intérêt des pouvoirs publics ne s’est pas démenti, même si les collectivités territoriales, essentiellement les départements, tout comme le ministère des Finances ont fait office de précurseurs (Turbé-Suetens, 2011). Pour autant, à la différence de l’approche développée dans certains États qui l’ont envisagé comme un outil permettant d’assurer la continuité des opérations gouvernementales dans les situations d’urgence, le développement du télétravail dans le secteur public ne semblait pas appréhendé comme un projet stratégique ou comme un instrument d’amélioration du service rendu aux usagers mais comme un moyen, d’une part, de modernisation de l’action publique davantage en phase avec les exigences des agents de conciliation de leur vie professionnelle et de leur vie privée et, d’autre part, de procéder à des aménagements de poste pour des raisons de santé. Alors même que le droit de l’Union européenne avait posé les principes du développement du télétravail dans le secteur public comme dans le secteur privé et qu’un certain nombre d’institutions avaient conclu des conventions visant à encadrer cette pratique, l’administration française est restée en retrait. Un premier accélérateur a consisté dans l’adoption du décret du 11 février 2016 qui a permis une forte progression entre 2017 et 2018 ; même si le télétravail souffre, dans le secteur public, d’un important décalage entre le droit et la pratique (Jean-Pierre, 2020).
C’est beaucoup plus récemment, dans l’élan de transformation de la fonction publique inscrit avec la loi du 6 août 2019, que les pouvoirs publics ont souhaité élargir son recours et assouplir son cadre d’exercice. Si l’on doit admettre que nombre des décrets d’application de cette loi ont été pris rapidement, celui sur le télétravail a vu son adoption accélérée en raison précisément du contexte lié la crise sanitaire liée à la Covid-19 et du premier confinement.
Le travail « hors les murs » s’est ainsi développé à « marche forcée » dans des administrations et auprès d’agents qui n’en avaient souvent ni la culture ni les moyens. De cette évolution résultent des conséquences tant pour l’organisation des services que pour les agents eux-mêmes.
L’objet de cette étude est de cerner les impacts du contexte Covid sur le télétravail dans la fonction publique. Pour une raison de cohérence, le propos se concentrera sur la fonction publique civile et exclura l’administration de la défense, qui a néanmoins pratiquée le télétravail avec des exigences de sécurité particulièrement renforcées.
La crise sanitaire a constitué un accélérateur brutal du développement du télétravail dans le secteur public (1). Toutefois, les réactions qui s’en sont suivies et qui continuent de s’ensuivre contribuent à l’identification des défis qu’il pose dans la fonction publique (2).
1. Le contexte Covid : facteur d’un développement accéléré mais trop partiellement encadré du télétravail dans la fonction publique
L’impératif constitutionnel de continuité du service public a impliqué une organisation des activités à distance qui est passée par la mise en place de plans de continuité de l’activité (PCA) et la généralisation du travail à distance. Le décret 2020-524 du 5 mai 2020 a fourni une nouvelle définition du télétravail. Ont également été développées les hypothèses selon lesquelles il peut être mis en œuvre (1.1) et précisées ses modalités, même si l’encadrement demeure perfectible (1.2).
1.1. Un développement réel des hypothèses de télétravail
Le télétravail peut aujourd’hui bénéficier à l’ensemble des agents publics, quelle que soit leur place dans la hiérarchie administrative, qu’ils soient titulaires ou non, dès lors qu’ils sont régis par la loi du 13 juillet 1983. Son champ excède néanmoins celui du statut général puisque peuvent également en bénéficier les magistrats de l’ordre judiciaire. Le droit l’organise désormais qu’il soit exercé de manière régulière ou ponctuellement.
La principale limite qu’il rencontre dans sa mise en œuvre tient à la nature des activités exercées.
La liste des activités qui y sont éligibles est précisée soit par arrêté ministériel ou du Premier ministre pour la fonction publique d’État, soit par une délibération de l’organe délibérant pour la fonction publique territoriale, soit par une décision de l’autorité investie du pouvoir de nomination pour la fonction publique hospitalière. Ces dispositions doivent, par principe, être prises après avis du comité technique ou du comité consultatif national compétent. L’examen de la situation dans la fonction publique d’État montre un décalage entre le droit et la pratique en contexte Covid. Le droit en effet limite les fonctions éligibles notamment lorsqu’elles impliquent l’accueil du public, qu’elles nécessitent une présence sur des lieux d’inspection et de contrôle ou encore qu’elles portent sur des documents confidentiels ou des données à caractère sensible si leur confidentialité ne peut être assurée en dehors des locaux de travail. Néanmoins, la simple référence à l’accueil, qui caractérise la plupart des services publics puisqu’ils constituent des services au public, réduit considérablement les fonctions pouvant faire l’objet de télétravail, même à l’heure de la généralisation de l’e-administration (Delaunay, 2020) ; cela d’autant que le contexte de la crise sanitaire a mis en exergue le phénomène de l’illectronisme. Par ailleurs, les missions de contrôle qui sont assurées par de nombreuses administrations, telles que les douanes, les services déconcentrés du ministère du Travail ou celles de sécurité assurées par TRACFIN, ne sont pas « télétravaillables ».
Le contexte Covid a pourtant élargi la liste des activités éligibles au télétravail. Ainsi, le service public de l’enseignement, scolaire comme universitaire, a été largement pratiqué à distance. Tel a également été le cas du service public de la justice, sans que cela ne soit alors cantonné à la durée de la crise sanitaire. Sont aussi éligibles, en matière judiciaire, la direction d’un établissement pénitentiaire ou d’un service pénitentiaire d’insertion et probation ; pour les juridictions financières, l’encadrement d’équipe, la participation ou l’assistance aux délibérés ou l’utilisation de systèmes d’information contenant des données personnelles. Progressivement, le champ des fonctions non éligibles au télétravail s’est réduit tandis que les modalités d’exercice du télétravail ont été précisées, même si elles l’ont été de manière insuffisante.
1.2. L’insuffisante précision des modalités d’exercice du télétravail
Les modalités pratiques d’exercice du télétravail figurent désormais dans le décret du 5 mai 2020. Elles se caractérisent par une relative souplesse. D’abord, l’autorisation de télétravail peut être délivrée pour un recours régulier ou ponctuel et prévoir l’attribution de jours de télétravail fixes mais aussi celle d’un volume de jours flottants par semaine par mois ou par an ; les deux modalités pouvant être prévues dans la même autorisation. Ensuite, le télétravail peut être organisé indifféremment au domicile de l’agent, dans un autre lieu privé ou dans tout lieu à usage professionnel ; cette dernière possibilité autorise l’utilisation de bureaux externalisés mis en commun. Enfin, les dérogations à l’obligation de présence de l’agent concernent désormais, outre l’état de santé, les situations de handicap et d’état de grossesse de l’agent – elles peuvent alors être renouvelées sans limite de durée –, la survenance d’une situation exceptionnelle perturbant le travail en présentiel. L’agent doit formuler une demande écrite précisant les modalités d’organisation souhaitée. Une réponse écrite doit y être apportée dans un délai d’un mois maximum ; cela alors que l’état du droit antérieur ne fixait pas de terme et partant permettait des différences de traitement selon les administrations. Bien que le décret ne le précise pas, le silence dans cette hypothèse vaut décision implicite de rejet, conformément à la règle qui s’applique dans les relations entre l’administration et ses agents. Il apparaît donc que le télétravail a un caractère volontaire et qu’il ne pourrait être imposé, en dehors de l’hypothèse où il serait rendu nécessaire pour garantir la continuité de l’activité et la protection des agents ; or cette situation correspond notamment à celle d’une menace épidémique.
Si l’autorisation de télétravailler est fonction des nécessités du service, le refus opposé à une demande tout comme l’interruption du télétravail à l’initiative de l’administration constituent des décisions administratives qui, d’une part, doivent être motivées et qui, d’autre part, doivent être précédées d’un entretien avec l’agent.
Toutes les précisions apportées ici sont d’importance. Néanmoins, le décret demeure silencieux sur deux points non négligeables. En premier lieu, il ne dit mot de l’accompagnement pratique du passage au télétravail qui a pourtant soulevé d’importantes difficultés, notamment dans la fonction publique d’État, lors du premier confinement. Certes, cet aspect relève des conventions passées au sein de chaque administration mais il aurait été intéressant qu’un principe commun soit posé, conformément à la pratique d’autres États vertueux en termes d’administration à distance. En deuxième lieu, il n’indique pas les droits et obligations des parties prenantes. Pourtant, le contexte du télétravail semble nécessiter de préciser les modalités et le contenu de l’expression numérique de l’agent, dans l’intérêt tant de ce dernier que de son administration. Son droit de retrait ou encore à la protection fonctionnelle en cas de menace numérique semblent devoir être précisés tout autant. Certes, la note de la DGAFP « Covid 19. Télétravail occasionnel » rappelle que le régime des accidents de service s’applique sur le lieu où est exercé le télétravail pendant l’exercice de l’activité professionnelle. Toutefois, l’on peut estimer qu’une présentation plus générale aurait été de nature à sécuriser les agents comme les employeurs publics ; cela d’autant que les droits et obligations de ces derniers ne sont pour leur part pas même mentionnés.
L’accord-cadre signé le 13 juillet 2021 sur le télétravail dans la fonction publique, qui consacre des principes tels que le volontariat, la réversibilité, le droit à la déconnexion ou encore le respect des règles du temps de travail, constitue néanmoins un véritable progrès sur le chemin de l’élaboration d’un régime général. Cet accord, qui constitue le premier accord national négocié dans le cadre de l’ordonnance du 17 février 2021, fixe un socle commun aux trois versants de la fonction publique (État, territoriale et hospitalière) et sert de base à l’élaboration d’accords locaux.
Si la crise sanitaire a entraîné une véritable poussée du télétravail dans le secteur public, les réactions qui s’en sont suivies ont contribué à révéler les défis que le développement du télétravail dans la fonction publique appelle à relever.
2. Le contexte Covid : révélateur des défis liés au développement du télétravail dans la fonction publique
Les retours d’expérience qui ont été rapidement réalisés ont permis d’identifier des enjeux qui ne pouvaient que difficilement l’être dans l’urgence. Ceux-ci concernent le télétravail exceptionnel comme le télétravail régulier. Ils se présentent tant du point de vue des agents (2.1) que de celui des employeurs publics (2.2).
2.1. Les défis du point de vue des agents
Les enquêtes, qu’elles soient réalisées par les administrations, des organisations syndicales ou des instituts de sondage, montrent que, malgré le caractère inédit de cette pratique pour la plupart des agents publics, la brutalité de la transition, l’accompagnement parfois réduit et les faibles moyens mis en œuvre, ceux-ci ont pris goût au télétravail, puisque les trois quarts d’entre eux souhaitent désormais télétravailler régulièrement, et qu’ils sont nombreux à considérer que l’adaptation aux nouvelles formes d’organisation du travail doit constituer une priorité de leur employeur en termes de ressources humaines. Les bénéfices soulignés tiennent à un gain de temps, en efficacité et en confort dans le travail, mais aussi à une amélioration de l’équilibre vie professionnelle/vie privée. Le télétravail apporte des avantages sur les problématiques de santé et de qualité de vie au travail en limitant les déplacements et donc en réduisant la fatigue, le stress, les accidents de trajet et en permettant le maintien dans l’emploi d’une personne affectée d’un trouble de la santé. Toutefois, des études montrent l’existence d’un seuil à partir duquel le télétravail est délétère (Pennequin, 2020). Parmi les risques psycho-sociaux (Planchard, Velagic, 2020), il faut d’abord mentionner la sensation d’isolement que peut éprouver l’argent lorsque l’équipe ne se réunit plus physiquement et qu’elle n’est pas mobilisée à distance, l’empiètement trop important de l’activité professionnelle sur la vie privée et le risque de burn-out ou encore celui de développer des troubles musculo-squelettiques en raison de l’utilisation d’un matériel inadapté. L’ensemble de ces risques constitue autant de points de vigilance pour les employeurs. Si d’ores et déjà certaines administrations les prennent en compte pour reconnaître des droits aux agents, tels que celui de ne pas être isolé, d’autres sont insuffisamment affirmés. Ainsi, le droit à la déconnexion n’est pas encore reconnu par la loi aux agents publics ; même s’il peut être inscrit dans une charte du temps de travail dans le cadre d’une démarche « Qualité de vie au travail ».
Parmi les autres écueils qu’il faut souligner figurent des discriminations, volontaires ou non, pouvant être subies par les agents en télétravail – qui peuvent être d’autant plus importantes que l’ensemble de l’équipe ne bénéficie pas de ce type d’organisation – et le sentiment d’une injustice pour les agents en étant écartés à raison de leur fonction – situation qui vise prioritairement les agents de catégorie C. Ces raisons devraient logiquement amener les employeurs publics à repenser la liste des activités éligibles ainsi que l’organisation du travail et à préciser les droits des télétravailleurs.
D’autres enjeux sont prégnants pour les employeurs.
2.2. Les défis du point de vue de l’employeur
Le premier défi tient aux moyens d’exercice du télétravail. Les retours d’expérience ont, en effet, montré à la fois des limites tenant au matériel mis à disposition des agents mais aussi aux difficultés d’accès aux données permettant le traitement des dossiers. Sur ce point, il semble nécessaire que la dématérialisation des procédures et des pratiques soit accélérée.
Le deuxième défi tient au management. En effet, le développement du télétravail suppose un management collaboratif, beaucoup moins directif, laissant une plus grande latitude aux agents et une propension à l’initiative (Ruiller, Dumas, 2018) ; bref : une logique de confiance malgré la « déspatialisation » (Taskin, Gomez, 2015) qui n’est pas la caractéristique première de nombreuses institutions publiques largement marquées par un management stratifié de type bureaucratique (Giauque, 2016), très éloigné du schéma de « l’entreprise libérée », qui peut induire une surveillance accrue (Charbonneau, Doberstein, 2020). Une telle évolution passe d’une part par une politique active de formation ; tant des managers à l’encadrement des télétravailleurs et à l’adoption d’une nouvelle posture, que des télétravailleurs eux-mêmes. Elle passe d’autre part par la reconnaissance d’une responsabilité accrue des agents, corollaire de la prise d’initiatives, mais aussi de leur droit à l’erreur ; ce qui implique une évolution tant du rapport hiérarchique que de la posture qu’il peut induire.
Le troisième défi tient à la cybersécurité ; les attaques informatiques ayant été multipliées avec le recours accru au télétravail, quel que soit le type d’administration publique, et dans une proportion analogue à l’augmentation constatée dans le secteur privé. En découlent des questionnements sur les chaînes de responsabilités ainsi que sur leur partage en cas de préjudice.
La crise sanitaire liée à la Covid-19 a permis un développement massif et brutal du télétravail. Elle a conduit à voir son régime clarifié et précisé à la suite de négociations collectives, sur le schéma suivi dans le secteur privé, par des accords pouvant être dotés de portée contraignante qui fixent un cadre commun aux trois versants de la fonction publique. Ce procédé témoigne à la fois de la volonté d’adapter l’organisation du travail aux nécessités de l’activité, dans une démarche qui est celle du droit commun du travail, et de la nécessité de conserver le régime réglementaire et statutaire qui vient d’être consacrée avec la publication, au terme d’un très long périple, du Code général de la fonction publique. Plus largement, le recours au télétravail en période d’urgence sanitaire nourrit de nombreuses réflexions sur les modalités de l’action publique. Cette évolution est elle-même inhérente à l’un des principes fondamentaux du service public : l’adaptabilité.