La négociation collective des congés payés dans le contexte de l’état d’urgence sanitaire

Résumé

Le droit de la durée du travail se situe aux confluents de différentes logiques, tour à tour porteur de logiques sociales d’amélioration des conditions de travail, logiques économiques d’organisation de l’entreprise ou instrument des politiques publiques de l’emploi. Pour inédite que la crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19 puisse être, le législateur a essayé d’atténuer ses effets par la mise en œuvre dans les entreprises de processus de négociation collective déjà éprouvés depuis plusieurs années par le biais de dispositifs d’aménagement du temps de travail, instrument régulièrement éprouvé des politiques publiques de l’emploi. Cet article a pour objet d’analyser le produit de cette négociation collective d’exception au regard des finalités qu’on lui prête, notamment de ses fonctions réglementaires, relais des politiques publiques et organisationnel de l’entreprise, mais aussi au regard des effets produits par sa capacité normative.

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Mots-clés

négociation collective, congés payés, Covid-19, normes collectives

Plan

Texte

La crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19 a trouvé certains de ses remèdes dans la mise en place d’un appareillage législatif conséquent. Tout d’abord, la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 promulguant l’état d’urgence pour faire face à l'épidémie autorisait le gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure permettant d’agir sur différents points. Le titre 2 de cette loi, relatif aux mesures d’urgence économique et d’adaptation à la lutte contre l’épidémie de la Covid-19 autorise le gouvernement à prendre par ordonnance, « afin de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales », toute mesure relative, entre autres, au droit du travail et notamment au temps de travail.

Dès le 25 mars, l’ordonnance n° 2020-323 venait préciser les mesures relatives au temps de travail conditionnant la mise en œuvre de certaines d’entre elles à la négociation d’accords collectifs.

« Afin de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation [de la] Covid-19, […] un accord d'entreprise, ou, à défaut, un accord de branche peut déterminer les conditions dans lesquelles l'employeur est autorisé, dans la limite de six jours de congé et sous réserve de respecter un délai de prévenance qui ne peut être réduit à moins d'un jour franc, à décider de la prise de jours de congés payés acquis par un salarié, […] ou à modifier unilatéralement les dates de prise de congés payés. L’accord […] peut autoriser l'employeur à fractionner les congés sans être tenu de recueillir l'accord du salarié et à fixer les dates des congés sans être tenu d’accorder un congé simultané à des conjoints ou des partenaires liés par un Pacte civil de solidarité travaillant dans son entreprise. La période de congés imposée ou modifiée en application du présent article ne peut s'étendre au-delà du 31 décembre 2020. »

Ce sont donc de nombreux accords qui ont ainsi été négociés et feront l’objet de cet article.

Dès lors que l’étude d’un sujet nécessite d’analyser un certain nombre de sources conventionnelles, il apparaît important de présenter, même en quelques mots, la méthodologie retenue pour l’obtention du corpus d’analyse. De nombreux critères ont été mis en corrélation afin de procéder au choix du panel.

Celui-ci est donc déterminé en fonction des critères quantitatifs tels que la représentativité en nombre de salariés, et qualitatifs, comme le dynamisme de la négociation évalué au regard de la production normative au sein des branches.

Ont ainsi été sélectionnées les conventions collectives du bâtiment et travaux publics (BTP), du commerce de gros et de détail à prédominance alimentaire, de la plasturgie et de l’assurance, ainsi que, crise sanitaire oblige, une convention collective issue du secteur médico-social.

D’un point de vue pratique, le recueil des accords s’est ensuite effectué sur le site Internet Légifrance, en filtrant la recherche avec les identifiants de convention collective (IDCC) des secteurs pré-identifiés et l’utilisation simultanée des mots-clés « congés payés » et « coronavirus » ou « Covid-19 » pour une période de signature allant du 24 mars au 11 mai 2020. Ainsi, 193 accords collectifs ont été dénombrés et 62 d’entre eux ont fait l’objet d’une première analyse.

À titre de comparaison, une recherche plus large que celle axée autour des congés payés, incluant tous les thèmes relatifs à la durée du travail, a dénombré 371 accords collectifs sur l’année 2019 et 14 pour la période précise de mars à mai 2019 ; la même recherche sur l’année 2020 dénombre 670 accords collectifs négociés autour de la durée du travail, dont 212 sur la période du premier confinement. Cette production normative n’est pas sans soulever un certain nombre de questions.

Rappelons que, dès les années 1970, dans un contexte de crise économique durable à la suite des différents chocs pétroliers, la réduction du temps de travail est apparue pour le législateur comme un levier de lutte contre le chômage. Quant aux « relations étroites entre cette réglementation (de la durée du travail) et le droit de la négociation collective » (Barthélémy, 1998), elles sont avérées depuis les lois Auroux. Désormais, un accord collectif n’a plus seulement vocation à améliorer les conditions de travail mais est également créateur de normes, y compris dérogatoires à la loi.

Pour inédite que cette crise sanitaire puisse être, le législateur a essayé d’atténuer ses effets par la mise en œuvre dans les entreprises de processus de négociation collective déjà éprouvés depuis plusieurs années. En effet, le droit de la durée du travail est un des leviers organisationnels des politiques d’emploi du législateur. Ainsi, « la création d’emplois, leur sauvegarde ou leur stabilisation peuvent […] être favorisées par un aménagement de la durée du travail1 ». Il ressort des débats parlementaires que le gouvernement a poursuivi cette même finalité. Les « mesures de dérogations temporaires au droit du travail […] prévues, s’agissant notamment […] du recours aux congés payés, […] ont pour seul et unique objectif de permettre la poursuite du travail et d’endiguer les licenciements massifs ainsi que les faillites de milliers d’entreprises qui ruineraient des millions de Français2 ». Si la crise liée à la pandémie de la Covid-19 est donc bien inédite, les moyens juridiques employés demeurent donc bien connus du droit négocié.

Dès lors, nous analyserons le produit de cette négociation collective d’exception au regard des finalités qu’on lui prête, notamment de ses fonctions réglementaires, relais des politiques publiques et organisationnel de l’entreprise (1), mais aussi au regard des effets produits par sa capacité normative (2).

1. Un outil aux finalités divergentes, adaptable aux besoins des commanditaires

Alors que la négociation collective est renforcée depuis plusieurs années, la modification récente de l’agencement des dispositions du Code du travail (C. trav.) a impacté ses finalités. Tandis qu’elle reste un relais traditionnel de mise en œuvre des politiques publiques (1.1), sa visée d’amélioration des conditions de travail s’articule désormais au niveau de l’entreprise et concerne davantage l’aspect organisationnel (1.2).

1.1. La négociation collective comme outil de mise en œuvre des politiques publiques

La lecture des débats ayant présidé au vote de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 promulguant l’état d’urgence pour faire face à la pandémie de la Covid-19, laquelle habilitait le gouvernement à prendre diverses mesures d’urgence par ordonnance, interpelle quant à la finalité poursuivie par le gouvernement et le choix de la négociation collective sur plusieurs aspects.

D’une part, les mesures concernant les congés payés s’inscrivent dans un ensemble de dispositions ayant vocation à limiter « les conséquences de la crise sanitaire tant pour les entreprises que pour les particuliers3 » en « [assurant] la continuité de la vie économique, mais aussi – et non pas “ou” – [en protégeant] la santé des salariés4 ».

Ainsi, en ce qu’elle « permet à l’employeur de faire face à la baisse d’activité découlant de la pandémie, en imposant l’utilisation par ses salariés de congés payés, […] ainsi qu’en en déterminant les dates5 », la disposition relative aux congés payés se fait indéniablement relais des politiques publiques de l’emploi.

Rappelons que, d’une part, « le droit au congé annuel payé de chaque travailleur doit être considéré comme un principe du droit social de l’Union revêtant une importance particulière, auquel il ne saurait être dérogé6 », d’autre part, le droit aux congés payés est le pendant du droit constitutionnel au repos. Ce détournement de la finalité du droit aux congés payés en variable d’ajustement de l’organisation de l’entreprise fait supporter aux salariés une partie du risque d’exploitation. Cela justifie le passage au gré des débats parlementaires d’une disposition à usage unilatéral de l’employeur à une disposition négociée, la rendant ainsi plus légitime aux yeux de tous étant la conséquence d’un effort consenti solidaire.

Pour rappel, s’« il est courant de présenter l’accord collectif de travail comme un contrat doué d’effets réglementaires » (Ferkane, 2015), la convention collective ou d’entreprise ne se contente pas de produire des effets réglementaires, elle est détentrice d’une délégation de pouvoir réglementaire (Ferkane, 2015) entérinée par la décision du Conseil constitutionnel (Cons. const.) du 25 juillet 1989.

Dans cette visée, « le processus de négociation collective se trouve conçu comme une manière d’internaliser la contrainte » (Peskine et al., 2012). La négociation des conventions d’entreprise permettrait de créer de nouvelles normes, de « faire céder les contraintes normatives externes devant les préférences propres aux acteurs de l’entreprise en permettant des adaptations à chaque contexte » (Boreunfreund, 2013), lesquelles sont ici constituées des « conséquences économiques, financières et sociales de la propagation [de la] Covid-197 ».

Dans ce cadre, l’habilitation donnée à la négociation collective est présentée comme une simple mise en œuvre permettant « de procéder à un aménagement des dispositifs concernant les congés, avec effet immédiat. Le délai de prévenance n’est plus de mise. […] Aucun principe n’est changé, seul le calendrier l’est8 ». Autrement dit, les dispositions du Code du travail relatives aux congés payés continueraient de s’appliquer, à l’exception du délai de prévenance qui pourrait être réduit à 24 heures.

En conséquence de cette habilitation, le processus de négociation collective ne conduirait qu’à une production de normes strictement encadrées autour du délai de prévenance. L’ordonnance n° 2020-323 du 25 mars 2020 a pourtant accordé une habilitation plus large à négocier des normes d’entreprise aptes à s’adapter à la contrainte extérieure inédite provoquée par la pandémie de la Covid-19.

1.2. Un outil organisationnel de l’entreprise légitimé par la mise en œuvre du dialogue social

Pour évoquer la négociation collective dans les circonstances exceptionnelles que nous connaissons, rappelons qu’à l’origine, « la négociation d’entreprise était […] un instrument permettant d’améliorer la situation des travailleurs » (Auzero, Baugard, Dockès, 2019).

L’Union européenne, au fil de son évolution, rapproche « l’amélioration des conditions de vie et de travail9 » de « la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs » « dans tous les aspects liés au travail10 », notamment à « certains aspects de l’aménagement du temps de travail11 ». Ainsi, la négociation collective lorsqu’elle porte sur la durée du travail peut participer à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs.

Certains accords collectifs négociés évoquent cet aspect dans leur préambule, celui-ci devant désormais présenter de manière succincte les objectifs et le contenu de l’accord collectif.

Les conventions d’entreprise sont donc conclues pour « protéger la santé de l’ensemble des salariés » (accord n° 1) ou sont prises « dans l’intérêt de la préservation de la santé des travailleurs » (accord n° 2). Certaines insistent même sur le fait que « le droit au repos est un élément essentiel à la préservation de la santé physique et mentale des salariés » (accord n° 3), tandis que d’autres rappellent la nécessité de « la mise en œuvre effective des mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs » (accord n° 4), allant même jusqu’à prendre en compte la prévention des risques psychosociaux « dans un contexte sanitaire particulièrement anxiogène » (accord n° 4).

En conservant la fonction historique d’amélioration des conditions de travail, la négociation collective issue de l’ordonnance n° 2020-323 du 25 mars 2020 ne fait donc pas exception, mais elle se tourne également vers d’autres objectifs, car, « l’accord collectif de travail a (également) pour fonction […] la production de normes juridiques » (Ferkane, 2015).

Ainsi, pour certains, la « Covid-19 […] amène à repenser nos organisations et […] pousse à nous adapter à ce contexte particulier afin d’assurer la continuité de notre activité tout en assurant santé et sécurité à nos collaborateurs » (accord n° 5). Tandis que, pour d’autres, le coronavirus représente une opportunité de réorganiser l’ensemble des dispositions d’aménagement du temps de travail afin d’adapter le fonctionnement de l’entreprise aux contraintes conjoncturelles (accord n° 6).

Les accords collectifs conclus par le biais des processus de négociation collective issus de l’ordonnance n° 2020-323 du 25 mars 2020 ont donc, pour certains, contribué à améliorer les conditions de travail des salariés, mais ils ont également mis en exergue la fonction de production normative dans un but organisationnel de l’entreprise. La négociation collective ne fait donc pas qu’interpréter et adapter la norme supérieure pour laquelle elle est habilitée, elle produit elle-même ses normes via les accords collectifs. La question se pose donc du rapport à l’habilitation, comme l’exprime M. Lyon-Caen pour qui « cette réglementation négociée ne se contente plus de compléter la législation, de l’adapter aux exigences d’une profession : elle la concurrence, elle la devance, elle l’ignore » (1963).

2. Les normes d’exception issues d’une situation exceptionnelle

Dans le cas particulier de l’état d’urgence sanitaire, le législateur a doté la négociation collective d’une habilitation à déroger à la loi, dans le cadre décrit dans l’arrêt du Conseil constitutionnel précité. L’ordonnance n° 2020-323 conditionne notamment la faculté pour l’employeur de disposer des congés payés des salariés à la conclusion d’un accord collectif, d’entreprise ou de branche. Questionnons donc l’impact de cette habilitation sur le pouvoir de direction de l’employeur (2.1) et sur les droits sociaux des salariés (2.2).

2.1. La négociation collective en renfort du pouvoir de direction de l’employeur

L’ordonnance n° 2020-323 du 25 mars 2020 dispose que « l’employeur est autorisé, dans la limite de six jours de congé et sous réserve de respecter un délai de prévenance qui ne peut être réduit à moins d’un jour franc, à décider de la prise de jours de congés payés acquis par un salarié, […] ou à modifier unilatéralement les dates de prise de congés payés ».

C’est ainsi que certains accords, d’un point de vue purement sémantique, sont tout simplement dénommés « accords relatifs aux jours de congés payés imposés par l’employeur » ce qui, à l’aune des fonctions de la négociation collective, apparaît antinomique. Cet exemple d’intitulé semble plutôt dénoter un renforcement du pouvoir de l’employeur légitimé par la caution des organisations syndicales ou des représentants du personnel.

Ce cautionnement est d’autant plus marqué qu’un certain nombre d’autres accords ne font que reprendre stricto sensu les dispositions de l’ordonnance n° 2020-323. Loin de déterminer des « modalités concrètes de mise en œuvre12 », ces accords semblent ne devoir leur existence qu’à l’obligation faite aux employeurs de conclure un accord collectif afin de bénéficier du pouvoir de modifier et d’imposer des congés payés en se dispensant du délai de prévenance. Ici, le processus de négociation collective semble s’apparenter à une instance d’autorisation ou de veto plutôt qu’à une véritable instance de négociation et de concertation.

Cette question se pose également lorsqu’on retrouve dans certaines branches, notamment la plasturgie, des accords identiques d’une entreprise à une autre, alors même que rien ne semble avoir été négocié au niveau de la branche. On peut ainsi supposer que ces accords ont été rédigés par une ou plusieurs organisations patronales puis transmis directement aux entreprises adhérentes. Or, « hormis au niveau interprofessionnel, les signataires des organisations syndicales n’ont que très rarement un niveau de compétence juridique équivalent aux conseillers de l’employeur » (Sintez, 2012). Il est donc possible d’imaginer que le processus de négociation collective s’apparente plutôt à une validation de proposition d’accord, à l’adhésion à un contrat13, plutôt qu’une réelle négociation entre les parties.

Enfin, certains accords considèrent que la limite des six jours ouvrables imposables ou modifiables avec un délai de prévenance minimum s’applique à chacune des actions ouvertes à l’employeur. Ainsi, les congés payés acquis devant être posés avant le 30 avril peuvent être modifiés ou imposés « dans la limite prévue par l’ordonnance », tout comme les congés payés « devant être posés avant le 30 avril 2021, sur la période comprise entre le 1er mai 2020 et le 30 septembre 2020 » peuvent aussi être imposés et modifiés « dans la limite prévue par l’ordonnance » (accord n° 7). Plus simplement, il est autrement stipulé que « l’employeur est autorisé à imposer six jours de congés payés à des dates déterminées par lui » et qu’il « est autorisé à modifier unilatéralement les dates de prise de congés payés » (accord n° 8). Dès lors, ce sont donc plus de six jours ouvrables qui peuvent ainsi être impactés par les effets des accords collectifs a contrario de l’esprit de l’ordonnance.

Finalement, « la négociation d'entreprise, dans un contexte d’augmentation du chômage et de faiblesse des organisations syndicales, et en l’absence d’un encadrement législatif et conventionnel conséquent, apparaît à beaucoup comme un instrument qui désormais profite très largement aux employeurs, un outil « d’autorégulation » de l’entreprise » (Jobert, 2010). Ce versant organisationnel ou réglementaire attaché désormais à la négociation collective dessert-il pour autant les salariés ?

2.2. La négociation dans un contexte contraint face aux droits des salariés

La loi Auroux n° 82-957 du 13 novembre 1982 reconnaît aux salariés un droit à « négociation collective de l’ensemble de leur condition d’emploi et de travail14 ». Certains préconisent d’ailleurs de « poser en principe que la dérogation à la loi par accord collectif est la règle » (Barthélémy, Cette, 2010). Pourtant, la négociation dans ce contexte contraint de l’état d’urgence sanitaire interroge sur certains aspects en lien avec cette fonction, notamment au regard des finalités mais aussi de l’impact sur les droits directs des salariés.

Un seul accord parmi les 62 accords étudiés, panorama non exhaustif de la négociation collective, contient des mesures concrètes de protection de la santé du travailleur. Non content de mettre en œuvre un « accès gratuit à une ligne téléphonique dédiée d’écoute, d’assistance et d’entraide » afin de faire « bénéficier [les salariés] d’un soutien psychologique et d’entraide » (accord n° 4), cet accord organise les modalités pratiques de protection de la santé des travailleurs, y compris le renforcement du rôle de la Commission santé sécurité et conditions de travail, quand bien même cela semble avoir été occulté par les différentes ordonnances et décrets.

Exception faite de l’accord précité, le corps des accords collectifs ne contient finalement que peu de dispositions relatives à la protection de la santé, se cantonnant à déterminer les modalités d’organisation des congés payés sans faire apparaître clairement les liens entre celles-ci et la protection de la santé des travailleurs. La protection de la santé des travailleurs reste majoritairement cantonnée aux préambules des conventions d’entreprise.

De plus, les invocations relatives à la protection de la santé restent accolées à des considérations d’ordre économique qu’il s’agisse « de minimiser l’impact économique de la baisse d’activité » (accord n° 7) ou de « la prévention des difficultés économiques de la société » (accord n° 2).

Il est donc possible de faire le lien entre l’objet de la négociation collective issue de l’ordonnance n° 2020-323 et une certaine forme d’efficacité économique. Ainsi, l’imposition des congés payés a pour objectifs le maintien de la rémunération (accord n° 9), elle permet aussi de « limiter le recours à l’activité partielle » (accord n° 1), de favoriser la présence des travailleurs lors de la reprise d’activité (accord n° 2), de « faire rattraper du chiffre d’affaires à l’entreprise » (accord n° 10). La négociation issue de l’ordonnance n° 2020-323 répond donc à l’objectif qui lui était assigné par le législateur, notamment de « permettre la poursuite du travail et d’endiguer les licenciements massifs15 ».

Non content de privilégier un impact économique au détriment non seulement du droit au repos des salariés, mais également du droit connexe aux loisirs16, droit difficilement réalisable en période de confinement, certains accords n’hésitent pas à dépasser l’habilitation accordée dans le cadre de l’état d’urgence. Citons en exemple les stipulations d’un accord indiquant que « l’article 11 de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de la Covid-19 et l’article 1 de l’ordonnance 2020-323 du 25 mars 2020 portant mesures d’urgence en matière de congés payés, de durée du travail et de jours de repos dispensent l’employeur de respecter les critères d’ordre de départ et de consulter préalablement le CSE [Comité social et économique] » (accord n° 11). Cette dispense de consultation ne figure pourtant pas dans les articles précités.

L’ordonnance prévoit également la possibilité de se dispenser de l’accord du salarié17 pour fractionner18 les congés payés, dès lors, certains accords font produire à cette dispense d’autorisation les effets d’« une renonciation [automatique] aux congés supplémentaires pour fractionnement du congé principal pour l’année 2020 » (accord n° 12).

Conclusion

La lecture de ces accords collectifs montre l’écart qu’il peut y avoir entre l’« intention annoncée » de l’habilitation accordée et la production normative finale. En effet, il ne s’agissait initialement que de raccourcir les délais de prévenance car, le Code du travail prévoit qu’« un employeur peut, de façon unilatérale, décider des journées de congés, dès lors qu’un délai de prévenance de quatre semaines est respecté19 ».

Or, les négociations telles qu’elles ont été finalisées en application de l’ordonnance n° 2020-323 aboutissent à un résultat qui dépasse largement la seule dérogation au délai de prévenance.

Déjà, le texte de la loi semblait accorder une capacité dérogatoire couvrant un champ plus large autorisant la dérogation non seulement aux délais de prévenance mais aussi « aux modalités de prise de ces congés », tandis que l’ordonnance précisait même que la capacité dérogatoire permettait de « décider de la prise de jours de congés payés acquis par un salarié, y compris avant l’ouverture de la période au cours de laquelle ils ont normalement vocation à être pris », c’est-à-dire la période couvrant les mois de mai à octobre.

Ainsi, dans un contexte d’urgence, des glissements sémantiques ont pu s’opérer de l’habilitation à prendre toutes mesures par ordonnance aux ordonnances proprement dites pour finalement aboutir aux accords collectifs.

Or, ces glissements sémantiques ont des impacts forts quant aux droits des salariés au bout de la chaîne de production normative. Il n’a pas été évoqué ici la situation des conjoints qui doivent bénéficier d’un congé simultané. L’ordonnance, en contradiction d’une disposition pourtant d’ordre public20, permettait la privation de ce congé simultané. Des entreprises se sont servies de cette opportunité qui leur a été accordée sans plus de justifications quant à un éventuel intérêt pouvant présider à cette mise en œuvre.

De plus, un certain nombre d’accords collectifs dérogent aux conditions de validité des conventions d’entreprise. Ainsi, un accord collectif conclu entre un CSE et l’employeur stipule qu’« un exemplaire du présent accord signé par les parties sera remis à chaque organisation syndicale représentative pour notification au sens de l’article L. 2231-5 du Code du travail » (accord n° 13). Rappelons que, si le CSE peut intégrer le processus de négociation collective, ce n’est qu’en l’absence de délégués syndicaux dans l’entreprise21. D’autres accords sont simplement négociés entre l’employeur et un membre du CSE sans plus de précisions quant à la question de la majorité des voix nécessaires à la validité de celui-ci.

Ne répondant pas aux conditions de négociation et de conclusion des accords collectifs, les accords précités ne devraient pas produire d’effets sur les salariés inclus dans leur champ d’application. Ils en produisent pourtant. Il devient donc impératif, dès lors que la négociation collective apparaît comme un outil assumé des politiques publiques de l’emploi, dès lors qu’elle est un levier organisationnel de l’entreprise renforçant le pouvoir de direction de l’employeur, a minima, de renforcer le contrôle des conditions de validité de ces accords.

 

Sources conventionnelles 

Accord n° 1 : Accord d’entreprise n° 2.2020 relatif aux mesures exceptionnelles de fixation et de modification des périodes de fermeture de l’entreprise prises en raison de l’épidémie de Covid-19 de la SAS Picard Maurice

Accord n° 2 : Accord relatif à la mise en place de mesures exceptionnelles en matière de congés payés liées aux conséquences économiques de la Covid-19 de la société Albert Ménès SAS

Accord n° 3 : Accord d’entreprise relatif à l’adaptation de l’organisation des congés payés dans le contexte de la crise sanitaire lié de la Covid-19 de l’association UNAPEI Dunkerque

Accord n° 4 : Accord sur les principes directeurs et mesures sociales d’accompagnement pour la reprise de l’activité dans le contexte de la crise sanitaire économique et sociale liée à l’épidémie de Covid-19 de l’ADAPEI-AM

Accord n° 5 : Accord collectif d’entreprise sur l’organisation des congés payés, établissement anonyme

Accord n° 6 : Accord d’entreprise sur les mesures permettant l’adaptation des organisations du travail à l’épidémie de Covid-19 à l’ADAPEI d’Indre-et-Loire

Accord n° 7 : Accord d’entreprise relatif à la loi d’urgence n° 2020-290 du 23 mars 2020 pour faire face à l’épidémie de Covid-19 de l’entreprise Scopelec Aquitaine

Accord n° 8 : Accord d’entreprise relatif aux congés payés dans le contexte de l’épidémie de Covid-19 de la société Carhaix-Distribution

Accord n° 9 : Accord d’entreprise pris en application de l’ordonnance n° 2020-323 du 25 mars 2020 relatif à la prise de congés payés de la société SELCODIS

Accord n° 10 : Accord d’entreprise destiné à amortir les effets négatifs de la Covid-19 sur l’activité (anonyme)

Accord n° 11 : Accord d’entreprise relatif à l’aménagement des congés payés de l’entreprise Timael

Accord n° 12 : Accord portant sur les mesures d’adaptation du fait de la pandémie de Covid-19 de la société CIOB Moisan SA

Accord n° 13 : Accord collectif d’entreprise sur l’organisation sociale dans le contexte de difficultés économiques liées à la Covid-19 de la société DEKRA 

1 Cons. const., 10 juin 1998, n° 98-401 DC, Observations du gouvernement.

2 E. Philippe, Premier ministre, JORF, 22 mars 2020, session ordinaire de 2019-2020, compte rendu intégral, séances du samedi 21 mars 2020.

3 Ibid.

4 M. Pénicaud, ministre du Travail, JORF, 22 mars 2020, session ordinaire de 2019-2020, 187e séance, compte rendu intégral, 3e séance du samedi 21 

5 Ibid.

6 Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), 21 juin 2012, aff. C-78/11.

7 Article 1 de l’ordonnance n° 2020-323 du 25 mars 2020.

8 M. Pénicaud, précit.

9 Article 117, Traité instituant la Communauté européenne du 25 mars 1957, traité de Rome.

10 Article 21 de l’Acte unique européen créant l’article 118 A du Traité instituant la Communauté européenne.

11 Article 5, directive n° 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la

12 Cons. const., 25 juillet 1989, n° 89-257 DC.

13 Y. Ferkane évoque le problème des négociations d’apparence sans aller toutefois jusqu’à affirmer expressément qu’il existe un accord collectif d’

14 Article 2, loi n° 82-957 du 13 novembre 1982.

15 E. Philippe, précit.

16 Alinéa 11, préambule de la constitution de 1946. La Nation « garantit à tous, […], la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et

17 C. trav., art. L.3141-23.

18 Lorsque son congé principal est fractionné, égal à 12 jours et inférieur à 24 jours pour la période du 1er mai au 31 octobre, le salarié bénéficie

19 M. Pénicaud, précit.

20 C. trav., art. L.3141-14 : « Les conjoints et les partenaires liés par un pacte civil de solidarité travaillant dans une même entreprise ont droit

21 C. trav., art. L.2232-21 à L.2232-29-2.

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Notes

1 Cons. const., 10 juin 1998, n° 98-401 DC, Observations du gouvernement.

2 E. Philippe, Premier ministre, JORF, 22 mars 2020, session ordinaire de 2019-2020, compte rendu intégral, séances du samedi 21 mars 2020.

3 Ibid.

4 M. Pénicaud, ministre du Travail, JORF, 22 mars 2020, session ordinaire de 2019-2020, 187e séance, compte rendu intégral, 3e séance du samedi 21 mars 2020.

5 Ibid.

6 Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), 21 juin 2012, aff. C-78/11.

7 Article 1 de l’ordonnance n° 2020-323 du 25 mars 2020.

8 M. Pénicaud, précit.

9 Article 117, Traité instituant la Communauté européenne du 25 mars 1957, traité de Rome.

10 Article 21 de l’Acte unique européen créant l’article 118 A du Traité instituant la Communauté européenne.

11 Article 5, directive n° 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail.

12 Cons. const., 25 juillet 1989, n° 89-257 DC.

13 Y. Ferkane évoque le problème des négociations d’apparence sans aller toutefois jusqu’à affirmer expressément qu’il existe un accord collectif d’adhésion : « Il apparaît que, même lorsque des négociations sont censées avoir lieu, elles se réduisent parfois à l’adoption et à la nécessaire individualisation de contrats types, de modèles types, constitués sur la base de précédents contractuels standards » (2015, p. 90-91).

14 Article 2, loi n° 82-957 du 13 novembre 1982.

15 E. Philippe, précit.

16 Alinéa 11, préambule de la constitution de 1946. La Nation « garantit à tous, […], la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ».

17 C. trav., art. L.3141-23.

18 Lorsque son congé principal est fractionné, égal à 12 jours et inférieur à 24 jours pour la période du 1er mai au 31 octobre, le salarié bénéficie d’un à deux jours de congé supplémentaires pour compenser le fractionnement de son congé principal.

19 M. Pénicaud, précit.

20 C. trav., art. L.3141-14 : « Les conjoints et les partenaires liés par un pacte civil de solidarité travaillant dans une même entreprise ont droit à un congé simultané. »

21 C. trav., art. L.2232-21 à L.2232-29-2.

Citer cet article

Référence électronique

Katell Richard, « La négociation collective des congés payés dans le contexte de l’état d’urgence sanitaire », Amplitude du droit [En ligne], 1 | 2022, mis en ligne le 21 juin 2022, consulté le 20 mai 2024. URL : https://amplitude-droit.pergola-publications.fr/index.php?id=245 ; DOI : https://dx.doi.org/10.56078/amplitude-droit.245

Auteur

Katell Richard

Doctorante en droit privé, Univ Rennes, CNRS, IODE – UMR CNRS 6262 ; katell.richard@univ-rennes1.fr

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